La justice haïtienne entre assistance et défaillance !
Comme un nouveau motif, prolongeant, indéfiniment, l’excroissance hideuse de ses dysfonctionnements, le système judiciaire haïtien vient de graver sur le frontice des portes de ses tribunaux la devise de la friponnerie nationale : Nul ne sort blanchi des tribunaux et des cours en Haïti, s’il n’est diplomatiquement bien soutenu, politiquement corrompu ou économiquement bien pourvu. C’est la seule interprétation logique que l’on peut faire de l’incident survenu, dans la nuit du 19 au 20 octobre 2020, au bureau du greffe du Tribunal de Première Instance (TPI) de Port au Prince. Incident par lequel sont portées disparues les pièces à conviction du dossier de l’assassinat du bâtonnier Monferrier Dorval.
Pour de nombreux observateurs, cette disparition de preuves matérielles, dans un dossier judiciaire si médiatisé, nationalement et internationalement, entérine la thèse de l’implication (1) des plus hautes autorités politiques haïtiennes dans cet assassinat ; lequel avait provoqué des indignations un peu partout dans le monde. Manifestement, c’est le crépuscule de la justice qui laisse retentir le carillon du triomphe des gangs de la nuit. Ainsi, par une escapade agile, la justice haïtienne consume son allégeance au règne du gangstérisme politique.
Mais, qui peut s’étonner qu’une décision (politico-judiciaire) ait été prise, en haut lieu, pour détruire les traces menant aux commanditaires et auteurs intellectuels de ce que les indices concourent à caractériser comme un crime d’État ? Qui peut oublier que, depuis 2011, l’indigence a été tatouée, en lettres d’or, sur le front du leadership politique et judiciaire haïtien ? Qui peut ignorer que les institutions haïtiennes sont, dans leur quasi-totalité, sous le contrôle de bandits légaux qui sont techniquement assistés de d’opportunistes professionnels et de véreux universitaires ? Qui doute encore de l’avènement du règne de la criminalité et de la primauté de la corruption en Haïti ? Qui n’a pas vu dans les récents soutiens diplomatiques envoyés aux gangs d’Haïti, par la représentante du Bureau Intégré des Nations Unies en Haïti (BINUH), pour saluer leur unification, les signes manifestes d’un alignement stratégique des représentations diplomatiques étrangères sur la face hideuse et répugnante de la politique ? Qui peut encore résister à admettre que les puissantes pressions diplomatiques de l’ambassade des États-Unis sur les leaders politiques haïtiens pour faciliter la tenue de nouvelles farces électorales, dans un contexte d’effondrement quasi généralisé, sont la preuve tangible de l’effectivité d’une diplomatie de masques et d’impostures ?
Il faut seulement s’empresser de préciser que le succès du gangstérisme politique n’est pas une spécificité haïtienne. Les évènements sur tous les théâtres politiques mondiaux confirment la tendance de la fin du cycle démocratique et le glissement de l’État de droit vers l’État de passe-droit. Des capitales opulentes aux shitholes pestilents, c’est la même imposture politique, au service du Big Gang de la Finance mondiale qui se recycle et prend forme avec des nuances culturelles propres à chaque pays. C’est la saison fleurie de l’indigence pour tous !
Aussi, à travers ces signifiants, face à l’indigence grandissante, il faut intégrer la disparition des éléments matériels du dossier Dorval dans une analyse différentielle structurante pour faire émerger de meilleures perspectives de résistance. En ce sens, il est permis de penser que cette nouvelle contreperformance des organes judiciaires haïtiens n’est ni hasardeuse et isolée. Elle est un élément d’une chaine de valeur dont le processus est régi par un modèle économique qui suppose des acteurs et des bénéfices. C’est donc la performance de ce processus d’affaires qui régule l’opacité, les lenteurs et les incertitudes du système judiciaire haïtien et qui le condamne à un cycle de dysfonctionnements empêchant des décisions de justice de qualité. Trouvez ceux et celles à qui profitent les errances du système et vous trouverez ceux et celles qui les provoquent et les entretiennent.
Mais, sur qui compter, en Haïti, pour arpenter les territoires dysfonctionnels du système judiciaire haïtien et conduire les fouilles anthropologiques pour révéler sa structure ? Qui, dans le tumulte de ces incidents de toute banalité, aura le courage et l’intelligence de poser les bonnes questions pour dresser la cartographie des processus défaillants qui sont pourtant le siège d’activités expertes de renforcement ? Qui saura renoncer aux mille promesses de la saison moissonneuse de l’indigence pour ensemencer les graines de la nouvelle écologie de valeurs et hâter la floraison d’un nouveau climat pour Haïti ?
