Je ne suis pas allée à La Libertad, Petén, pour le poulet frit. J’y suis allée pour la guerre.
Ceci dit, pendant trois nuits de suite, j’étais assise sur le même tabouret en plastique en train de regarder la route principale de la ville et de manger le meilleur poulet que je n’ai jamais goûté. Le cuisinier, avec des billets pliés dans son tablier, surveillait une immense poêle en fonte remplie d’une douzaine de cuisses et de poitrines en train de frire dans une portion généreuse d’huile. Chaque nuit que je passais à La Libertad, je m’aventurais dehors pour du poulet frit, après la tombée de la nuit, quand la température descendait aux 30 degrés relativement confortables. J’étais assise à une table dehors, d’où je mangeais et regardais.
Tout semblait se passer en même temps : motos et mototaxis s’arrêtaient, redémarraient et tournaient ; les femmes attrapaient leurs enfants et traversaient les rues à grands pas ; les bus venaient et repartaient ; les camions traversaient à la vitesse maximale. Même après la tombée de la nuit, au milieu de la circulation, les gens vendaient des mangues (mûres ou pas mûres), dictionnaires, boissons et vêtements. Un groupe de pharmaciens en uniforme blanc finissaient leur shift de jour. Une nuit, des gardes forestiers armés étaient assis quelques tables plus loin et mangeaient, tandis que police et soldats, présents pendant toute la journée, semblaient disparaître une fois qu’il faisait noir.
Je n’arrêtais pas de me dire que tout paraissait normal. C’est comme s’il n’y avait pas de guerre. Et si La Libertad est connue ces jours-ci, c’est bien pour la guerre. Je m’attendais à une tension, peut-être un couvre-feu non officiel, des postes de contrôle intensifs ou des convois VUS (véhicules utilitaires sport) aux fenêtres teintées.
Quelque chose.
Le Guatemala apparaît à nouveau dans les nouvelles et celles-ci ne sont pas bonnes.
Le pays centre-américain est en train de récolter plus d’attention médiatique en tant qu’endroit chaud pour les groupes du crime organisé. Tandis que la couverture médiatique s’est concentrée sur les atrocités et l’augmentation de la criminalité organisée, une nouvelle ruée vers le pétrole a lieu dans le Petén, la même région du nord qui est de plus en plus militarisée et convoitée par des groupes criminels.
En mai 2011, la municipalité de La Libertad était le lieu du massacre le plus meurtrier du Guatemala depuis le conflit interne qui a duré 36 ans et qui s’est terminé officiellement en 1996. Vingt-sept travailleurs ont été tués sur un ranch qui s’appelle Los Cocos. La plupart des morts étaient des hommes indigènes Q’eq’chi. Quand le lendemain du massacre, les autorités sont entrées dans le ranch, ils ont trouvé 26 corps et 23 têtes décapitées. « Ca va, Otto Salguero ? Bâtard que t’es… On va te trouver et te décapiter aussi. Sincères salutations, Z200, » disait un message en espagnol écrit avec du sang humain sur le côté d’un bâtiment tout près des corps. Le bâtiment appartenait soi-disant à une cellule locale des Zetas.
Des images du carnage à La Libertad ont été mises en ligne, montrant des têtes éparpillées dans le gazon et des soldats qui gardent des corps décapités dont les mains étaient attachées. Elles ont choqué le monde et rappelé des souvenirs des années les plus obscures de l’histoire du Guatemala quand ce genre d’évènement était devenu presque banal dans certaines régions rurales. Mais contrairement au passée, ce n’était pas des hommes habillés en uniforme du gouvernement qui exécutaient le meurtre. Cette fois-ci, les Zetas étaient accusés. Les Zetas constituent un groupe narcoparamilitaire qui à l’origine a été formé par des forces spéciales mexicaines qui, à leur tour, ont déserté et rejoint le Cartel du Golfe, dont ils se sont séparés en 2010.
« Plus que contrôler les chaînes de distribution et l’infrastructure nécessaire pour faire fonctionner les opérations quotidiennes, les Zetas se concentrent sur le contrôle du territoire, » dit un rapport de septembre 2011 préparé pour InSight Crime, un think-tank fondé par George Soros. Le rapport, basé principalement sur des informations venant des sources gouvernementales et des articles de journaux, se réfère au massacre à La Libertad comme la première incursion des Zetas dans le Petén. Pour ce qui peut être prouvé, des trafiquants de drogue qui s’identifient comme des Zetas sont actifs au Petén. Fox News a même rapporté sur une banderole accrochée dans la capitale du pays vers la fin mars et signé par Z200, la mort menaçant les citoyens du Petén. Suite au massacre, le gouvernement a déclaré l’état d’urgence qui a duré jusqu’en janvier de cette année.
