Dans le texte précédent « Impérialisme contre super-impérialisme [1] », nous avons soutenu que, en désindustrialisant le pays, le super-impérialisme étasunien avait affaibli la puissance des USA en tant que nation. Le projet initial de l’administration Trump était de procéder à une reconstruction économique sur une base protectionniste. Deux camps s’affrontent, celui porteur d’un renouveau économique des USA et celui en faveur d’une conflictualité militaire de plus en plus ouverte, option qui semble être principalement portée par le parti démocrate. La lutte, entre les Démocrates et la majorité des Républicains, peut ainsi être lue comme un conflit entre deux tendances du capitalisme étasunien, entre celle porteuse de la mondialisation du capital et celle prônant une relance du développement industriel d’un pays économiquement déclinant.
Ainsi, pour la présidence Trump, le rétablissement de la compétitivité de l’économie US est prioritaire. La volonté de son administration d’installer un nouveau protectionnisme doit être lue comme un acte politique, une rupture dans le processus de mondialisation du capital, c’est à dire comme une décision sur l’exception, dans le sens développé par Carl Schmitt [2] : « est souverain celui qui décide de la situation exceptionnelle ». Ici, la décision apparaît comme une tentative de rupture d’avec la norme de la trans-nationalisation du capital, comme un acte de rétablissement de la souveraineté nationale US face à la structure impériale organisée autour des Etats-Unis.
Le retour du politique.
La tentative de l’administration Trump se pose comme exception face à la mondialisation du capitalisme. Elle se montre comme une tentative de rétablir la primauté du politique, suite à la constatation que les USA ne sont plus la super-puissance économique et militaire, dont les intérêts se confondent avec l’internationalisation du capital.
Le retour du politique se traduit d’abord par la volonté de mettre en œuvre une politique économique nationale, de renforcer l’activité sur le territoire US, grâce une réforme fiscale destinée à rétablir les termes de l’échange entre les Etats-Unis et ses concurrents. Actuellement, ces termes se sont nettement dégradés en défaveur des USA. Ainsi, le déficit commercial global des Etats-Unis s’est encore creusé de 12,1 % en 2017 et se monte à 566 milliards de dollars. En soustrayant l’excédent que le pays dégage dans les services, pour se concentrer sur les échanges de biens uniquement, le solde négatif atteint même 796,1 milliards de dollars. C’est évidemment avec la Chine que le déficit est le plus massif : il a atteint, en 2017, le niveau record de 375,2 milliards de dollars pour les seuls biens [3].
La lutte contre le déficit du commerce extérieur reste centrale dans la politique économique de l’administration US. Privée par les Chambres étasuniennes de sa réforme économique fondamentale, le « Border Adjusment Tax » [4]destiné à promouvoir une relance économique grâce une politique protectionniste, l’administration Trump tente de rééquilibrer les échanges au cas par cas, par des actions bilatérales, en exerçant des pressions sur ses différents partenaires économiques, principalement sur la Chine, afin qu’ils réduisent leurs exportations vers les USA et qu’ils augmentent leurs importations de marchandises étasuniennes. Pour ce faire, d’importantes négociations viennent d’avoir lieu. Le 20 mai, Washington et Pékin ont annoncé un accord destiné à réduire de manière significative le déficit commercial américain vis à vis de la Chine [5]. L’administration Trump réclamait une réduction de 200 milliards de dollars de l’excédent commercial chinois, ainsi que des droits de douane en forte baisse. Trump avait menacé d’imposer des droits de douane de 150 milliards de dollars sur les importations de produits chinois, et, comme mesure de rétorsion, la Chine se proposait de riposter en visant les exportations américaines, notamment le soja et l’aéronautique.
Opposition stratégique entre Démocrates et Républicains.
Globalement, l’opposition entre la majorité du Parti Républicain et les Démocrates repose sur l’antagonisme de deux visions stratégiques, tant au niveau économique que militaire. Ces deux aspects sont intimement liés.
Pour l’administration Trump le redressement économique est central. La question militaire se pose en terme de soutien d’une politique économique protectionniste, comme moment tactique d’une stratégie de développement économique. Cette tactique consiste à développer des conflits locaux, destinés à freiner le développement des nations concurrentes, et à saborder des projets globaux opposés à la structure impériale US, tel, par exemple, celui de la nouvelle Route de la soie, une série de « corridors » ferroviaires et maritimes devant relier la Chine à l’Europe en y associant la Russie. Les niveaux, économique et militaire, sont étroitement liés, mais, contrairement avec la position des Démocrates, restent distincts. La finalité économique n’est pas confondue avec les moyens militaires mis en œuvre. Ici, le redéploiement économique de la nation étasunienne est la condition permettant d’éviter ou, du moins, de postposer un conflit global. La possibilité de déclencher une guerre totale devient un moyen de pression destiné à imposer les nouvelles conditions étasuniennes des termes de l’échange avec les partenaires économiques. L’alternative qui s’offre aux concurrents est de permettre aux USA de se reconstituer ses capacités offensives au niveau des forces productives ou d’être engagé rapidement dans une guerre totale.