L’équation de la défaillance
Évidemment il ne faudra pas compter sur les médias ! Car, dans leur grande majorité, ce sont les chiens de garde de l’indigence et ne sont là que, tantôt pour divertir et abrutir, tantôt pour gémir et contredire ceux qui osent penser à contrecourant de l’indigence. D’ailleurs, dans le dossier de la disparition des pièces à conviction de l’affaire Dorval, comme à leur simplifiante habitude, ils n’ont fait, ni plus ni moins, que relayer l’incident en sortant leurs gros titres à sensation. D’aucuns ont insisté sur le Greffe du Parquet Cambriolé ! D’autres sur les Pièces à conviction emportées ! Les uns et les autres ont rappelé, à coup de témoignages accablants, la répétition de ces actes dans le système judiciaire haïtien. Et puis, basta ! La roue de l’indigence judiciaire continue de tourner. Mais, aucun ne s’est demandé responsablement, au-delà de l’affaire Dorval, quelle défaillance structurelle peut bien se cacher derrière la répétition des actes de destruction des pièces à conviction et l’altération des dossiers judiciaires ?
Évidemment, on ne pourra pas non plus compter sur les organismes de droits humains et les acteurs non étatiques de la société civile. Car, ce sont les éternels porte-faix, courtiers et bénéficiaires des projets de renforcement institutionnel des agences internationales. Souvent coincés dans leur quête de subvention, ils travaillent sans réelle autonomie de pensée et dans un déni méthodologique qui leur interdit de descendre en profondeur pour s’attaquer aux causes racines des défaillances. Préférant le calme superficiel des eaux de surface, ils vont tous surfer sur cet incident pour sortir leur grand plaidoyer et exiger davantage de projets, davantage de fonds pour le renforcement du système judiciaire haïtien. Comme si celui qui dure depuis l’aube enfumée de la démocratie haïtienne n’avait pas déjà montré ses limites et ses errances. Comme si 26 ans de stratégie, de projets et d’activités pour renforcer un système judiciaire, à coup de centaines de millions de dollars et d’expertise reluisante, n’étaient pas largement suffisant pour sécuriser les dossiers judiciaires ?
Comme on l’a vu, personne parmi ce beau monde, acteurs, intervenants et médiateurs, n’a osé ou n’a su faire le lien entre le cycle des projets de renforcement institutionnel des agences internationales et le cycle des dysfonctionnements du système judiciaire haïtien. Et pour cause, car ils sont toujours au premier rang pour célébrer et relayer les impostures renouvelées des projets de renforcement du système judiciaire haïtien. Renforcement qui, rappelons-le utilement, se recycle depuis déjà, au moins, 26 ans, et ce pour aucun résultat probant, aucune valeur ajoutée, aucune amélioration durable.
Le pire est qu’au-delà de ces acteurs de second plan, on ne peut même pas compter sur l’université, comme acteur de premier plan, pour nourrir des réflexions structurantes et éclairer le débat sur les dysfonctionnements judiciaires. D’une part, les facultés de droit et des sciences juridiques du pays ne sont que des « petits démêlés », faisant office d’écoles de droit, qui délivrent, contre paiement, à des apprentis racketteurs, toujours plus nombreux, des permis d’exercer le droit d’escroquer les justiciables en toute légalité. D’autre part, l’université est complice et partie prenante de ces impostures, car, individuellement, ce sont les universitaires haïtiens qui agissent souvent comme experts nationaux ; et institutionnellement, les universités haïtiennes reçoivent aussi des subventions de ces agences et conduisent aussi des projets tout aussi insignifiants sur d’autres domaines (nous y reviendrons) de la gouvernance stratégique nationale.
Dans ce contexte, on ne peut s’interdire de reconnaitre l’existence de véritables forces qui font errer le système judiciaire haïtien dans un cycle orienté de défaillances. Mais cela dit, on ne peut s’arrêter là. Comme l’enseigne le principe de causalité, aucune force ne peut s’activer spontanément et encore moins se mouvoir sans direction connue. La force est une impulsion exercée sur une masse pour l’orienter selon une trajectoire voulue au moyen d’un vecteur qui module le mouvement. Si vous trouvez la mesure de la force déployée, si vous connaissez la masse qui est ainsi bousculée et si vous prédisez la trajectoire et l’orientation du mouvement, vous pourrez expliciter les composantes du vecteur agissant. Et, opportunément, vous saurez ainsi mobiliser l’énergie nécessaire au déploiement et à l’orientation de la force à opposer à ce vecteur pour le neutraliser.