Cependant, prétendre que Petén est le territoire des Zetas, c’est ignorer d’autres intérêts importants dans cette région riche en ressources et plus grande que la Belgique.
Pour commencer, il y a des familles "trafiquants de drogues" au Petén qui n’ont pas cédé le contrôle du marché de transbordement lucratif aux Zetas. Mais les groupes armés dont la présence est la plus visible dans la région sont la police et l’armée guatémaltèques. En journée, ils étaient une partie omniprésente de la vie dans la rue des nombreuses villes et villages que j’ai visités ici en me baladant à l’arrière de camions pick-up ou en groupes.
Un matin, quand j’étais avec un photographe et quelques locaux, j’ai visité le Parc national de Lacandón qui se trouve également dans la municipalité de La Libertad. Des centaines de familles paysannes de la communauté de Nueva Esperanza ont été déplacées du parc l’été dernier sous le prétexte qu’elles étaient impliquées dans le narcotrafic. Nous sommes entrés dans le parc avec quelques membres de la communauté et il n’a pas fallu longtemps avant que la police équipée d’armes semi-automatiques arrive, qu’elle enregistre nos noms et qu’elle approuve qu’on faisait signe de partir. Plus tard, nous étions mis en garde à l’entrée du Parc de Laguna del Tigre car notre présence aux différents postes de contrôle de l’armée vers l’entrée du parc pouvait créer des problèmes pour le peuple que nous souhaitions visiter.
Les deux régions protégées sont fortement militarisées et sont dites comme des lieux de passage par lesquels la drogue est acheminée au Mexique. Mais elles constituent également l’habitat de dizaines de communautés paysannes et elles se trouvent parmi les régions du Guatemala possédant le plus de ressources naturelles. Les évènements qui ont lieu au Petén sont beaucoup moins connus, mais méritent une plus grande attention - surtout de la part des Canadiens.
Pour accéder au Parc de Laguna del Tigre, il faut voyager à travers El Naranjo, une ville frontalière animée et limitrophe d’une rivière qui coule vers le Mexique. Pendant que nous étions en train de la visiter, les soldats fixait du regard l’autre côté de la rive ; de vieux bateaux en bois venaient et repartaient ; d’autres hommes armés sans uniforme gardaient une distance dans l’ombre des vitrines ; et un petit panneau sur l’aire de chargement représentait le logo d’un autre groupe puissant opérant dans la région : Perenco.
Perenco est une compagnie pétrolière basée à Paris qui a produit et exporté plus de 3.6 millions de barils de pétrole non raffiné l’année précédente quand le pétrole a remplacé la cardamome comme quatrième produit d’exportation après le café, le sucre et les bananes. La compagnie fait fonctionner 47 puits connus comme le Xan Field à l’intérieur du Parque national de Laguna del Tigre, formant une empreinte que toute personne disposant d’un accès à Google Maps peut observer. Le pétrole passe à travers un oléoduc de 475 kilomètres, appartenant également à Perenco et menant à la raffinerie de la compagnie près du centre ville de La Libertad. Ensuite, l’oléoduc continue jusqu’au terminal de la compagnie près de Puerto Barrios sur la côté atlantique. Perenco a racheté l’opération de "Basic Resources" du Canada en 2001.
Selon un résident local, qui demanda que son identité soit gardée secrète par peur de représailles, la militarisation de la région a plus à voir avec la protection des intérêts dd pétrole qu’avec le combat contre le crime organisé.
Il disait que « Dans le cas de Perenco, il s’agit d’une compagnie qui fournit des moyens financiers à l’armée du Guatemala pour pouvoir s’installer dans la région, », soulignant que six petites bases militaires et au moins 250 soldats, faisant partie d’un bataillon vert, existent à l’intérieur de Laguna del Tigre. Certains de ces soldats ont pris part dans les expulsions forcées des communautés vivant dans le parc et sont actuellement responsables de l’état de siège qui persiste pour ceux qui y vivent toujours. Non seulement il est défendu aux 25 à 30 communautés à l’intérieur du parc de couper un arbre sans permis, mais de surcroît elles vivent sous la pression permanente des soldats et des gardes armés.
