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Hans et Sophie Scholl. Lettres et Carnets

Traduit, préfacé et annoté par Pierre-Emmanuel Dauzat. Tallandier, 2008.

Il n’est guère possible de concevoir comment des étudiants allemands, âgés d’à peine vingt ans, ont pu entrer en lutte contre le pouvoir nazi en pleine guerre. Avec l’aide de trois camarades d’études et d’un professeur, Hans (né en 1918) et Sophie Scholl (née en 1921), ont fondé le groupe de la " Rose Blanche " et ont réussi, pendant quelques semaines, à inonder de tracts des centaines de leurs connaissances. Dénoncés par le concierge de l’université de Munich, Hans et Sophie furent jugés et guillotinés dans la même journée.

Ils étaient issus de la bourgeoisie chrétienne. Leur père - lui-même opposant à Hitler et condamné à de la prison pour ses idées - était conseiller fiscal. Pacifiste durant la Première Guerre mondiale, il avait refusé de servir sous les drapeaux. Hans était étudiant en médecine, Sophie en philosophie. Par idéalisme, ils avaient rejoint, pour une très courte durée, les jeunesses hitlériennes. Lucides face aux atrocités du régime (le deuxième tract décrit par le menu le sort fait aux Juifs, ce que la quasi totalité des Allemands devaient évidemment savoir), face à la nature totalitaire de régime, face à la passivité, au conformisme de la plupart des adultes, ces deux frère et soeur sont brutalement sortis de l’adolescence et ont décidé de s’élever par le verbe (pour ces deux chrétiens, j’imagine qu’« Au commencement était le verbe ») contre l’horreur nazie. C’est en tant que chrétiens qu’ils veulent combattre ce qu’ils nomment « la machine de guerre athée » nazie. Ils incitent à la résistance passive et dénoncent la culpabilité allemande des crimes commis en Pologne contre les Juifs. Dans leur troisième tract, plus radical que les deux premiers, ils dénoncent la tyrannie et incitent au sabotage sous toutes ses formes.

Hans est le plus idéaliste des deux, Sophie est à la fois la plus mystique et la plus ancrée dans le réel. Nous sommes en présence de deux jeunes pétris de littérature, avec une préférence pour les auteurs " catholiques " (Pascal, Maritain, Claudel, Bernanos qu’ils lisent dans le texte), pour le canonique saint Augustin, qu’ils lisent en Allemand , pour Goethe, à qui ils préfèrent le tragique de Dostoïevski. Alternant des observations banales sur la vie de tous les jours (mais pour eux, le banal ce sont les travaux obligatoires, l’internement de leur père, la vie de soldat pour Hans sur le front russe ou à Paris) et des méditations d’un haut niveau sur le sens, le mystère de la vie, ces deux jeunes nous offrent une image très singulière de l’envers du décor totalitaire. Ayant l’intuition qu’Hitler mène sciemment le peuple allemand à sa perte, ils prennent le risque de mourir pour offrir une parcelle d’honneur à ce peuple.

Leur coup d’éclat aura un réel retentissement. Dès mars 1943, Reck-Mallecczewen, un écrivain antinazi qui mourra assassiné à Dachau deux ans plus tard, évoque Hans et Sophie (dans La haine et la honte : journal d’un aristocrate allemand) : « Ils ont été les premiers en Allemagne qui aient eu le courage du sacrifice, ils semblent avoir déclenché un mouvement qui se poursuit après leur mort et s’est répandu ainsi une semence - telle est la valeur de tout martyre - qui lèvera demain. » « Nous avons le privilège d’être des pionniers », écrit Sophie, « mais il nous faut commencer par mourir. » Dans sa préface, le traducteur Pierre-Emmanuel Dauzat analyse la courageuse prescience du frère et de la soeur : « Que des jeunes gens qui n’avaient rien connu d’autres que l’éducation et la propagande nazies aient pu en remontrer à des vétérans de la Grande Guerre, à des hommes de culture et d’honneur, en dit long sur l’inversion des valeurs en ces temps déraisonnables où l’on mettait les morts à table. »

