Enquête
Goldman Sachs : la Maison Blanche sous influence
LE MONDE | 24.09.09 | 14h45 - Mis à jour le 24.09.09 | 20h45
Le 11 septembre, Michael Moore présentait au Festival du cinéma de Toronto son nouveau film, Le Capitalisme, une histoire d’amour. Après la projection, un spectateur l’interroge sur Barack Obama. Le réalisateur rappelle qu’il a activement soutenu le candidat démocrate. Sa plus grande crainte, ajoute-t-il, est "l’influence que pourrait exercer Goldman Sachs sur la nouvelle administration".
Pour le cinéaste comme pour de nombreux Américains, Goldman Sachs reste le diable. L’entregent, la qualité du lobbying, l’influence politique que l’on attribue à la première banque d’affaires du monde impressionnent toujours autant. Les administrations passent, "GS" reste. Son nom condense presque à lui seul l’identité des milieux d’affaires américains. "Quelque chose de similaire à ce que furent longtemps les Rothschild en Europe", note le recteur de la Business School de l’université de New York, Thomas Cooley.
Goldman, dite encore "la firme", continue de susciter louanges et jalousies - détestation parfois. Non seulement la banque est très rentable, mais admirateurs comme contempteurs admettent que sa "culture d’entreprise" lui confère des avantages inégalés. Et louanges et jalousies portent de plus en plus sur ses supposées connexions politiques. D’où son sobriquet : "GS" comme "Government Sachs".
Goldman souffre désormais d’un "problème d’image", notait le Wall Street Journal en juillet. En 2007, les 30 000 salariés de Goldman dans le monde ont géré 22 200 milliards de dollars d’actifs. Son PDG a perçu la plus forte rétribution de l’histoire de la finance : 74 millions de dollars, dont 41 en stock-options. La banque a eu un seul trimestre déficitaire en 2008 et a ensuite réalisé les plus gros profits de son existence : 5,3 milliards de dollars de bénéfices nets au premier semestre 2009 ! Depuis son niveau le plus faible, en novembre 2008, le cours de l’action GS a plus que triplé !
Classé à la 20e place en 2008 dans la liste annuelle des "100 personnalités les plus influentes" du magazine Vanity Fair, Lloyd Blankfein, le PDG de GS, s’est retrouvé au premier rang de ce classement en 2009. Explication du magazine : "Difficile de trouver une institution financière qui a aussi bien traversé la crise que Goldman Sachs."
Maria Woehr, sur le site spécialisé Dealscape, ne comprend pas les commentaires sur le "problèmle d’image" de Goldman Sachs : "Pourquoi tout ce buzz autour de la dégradation de l’image de Goldman ? C’est l’entreprise la plus grosse et qui réussit le mieux de toutes les institutions de Wall Street. Son image devrait être excellente ; or elle ne l’est plus."
GS a la réputation d’être opaque ? Lucas Van Praag, son porte-parole, veut bien assumer. Lorsque nous lui avons demandé de rencontrer ses lobbyistes à Washington (GS est le numéro un du secteur bancaire en dépenses de lobbying), il nous a indiqué sans ambiguïté qu’il n’en était pas question. Quant à la nature de cette influence, la question se pose ainsi : GS bénéficie-t-elle d’un traitement privilégié de la part des pouvoirs publics américains ? Ce qui fait sa force, ou sa puissance, explique-t-il son entregent politique ?
Rétrospectivement, note le président de la filiale américaine d’une banque européenne, si Lehman Brothers avait été renflouée par l’Etat comme Bear Stearns l’avait été six mois plus tôt, "jamais le Congrès n’aurait voté les 700 milliards de dollars du plan de sauvetage financier". Doit-on en conclure que l’intérêt de Goldman (voir disparaître Lehman, un concurrent direct) et celui de l’Etat (créer un choc pour obtenir l’aval des élus pour la recapitalisation publique du secteur financier) se conjuguaient conjoncturellement ? Le banquier sourit : oui, "la mort de Lehman était inscrite", pour que Merrill Lynch puisse être reprise, et Morgan Stanley et Goldman préservées.
"C’est une certitude, si Goldman Sachs avait été à la place de Lehman, jamais le Trésor ne l’aurait laissé aller à la faillite", estime le patron du hedge fund Dome Capital, Antoine Bernheim (aucun lien avec son homonyme, patron de l’assureur Generali). Cette phrase, nous l’avons entendue, quasi identique, dans la bouche de tous nos interlocuteurs à Wall Street. William Cohan, un ancien banquier qui prépare un livre sur Goldman Sachs, balaie cette conviction. Il la juge "rhétorique, parce que Goldman n’aurait pas pu se retrouver dans la situation de Lehman, sinon ce n’aurait pas été Goldman !"