« Tout d’abord, la simple présence des soldats est pesante pour les communautés à cause de la mémoire du peuple ; quand on voit un soldat, on voit quelqu’un qui est là pour tuer, » disait le résident qui se rend régulièrement dans la région. « Deuxièmement, ils ont construit un avant-poste militaire sur la route, à 15 ou 17 kilomètres d’ici, d’El Naranjo, où ils contrôlent tout ce que les communautés apportent au parc. » Il disait que les soldats empêchent les membres de la communauté d’amener les provisions, les outils et le matériel dont ils ont besoin pour leurs maisons, comme le zinc ondulé, des briques en ciment, du sable et des aciers à béton. « Ils leur mettent la pression en leur niant l’accès à ce dont elles ont besoin. Ceci est une autre manière de les obliger à quitter la région de leur propre initiative, » disait-il.
Perenco a détourné l’attention de ses impacts sur le parc en déclarant sur son site web que la compagnie « reconnaît la gravité des problèmes que le Parc rencontre, dont ceux causés par les communautés migrantes [sic] les techniques de l’agriculture sur brûlis. » Le gouvernement du Guatemala accuse également les habitants du parc des dommages environnementaux causés à une des zones humides les plus grandes d’Amérique centrale. « Je ne cesserai de dire que la plus grande menace pour le Parc de Laguna del Tigre sont les vaches, et non les oléoducs de Perenco, » disait l’ancien président Alvaro Colom en 2010.
L’ex-gouverneur de Petén, Rudel Mauricio à lvarez, soutient que le choix était entre le pétrole ou la drogue durant son mandat qui s’est terminé en 2012. J’ai rencontré à lvarez dans un café ouvert et moderne à Flores, la capitale pittoresque du Petén, suivant une échange sur Twitter concernant le mot narcoganaderàa, ou narcoranching (anglais), signifiant des fermes utilisées pour camoufler des activités de trafic de drogue.
« C’est ça la question. Qu’est-ce qui est pire ou plus nuisible : du pétrole ayant seulement un impact sur 450 hectares ou des narco-trafiquants (narcoranchers) possédant 140,000 hectares ? » demandait-il. « Tout le monde, les écologistes et tous les autres sont allés à l’encontre du pétrole… Ils rendent le vrai problème des régions protégées invisible, » disait-il, faisant une courte pause avant de revenir sur sa propre question. « Le problème n’est pas l’extraction de pétrole. Le problème, ce sont les narco-trafiquants. »
Aucune personne à qui j’ai parlé niait que Laguna del Tigre faisait partie d’un trafic où la cocaïne colombienne arrive par des pistes d’atterrissage privées pour ensuite être exportée au Mexique. Les opinions diffèrent sur dans quelle mesure les douzaines de communautés à l’intérieur du parc seraient impliquées dans le trafic. à lvarez soutient que la plupart des communautés sont des envahisseurs, financées par les narco-dollars. Cependant, contrairement à certains endroits au Mexique où le commerce de la drogue domine, je n’ai pas vu un seul VUS pendant mon séjour au Petén. Ma source à El Naranjo disait que les narcos resteraient entre eux, faisant des va-et-vient entre les régions, tandis que les communautés - dont beaucoup étaient composées de familles déplacées pendant le conflit interne - survivaient de leur récolte basique de blé, haricots et courges.
Une chose est claire. La présence des trafiquants de drogue à Laguna del Tigre n’a pas affecté la production de pétrole. En réalité, il y a un intérêt accru de la part des compagnies pétrolières pour le pétrole du Guatemala.
Ces derniers temps, un nombre de compagnies pétrolières canadiennes ont investi le Guatemala. La compagnie Quattro Exploration & Production, basée à Calgary, qui extrait activement du pétrole au Saskatchewan, a acquis presque 350,000 hectares au Guatemala depuis novembre 2011 pour des concessions pétrolières.Leur acquisition la plus récente est un bloc de concessions adjacent au Laguna del Tigre, ce dernier se trouvant à l’intérieur de la réserve de biosphère Maya. Récemment, d’autres compagnies comme Pacific Rubiales et Truestar Petroleum Corporation ont également été actives au Guatemala.