Il y a chez Hans et Sophie un désir absolu de s’inscrire dans le continuum de l’humanité tout entière. Soldat en France, Hans apprend immédiatement le français et fait partager sa passion à ses frères et soeurs. Comme si, écrit Dauzat, « apprendre la langue du vaincu était, plus qu’une forme de bienséance, un devoir un apprentissage de la Résistance. » Malgré sa méfiance pour l’auteur de Faust, c’est une devise de Goethe que Hans écrira sur les murs de sa prison de la Gestapo : « Contre vents et marées, savoir se maintenir ». Le sacrifice de ces résistants signifiait aussi sauver, de l’appropriation nazie, Goethe, Beethoven, le patrimoine culturel.

Ils sont dans la transcendance. « Au-delà de la flamme vacillante de mon âme juvénile », écrit Hans à sa mère, « je perçois parfois le souffle éternel de quelque chose d’infiniment grand et serein. Dieu. Destin. » Leur existence est voulue, pour reprendre le mot de Claudel, comme « une grande aventure vers la lumière ». Ils ne se perçoivent en aucune manière comme des héros, comme des êtres que l’expérience guerrière sublimerait. Ils se méfient de Jünger et de sa Guerre comme expérience intérieure. Ils songent à Héraclite pour qui la guerre donne la liberté à certains au prix de l’esclavage des autres. Ils sombrent rarement dans le pessimisme, comme quand Sophie voit dans l’humanité « une maladie de peau de la terre ». Mais leur état d’esprit est celui de combattants ardents, vigilants, matures : « L’incertitude dans laquelle nous vivons aujourd’hui », révèle, de manière voilée, Sophie à Fritz, son ami de coeur, « m’oppresse et ne me lâche pas une minute jour et nuit. Quand viendra enfin le temps où nous serons dispensés de l’obligation de concentrer toute notre énergie et notre attention à des choses qui ne valent pas de lever le petit doigt ? Il faut examiner chaque mot sous toutes les coutures avant de le prononcer, pour s’assurer qu’il n’y a pas la moindre ambiguïté. La confiance dans les autres doit céder à la méfiance et à la prudence. C’est fatigant et, parfois, démoralisant. Mais non, je ne me laisserai pas abattre par quoi que ce soit. »

Hans nous livre un témoignage, peut-être subjectif, mais en tout cas intéressant, des pays qu’il occupe. « Les Français se conduisent en amateurs ». Le nombre de leurs prisonniers est « vraiment effrayant ». A l’inverse de ses camarades, il se refuse à photographier les horreurs et est « ébahi » de constater à quelle vitesse la vie a repris son cours à Paris. Envoyé sur le front russe, il est impressionné par les partisans, « terriblement actifs ». Dans une ville moyenne, ils ont fait sauter quarante-huit trains en huit jours, détruisant toutes les locomotives.
La veille de leur arrestation que son frère et elle savent très proche, Sophie écrit de l’andantino de La truite de Schubert cette appréciation solaire : « ça me donne envie d’être une truite. On ne peut s’empêcher de se réjouir et de rire, si ému et triste qu’on soit dans son coeur, quand on voit les nuages du printemps et les branches bourgeonnantes se balancer, agitées par le vent, dans la lumière vive du jeune soleil. » La vie à l’état pur.

Dans quelques heures, le couperet tombera. « Injustice indicible », pour reprendre les mots d’un célèbre policier colonial, repenti après avoir assisté à des exécutions, « qu’il y a à faucher une vie en pleine sève. Un esprit de moins, un univers de moins. »

A lire également Inge Scholl, La Rose blanche. Six Allemands contre le nazisme, Minuit, 2008, et C. Lévisse-Touzé et S. Martens (dir.), Des Allemands contre le nazisme. Oppositions et résistance, 1933-1945, Albin Michel 1993.


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