Ce qui n’est pas rhétorique, c’est le nombre d’anciens banquiers de Goldman Sachs dans les allées du pouvoir depuis plus de quinze ans. Sous Bill Clinton, on entendait déjà : "Goldman est dans la Maison" - la Blanche, s’entend. Son représentant le plus connu fut Robert Rubin, vingt-six ans chez GS, qui abandonna sa présidence pour devenir secrétaire au Trésor américain. A la fin des années 1990, avec Alan Greenspan, le patron (républicain) de la Réserve fédérale (Fed, banque centrale des Etats-Unis), Robert Rubin fut le grand architecte de la dérégulation massive des produits financiers à risque.
Mais c’est surtout sous George W. Bush que les allées du pouvoir virent affluer les anciens de GS. Henry "Hank" Paulson, trente ans chez Goldman Sachs, dont il fut PDG, devint lui aussi secrétaire au Trésor. Auparavant, Stephen Friedman, un co-numéro deux de GS, où il a passé vingt-huit ans, avait été le premier conseiller économique du président Bush, une position qu’il quittera pour devenir, en 2008, président du conseil d’administration de la réserve fédérale de New York (celle qui supervise les marchés financiers). Autant dire qu’il a participé de près à l’intervention publique dans la crise au côté de celui qui était alors son président opérationnel, Timothy Geithner, aujourd’hui secrétaire au Trésor de Barack Obama.
Ex-conseiller aux affaires internationales de GS, Robert Zoellick avait déjà travaillé au département du Trésor sous George Bush père, dont il fut ensuite chef de cabinet. Le fils allait en faire un représentant spécial au commerce, avant de le nommer à la tête de la Banque mondiale. Reuben Jeffery III, dix-neuf ans chez Goldman, finira sous-secrétaire d’Etat à l’économie, aux finances et à l’agriculture, de 2007 à 2008. Enfin, lorsqu’il dut assigner la gestion des 700 milliards de dollars de son plan de sauvetage financier, à qui Hank Paulson fit-il appel fin 2008 ? Au jeune Neel Kashkari, depuis cinq ans chez GS. Quant à Josh Bolten, ses cinq années passées chez Goldman suffirent pour que "W" en fasse son chef de cabinet.
La liste de ces supposées passerelles, recensées dans un article publié par le magazine Rolling Stone, perturbe pour deux motifs : elle est terriblement éloquente, au moins pour le passé récent ; et elle est reprise par d’autres, qui ne sont pas des adeptes des théories du complot.
Gretchen Morgenson, chroniqueuse vedette du New York Times, a dévoilé que, après avoir laissé Lehman Brothers aller à la faillite, le ministre Paulson a appelé en une semaine vingt-quatre fois Lloyd Blankfein, le patron de GS. Aucun autre banquier de la place n’a bénéficié d’une telle assiduité. "Qui donc le ministre aurait-il appelé ?, demande Lucas Van Praag, le grand communiquant de Goldman. Hormis JP Morgan et nous-mêmes, toutes les banques allaient alors si mal !"
La "Goldman Connexion" se poursuit-elle sous l’administration Obama ? Quelle chance, explique-t-on dans l’entourage de GS, il se trouve que Blankfein, l’actuel PDG, est plutôt démocrate. Pour GS, "l’accession d’Obama à la Maison Blanche ne modifie strictement rien", dit le recteur Cooley.
Avant l’élection présidentielle de 2008, les cadres de Goldman ont versé 981 000 dollars à la campagne démocrate, quatre fois plus qu’aux républicains. Avec son flair usuel, GS avait très tôt pronostiqué la victoire d’Obama, dit la rumeur. "Le choix de Lawrence Summers à la tête du Conseil économique doit beaucoup à Robert Rubin", dont il avait été l’adjoint sous Clinton, assure encore M. Cooley. Quant à Timothy Geithner, qui n’est pas un "Goldman Boy", il a été remplacé poste pour poste à la tête de la Fed de New York par William Dudley, vingt et un ans chez GS.
Surtout, l’entrée en fonctions de Tim Geithner comme secrétaire au Trésor d’Obama n’était pas encore avalisée que le ministre avait déjà choisi son chef de cabinet. Il se nomme Mark Patterson. Depuis des années, il était l’un des plus importants lobbyistes pour Goldman Sachs à Washington.
Le jour même où il choisissait Patterson, M. Geithner a signé une directive d’application de l’ordre que le nouveau président avait signée cinq jours plus tôt pour tenir les lobbyistes "à l’écart" de l’attribution des fonds alloués aux banques par le plan de sauvetage financier (TARP). Le journal USA Today a alors immédiatement rappelé que, pour se faire élire, M. Obama avait insisté sur la nécessité de limiter drastiquement l’influence des lobbies à Washington. Il semblait donc que, même pour le président du "changement", Goldman Sachs n’était pas soumis aux règles qui valent pour les autres. Le 26 septembre 2008, le Center for Responsive Politics (un groupe de recherche) avait indiqué que, sur l’année écoulée, GS avait dépensé 29,6 millions de dollars en financements politiques divers et 43 millions en lobbying au Congrès pour y défendre ses intérêts.