Ce modèle mathématique connu des sciences physiques est aussi applicable en sciences sociales. L’effondrement du système judiciaire haïtien suit la trajectoire que lui imprime le dispositif de renforcement institutionnel auquel il est soumis depuis 26 ans. Il est donc possible de décrire objectivement le modèle de cette défaillance en sachant identifier les composantes du vecteur qui agit comme support d’assistance. Au bout de cet effort méthodologique, on pourra construire l’algorithme qui module l’effondrement de l’écosystème haïtien et identifier les processus qui sont piratés et enfumés pour les reprogrammer.
La justification de cet effort se situe dans le prolongement du besoin d’agir avec intelligence par l’éclairage d’une pensée intelligente, puisque selon l’épistémologie de la pensée complexe, toute défaillance renouvelée est le signe d’une indigence entretenue ou d’une errance assumée.
C’est ce que nous proposons de faire dans une étude thématique qui se veut à la fois :
• Une modélisation de l’impensé structurel au cœur de la stratégie de la gouvernance publique haïtienne ;
• Un profilage de cette fabrique d’impostures qui agit internationalement comme stratégie de renforcement institutionnel ;
• Une explicitation des quantificateurs d’indigence qui maintiennent le collectif haïtien dans cette résilience qui tout en étant un lent effondrement n’est pas moins une violente déchéance.
Ces trois thématiques sont suffisamment structurantes pour rythmer la valse de cet effondrement inaudible dans lequel s’engouffre Haïti ; lequel n’est qu’un écho lointain de cette humaine défaillance vers laquelle l’humanité semble se précipiter.
Haïti face à ses défaillances
L’effondrement du collectif haïtien ne peut pas être isolé du plan global de la déchéance mondiale. Si les écosystèmes sont interdépendants, il faut admettre que les défaillances accumulées sur certains territoires sont la résultante des impulsions violentes et turbulentes exercées par des forces puissantes. Si, Haïti est un lieu de déchirements, c’est parce que son territoire sert d’expérience à la mondialisation qui a besoin de shitholes pour recycler ses déchets. Un shithole ne nait pas tout seul. S’il est entretenu par une diplomatie active, c’est qu’il répond à des enjeux et des objectifs géostratégiques.
En ces temps incertains, où les brouillards de l’automne dissimulent des saisons d’indigence pour l’humanité, il y a lieu de rappeler que c’est par distanciation systémique d’avec toutes les formes d’impostures et d’indigences que les peuples pourront renouer avec un cycle d’espérance. À ce propos, dans l’attente des résultats des élections américaines, il faut déconstruire l’imposture laissant croire que Donald Trump est une exception infâme l’Amérique troublée, divisée et hantée par ses lynchages et son racisme par rapport à l’Europe civilisée et apaisée.
Rien n’est plus faux. Donald Trump revendique et assume une version politique hideuse incarnée, avec des nuances de langage, par les Berlusconi et les Sarkozy. Mais cette version n’est que dissimulée derrière des masques et des impostures par l’ensemble des dirigeants politiques du monde. Dans son effroyable horreur, Trump n’a fait qu’assumer publiquement ce que tous les autres font, mais mettent en sourdine derrière un discours politiquement correct. C’est le gouvernement français (2) qui avait armé les gangs de Raboteau aux Gonaïves en 2004 pour renverser Aristide, non parce que celui-ci s’était écarté des principes démocratiques, mais parce qu’il avait exigé la restitution du paiement de la dette de l’indépendance. C’est le gouvernement canadien (3) qui a envoyé entre 2000 et 2015 ses experts au PNUD et à la MINUSTAH piloter la réforme judiciaire en Haïti pour reproduire les mêmes défaillances. Trump ne fait que dépoussiérer les fractures racistes qui se dissimulent derrière les masques et les impostures du néolibéralisme et du capitalisme sauvage. En conséquence, pour Haïti, entre Trump et Biden, il n’y a aucune différence ; comme d’ailleurs, il n’y en a aucune entre les USA, la France, le Canada et l’Europe. Chacun agit dans la logique de ses intérêts : c’est dans l’intérêt de n’importe quel gouvernement étranger de maintenir Haïti dans son impuissance pour faire valoir sa stratégie ; c’est aux Haïtiens de s’armer de courage et d’intelligence pour sortir du cycle de l’effondrement.
Voilà qui conforte le besoin d’aller au-delà de l’apparente banalité des événements pour trouver les causes qui objectivent leur survenue et les intérêts qui motivent les raisons d’agir de ceux et de celles qui les entretiennent. Et comme tout travail d’intelligence, cela demande du temps et de la méthode ; et comme toute œuvre courageuse, cela demande des hommes dignes et authentiques. Voilà le cadre qui nourrira les thématiques que nous traiterons pour ensemencer les graines d’une nouvelle écologie, d’une nouvelle saison, d’un nouveau climat pour Haïti.
Erno Renoncourt