Le pétrole n’est qu’une des industries très bénéfiques du Petén. Un mégaprojet, poussé par l’élite, connu sous le nom "Cuatro Balam" propose des biocarburants et de l’agriculture à grande échelle dans le sud du Petén ainsi que des investissements plus élevés dans l’infrastructure pour du tourisme de masse, partiellement financé par des groupes tels que la Banque Interaméricaine de Développement. Des groupes de conservation d’entreprises comme la Société pour la Conservation de la Vie Sauvage basée à New York, continuent de revendiquer de vastes étendues de terre pour des parcs. Il y a également la menace de nouveaux projets hydroélectriques, dont cinq sont proposés le long de la Rivière Usumacinta qui, selon les activistes, chasseraient 35,000 personnes de leur territoire.
Peu de profits, s’il y en a déjà , de ces activités économiques illicites ou licites bénéficiera un jour la majorité pauvre du Petén. Cette population demeure la plus probable à être déplacée de la terre dont elle dépend pour survivre et à perdre amis et proches puisque la guerre de la drogue s’intensifie au Guatemala.
Parmi tout cela, le nouveau président du Guatemala, Otto Pérez Molina, qui est un ancien général ferme dont la campagne était basée sur une politique intransigeante en matière de criminalité, a fait plusieurs appels publics pour la légalisation de la drogue. Certains analystes croient que Pérez Molina et son Parti patriote dirigeant, qui reçoit un soutien important parmi les soldats et les vétérans, doit choisir entre la peste et le choléra. Pour interrompre le trafic de drogue efficacement, il devrait se battre contre lui-même : l’armée, réputée depuis longtemps être impliquée dans le commerce de la drogue.
Indépendamment du discours de Pérez Molina, le Guatemala continue à armer encore plus de soldats et de policiers, soi-disant pour combattre le trafic de drogue, appliquant la stratégie du Département d’Etat des Etats-Unis dans la région. Stephen Harper a annoncé en avril que le Canada se joindrait aux Etats-Unis et au Mexique pour soutenir une nouvelle stratégie contre la drogue en Amérique centrale. La violence accrue et le paramilitarisme, qui ont déjà atteint des degrés stupéfiants au Petén, sont connus comme des effets secondaires de la politique antidrogue des Etats-Unis. « Comparé à d’autres régions, une augmentation de 10 % en aide militaire américaine était associée à une hausse de 15 % en attaques paramilitaires dans des régions où il y avait une base militaire colombienne, » ont déclaré des économistes, cités récemment dans le magazine américain "Foreign Policy’.
Aujourd’hui, après que la Colombie ait été le terrain d’essai pour la politique de drogue états-unienne pendant plus d’une décennie - pendant laquelle environ quatre million de personnes ont été déplacées, 50.000 ont disparu et des milliers d’activistes politiques, dissidents, unionistes et écologistes tués -, elle a la plus grande croissance économique de l’Amérique latine.
La dure leçon qu’on a apprise du cas colombien est que, malheureusement, la drogue et le pétrole se mélangent bien, et, il n’y a plus de doute que les politiques testées en Colombie sont appliquées actuellement au Guatemala. Quand Hillary Clinton a visité le Guatemala pour annoncer le financement des initiatives antidrogues dirigées par les Etats-Unis en Amérique centrale en 2011, elle était explicite sur le fait que son gouvernement était en train d’appliquer des stratégies auparavant utilisées en Colombie et au Mexique.
« Nous ne devons pas oublier que le président colombien Santos, tout comme Pérez Molina, veut étendre le "plan Colombie". Cela signifie non seulement le renforcement du combat contre le narcotrafic mais surtout la conversion en une forme de paramilitarisme afin de générer une nouvelle sorte de contre-insurrection - non contre des mouvements sociaux mais contre des communautés indigènes, » disait Maximo Ba Tiul, un analyste maya poqomchi basé en Alta Verapaz. « Il s’agit de la remilitarisation du Guatemala comme projet patriotique. »
Dawn Paley
http://www.michelcollon.info/Guatemala-les-depouilles-d-une.html
Dawn Paley est une journaliste indépendante sans adresse fixe et ayant peu de possessions. Elle a cofondé la coopérative "Vancouver Media Co-op" et travaille actuellement sur son premier livre traitant du capitalisme et de la guerre de la drogue.
Original : Briarpatch http://briarpatchmagazine.com/articles/view/the-spoils-of-an-undeclared-war
Traduit de l’anglais par Hanah Jabloune pour Investig’Action