"Consanguinité" : le mot revient souvent. Entre Goldman Sachs et la haute administration existeraient des liens d’extrême proximité dont chacun tirerait avantage - surtout GS. Lloyd Blankfein feint de s’en offusquer : "Ce qui fut longtemps une vertu est en passe de devenir un vice", a-t-il déclaré. En d’autres termes, la tradition serait ancrée : les banquiers de la firme, la cinquantaine atteinte et leur coffre-fort remarquablement rempli - il ne peut en être autrement, sinon ils n’auraient pas pu rester chez GS -, il leur est commun de rendre à la société ce qu’elle leur a donné.
Certains s’occupent de bienfaisance ou d’ONG, d’autres se laissent séduire par les sirènes de la haute fonction publique. Qu’y aurait-il de plus vertueux que de renoncer à des émoluments exceptionnellement gras pour servir l’Etat ?
"En France, dit notre banquier européen, énarques et polytechniciens servent d’abord l’Etat puis vont profiter dans le privé du carnet d’adresses acquis. Ici, c’est l’inverse. Dans les deux cas, politique et entreprise sont de plus en plus intriquées." Sauf que cette "intrication" apparaît incommensurablement plus dense avec Goldman. Lors de la semaine fatidique du 14 au 21 septembre 2008, poursuit le banquier, l’Etat américain ne pouvait pas tout faire à la fois. Une fois Merrill Lynch reprise par Bank of America, l’essentiel était de sauver AIG, parce que cet assureur constituait un risque systémique amplement plus grave qu’un effondrement de Lehman.
Par ailleurs, il se trouve qu’une chute d’AIG aurait constitué un coup terrible pour Goldman, dont on dit qu’elle avait une exposition de 20 milliards de dollars envers l’assureur - ce que le porte-parole de la banque, M. Van Praag, nie. Notre banquier européen, lui, n’a aucun doute quant à la multiplicité des contacts entre le ministre du trésor et le PDG de GS au plus fort de la tempête financière.
Des pans entiers du renflouement de l’assureur par l’Etat - 200 milliards de dollars déboursés - restent opaques. Et les conditions dans lesquelles GS a perçu 13 milliards de dollars dès l’instant où la première tranche de 85 milliards a été débloquée par l’Etat américain suscitent des commentaires acidulés. "Sans renflouement public d’AIG, Goldman aurait sombré avec tous les autres, assure un grand banquier, sous le sceau de l’anonymat. On en sait peu sur ce qui s’est réellement passé. Qui a promis quoi à qui ? Pourquoi la garantie de l’Etat a-t-elle été si scandaleusement sous-payée ?"
Antoine Bernheim, lui, donne une autre explication. "Dans les moments de très grande tension, l’accès au pouvoir devient absolument essentiel. Dick Fuld (PDG de Lehman Brothers) ne l’avait pas. Goldman était, comme on dit ici, "one phone call away from the President", "à un coup de fil du président" - en l’occurrence de son ministre des finances, auquel George Bush avait délégué tous les pouvoirs. Lors de la semaine fatidique, en septembre 2008, le Washington Post avait titré : "Les ex-Goldman tiennent les manettes à Washington"."
Beaucoup plus que quiconque, GS semble toujours "à un coup de fil" plus près du centre de décision politique que ne le sont les autres banquiers. Cela reste vrai sous Obama, bien que la vox populi à Wall Street donne JP Morgan Chase "à la hausse".
Des liens avec l’échelon politique, Lucas Van Praag en parlera peu. "La nouvelle administration, explique-t-il, a un modus operandi très différent de la précédente. On a beaucoup moins de contacts qu’avant." Il préfère évoquer le G20 de Pittsburgh (Pennsylvanie) pour dire son inquiétude. "Un des aspects déprimants est que les élus ne comprennent souvent rien" à son métier, regrette-t-il. On prétend que les financiers n’ont pas vu venir la crise... "Et les politiques ? Encore moins !, tempête-t-il. Se focaliser sur les compensations est absurde : il est faux de penser qu’elles poussent aux risques." C’est "la gestion du risque" qui doit être améliorée.
Et de se plaindre : "Aujourd’hui, aux Etats-Unis, on ne peut presque plus rien titriser (transformer une créance en un titre financier revendu sur le marché pour évacuer le risque) ; c’est mauvais pour l’économie." Quant à l’adoption de nouvelles règles, "on est d’accord. La crise a démontré que l’autorégulation des marchés, cela n’existe pas. Mais rien ne sera possible si le régulateur exige un risque zéro".
L’attitude de l’administration Obama, les 24 et 25 septembre à Pittsburgh, dira si la parole de Goldman Sachs a toujours autant de poids à Washington.
Sylvain Cypel
Article paru dans l’édition du 25.09.09