La distinction, entre objectifs et moyens, présent et futur, n’apparaît plus dans la démarche des Démocrates. Ici, les moments stratégique et tactique sont confondus. L’écrasement de ces deux aspects est caractéristique du schéma de la « guerre absolue », d’une guerre débarrassée de tout contrôle politique et qui n’obéit plus qu’à ses propres lois, celles de la « montée aux extrêmes ».
Vers une guerre « absolue » ?
La conséquence de la capacité du parti démocrate à bloquer une relance interne aux USA est que si les USA renoncent à se développer, le seul objectif reste d’empêcher, par tous les moyens, dont la guerre, les concurrents et adversaires de le faire. Cependant, le scénario n’est plus celui des guerres limitées de l’ère Bush ou Obama, d’une agression contre des puissances moyennes déjà affaiblies, tel l’Irak, mais bien celui de la « guerre totale », telle qu’elle a été pensée par le théoricien allemand Carl Schmitt, c’est à dire d’un conflit qui entraîne une mobilisation complète des ressources économiques et sociales du pays, tels ceux de 14-18 et de 40-45.
Cependant, la guerre totale, de par l’existence de l’arme nucléaire, peut acquérir une nouvelle dimension, celle de la notion, développée par Clausewitz, de « guerre absolue. »
Chez Clausewitz, la « guerre absolue » est la guerre conforme à son concept. Elle est la volonté abstraite de détruire l’ennemi, tandis que la « guerre réelle » [6] est la lutte dans sa réalisation concrète et son utilisation limitée de la violence. Clausewitz opposait ces deux notions, car la « montée aux extrêmes », caractéristique de la guerre absolue, ne pouvait être qu’une idée abstraite, servant de référence pour évaluer les guerres concrètes. Dans le cadre d’un conflit nucléaire, la guerre réelle devient conforme à son concept. La « guerre absolue » quitte son statut d’abstraction normative pour se transformer en un réel concret.
Ainsi, comme catégorie d’une société capitaliste développée, l’abstraction de la guerre absolue fonctionne concrètement, elle se transforme en une « abstraction réelle [7] », c’est à dire une abstraction qui ne relève plus seulement du processus de pensée, mais qui résulte également du procès réel de la société capitaliste [8].
La « guerre absolue » comme « abstraction réelle. »
Comme l’exprime le phénoménologue marxiste italien Enzo Paci, « la caractéristique fondamentale du capitalisme...réside dans sa tendance à faire exister des catégories abstraites comme catégories concrètes. [9] » Ainsi, en 1857, dans les Grundrisse, Marx écrivait déjà que « les abstractions les plus générales ne prennent au total naissance qu’avec le développement concret le plus riche… ».
Ce processus d’abstraction du réel n’existe pas seulement à travers les catégories de la « critique de l’économie politique », telles qu’elles ont été développées par Marx, comme celle de « travail abstrait », mais porte sur l’ensemble de l’évolution de la société capitaliste. Ainsi, la notion de « guerre absolue » quitte, à travers les rapports politiques et sociaux contemporains, le terrain de la seule abstraction de pensée pour devenir également une catégorie acquérant une existence réelle. Elle ne trouve plus sa seule fonction comme horizon théorique, comme « concret de pensée », mais devient un réel concret. La guerre absolue cesse alors d’être un simple horizon théorique, une limite conceptuelle, pour devenir un mode d’existence, une forme possible, effective, de l’hostilité entre les nations.
Déjà, dans un article de 1937 « Ennemi total, guerre totale et État total [10] », Carl Schmitt suggère que les évolutions techniques et politiques contemporaines réalisent une identité entre la réalité de la guerre et l’idée même de l’hostilité. Cette identification conduit à une montée des antagonismes et culmine dans la « poussée à l’extrême » de la violence. C’est dire implicitement que la « guerre réelle » devient conforme à son concept, que la « guerre absolue » quitte son statut d’abstraction normative pour se réaliser en « guerre totale ».
Alors, le rapport guerre-politique se renverse, la guerre n’est plus, tel que le développait Clausewitz, pour caractériser son époque historique, la forme la plus haute de la politique et son achèvement momentané. La guerre totale, en devenant guerre absolue, échappe au calcul politique et au contrôle étatique. Elle ne se soumet plus qu’à sa propre logique, elle « n’obéit qu’à sa propre grammaire », celle de la montée aux extrêmes. [11] Ainsi, une fois déclenchée, la guerre nucléaire échappe au cran d’arrêt de la décision politique, de la même manière que la mondialisation du capital échappe au contrôle de l’État national, des organisations supra-nationales et plus généralement à toute forme de régulation.
De la « guerre contre le terrorisme » à la « guerre absolue » ?
Le 19 janvier 2018, parlant à l’Université Johns Hopkins dans le Maryland, le Secrétaire de la Défense du gouvernement Trump, James Mattis, a dévoilé une nouvelle stratégie de défense nationale reposant sur la possibilité d’un affrontement militaire direct entre les Etats-Unis et la Russie et la Chine. Il a précisé qu’il s’agissait là d’un changement historique par rapport à la stratégie américaine en vigueur depuis près de deux décennies, celle de la guerre contre le terrorisme. Ainsi, il a précisé :« C’est la concurrence entre les grandes puissances – et non le terrorisme – qui est maintenant le principal objectif de la sécurité nationale américaine. »
Un document déclassifié de 11 pages, décrivant la Stratégie de défense nationale en termes généraux, [12] a été remis à la presse. Une version confidentielle plus longue, qui inclut les propositions détaillées du Pentagone pour une augmentation massive des dépenses militaires, a été, quant à elle, soumise au Congrès. La Maison Blanche demande une augmentation de 54 milliards de dollars du budget militaire, en la justifiant par le fait qu’« aujourd’hui, nous sortons d’une période d’atrophie stratégique, conscients du fait que notre avantage militaire compétitif s’est érodé. » [13] Le document poursuit : « La puissance nucléaire – la modernisation de la force de frappe nucléaire implique le développement d’options capables de contrer les stratégies coercitives des concurrents, fondées sur la menace de recourir à des attaques stratégiques nucléaires ou non-nucléaires. »
Pour l’administration Trump, l’après guerre froide est terminée. La période pendant laquelle les Etats-Unis pouvaient déployer leurs forces quand ils le veulent, intervenir à leur guise, n’est plus d’actualité. « Aujourd’hui, tous les domaines sont contestés : les airs, la terre, la mer, l’espace et le cyberespace » [14]
« Guerre absolue » ou guerre économique.
La possibilité d’une guerre des USA contre la Russie et la Chine, c’est à dire le déclenchement d’une guerre absolue, fait partie des hypothèses stratégiques, tant de l’administration étasunienne que des analystes russes et chinois. Cette faculté apparaît comme la matrice qui sous-tend et rend lisible la politique étrangère et les opérations militaires de ces pays, par exemple l’extrême prudence de la Russie, une retenue qui peut faire penser à de l’indécision ou à un renoncement, par rapport aux provocations étasuniennes sur le territoire syrien [15]. La difficulté de la position russe ne provient pas tant de ses propres divisions internes, du rapport de forces entre les tendances mondialiste et nationaliste au sein de ce pays, que des divisions inter-étasuniennes balançant entre guerre économique et guerre nucléaire. L’articulation entre menaces militaires et nouvelles négociations économiques sont bien deux aspects de la nouvelle « politique de défense » US.
Cependant, Elbrige Colby, assistant du Secretaire de la Défense a cependant affirmé que malgré le fait que le discours de Mattis mette clairement l’accent sur la rivalité avec la Chine et la Russie, l’administration Trump veut « continuer de rechercher des zones de coopération avec ces nations ». Ainsi, Colby disait, « il ne s’agit pas d’une confrontation. C’est une démarche stratégique de reconnaître la réalité de de la compétition et l’importance du fait que ‘’les bonnes clôtures font les bons voisins.’’ [16] »
Cette politique prônant le rétablissement de frontières contrarie frontalement la vision impériale US. Bien résumée par le Washington Post, cette dernière pose une alternative : la persistance d’un Empire étasunien « garant de la paix mondiale » ou bien la guerre totale. Cette vision s’oppose au rétablissement d’hégémonies régionales, c’est à dire d’un monde multipolaire dont, selon cet organe de presse, « le résultat serait la future guerre mondiale. [17] »
Jean-Claude Paye