La montée rapide des prix de la nourriture, du pétrole et des matières premières a été désastreuse pour les pauvres du monde entier comme Lia Romi qui est vendeur sur un marché indonésien. Mais c’est une aubaine pour les multinationales comme Glencore.
Pendant que Romi a du mal à nourrir sa famille, Glencore -le plus gros négociant de diverses matières premières du monde- projette de vendre un milliard de dollars d’actions, ce qui correspond sans doute à l’offre de départ la plus élevée que ait jamais été enregistrée à la Bourse de Londres.
"Le prix de la nourriture dont nous avons besoin chaque jour a au moins doublé au cours des deux dernières années," a dit Lia Romi à Al Jazeera par l’intermédiaire d’un interprète. "La nourriture absorbe 100% du revenu quotidien de la famille [qui se monte à environ 3 dollars]. Je ne peux rien économiser et je dois [de l’argent] à ceux qui me fournissent ce que je vends [sur mon petit étal au marché].
Pendant que Romi et des millions comme elle s’inquiètent de ce qu’ils vont donner à manger à leur famille, l’offre publique initiale du spéculateur géant de matières premières va créer au moins quatre milliardaires, des douzaines de millionnaires possédant plus de 100 millions de dollars et plusieurs centaines de millionnaires à l’ancienne mode. Le directeur général Ivan Glasenberg va gagner plus de 9 milliards dans cette vente d’actions. la spéculation sur la nourriture constitue une part importante de sa richesse.
Le contrôle des prix
La firme Glencore, qui est évaluée à 60 milliards de dollars contrôle 50% du marché mondial de cuivre, 60% de celui du zinc, 38% de l’aluminium, 28% du charbon pour le chauffage, 45% du plomb et presque du blé mondial selon des informations fournies par la firme avant la vente d’actions. Elle contrôle aussi un quart du marché mondial d’orge, de graines de tournesol et de colza.
"C’est une des rares firmes qui fait les prix plutôt qu’elle ne les subit," dit Chris Hinde, directeur de la rédaction du magazine Mining Journal. Ils sont les courtiers du marché des matières premières [et ils opèrent] dans un monde relativement secret. Ils fixent vraiment le prix de matières premières vitales," a-t-il dit à Al Jazeera.
La multinationale emploie environ 57 000 personnes, a généré un chiffre d’affaire de 145 milliards de dollars l’année dernière et a des actifs d’une valeur supérieure à 79 milliards. Le service de communication de Glencore a refusé de répondre aux questions d’Al Jazeera.
Basé à Baar en Suisse, où la réglementation est minimale, la compagnie a des intérêts qui s’étendent de manière tentaculaire sur les mines d’étain de Bolivie, le pétrole de l’Angola, les producteurs de zinc du Kazakhstan, les mines de cuivre de Zambie et les opérations sur le blé russe.
"L’intégration verticale de Glencore n’a pas de précédent" dit Devlin Kuyek, un chercheur de GRAIN, une organisation internationale sans but lucratif qui s’occupe de la sécurité alimentaire.
"Glencore possède presque 300 000 hectares de terre cultivable et c’est un des plus grands propriétaires de terre cultivable du monde. Ils spéculent sur le commerce des céréales et ont un pouvoir immense sur le marché," a-t-il dit à Al Jazeera.
Les prix des aliments de la planète ont grimpé récemment presque au niveau de 2008, époque à laquelle des révoltes de la faim s’étaient déclenchées dans certains endroits du Moyen Orient, de l’Afrique et des Caraïbes.
"Une partie inquiétante de l’augmentation des prix est, j’en ai peur, la conséquence de la spéculation" a dit Marcus Miller, un professeur d’économie internationale à l’université de Warwick à Al Jazeera. "Les paris [sur la hausse ou la baisse des prix] peuvent se réaliser si on est assez gros pour avoir une influence sur le marché."
En mars 2001, l’index de la nourriture mondiale de la Banque Mondiale était de 36% supérieur à l’année précédente bien que les prix des matières premières aient dégringolé dans les semaines précédentes.
Certains analystes croient que les hausses de prix sont la conséquence de l’augmentation de la population mondiale, notamment des classes moyennes, surtout en Chine et en Inde où l’on mange plus de viande ce qui provoque l’augmentation des prix du maïs et autres aliments pour les animaux.
Duncan Green, le directeur des recherches de l’organisme de développement Oxfam en Angleterre dit que les marchés internationaux de nourriture et autres matières premières peuvent se comparer à la forme d’un bouchon de champagne. "Il y a beaucoup de gens qui produisent et beaucoup qui consomment mais il y a un point de passage étroit au milieu qui est contrôlé par des multinationales qui empochent la plus value générée," a-t-il dit à Al Jazeera. "La plupart des pauvres du monde sont -bizarrement- ceux qui font pousser la nourriture.
En 2010 la banque d’investissement Goldman Sachs a signalé qu’il allait y avoir "des violentes poussées de hausse" dans le marché des matières premières. Ses prédictions se sont révélées à peu près exactes.
La connaissance et le pouvoir
Pour gagner de l’argent en pariant sur les cours de l’énergie, des métaux et de la nourriture -comme d’autres multinationales ou hedge funds- il est essentiel de posséder de l’information.
"Ils ont des bureaux partout dans le monde et sont les seuls à détenir l’information sur la production et la distribution" dit le chercheur pour la sécurité alimentaire Kuyek. "Quand ceux qui détiennent l’information sont aussi ceux qui spéculent, cela est très inquiétant ; ils peuvent conclure des contrats à terme quand ils savent que les prix vont monter."
En août 2010 par exemple, la Russie a interdit l’exportation de céréales après que la sécheresse ait détruit les récoltes. Le 3 août le directeur du département russe des céréales de Glencore a conseillé au gouvernement d’arrêter les exportations. Le gouvernement a suivi son avis le 5 août provoquant une hausse des céréales de 15% en deux jours.
"Quelques jours avant l’interdiction d’exporter, Glencore a fait de gros paris" a dit Kuyek. "Ils savaient ce qui allait se passer d’une manière ou d’une autre ; les multinationales qui ont de l’information sont les meilleurs endroits pour faire du profit sur la volatilité." Glencore a dit de son côté que l’interdiction leur avait fait perdre de l’argent à eux aussi car ils avaient du remplir leurs obligations et livrer des céréales à des clients en dehors de la Russie au nouveau prix plus élevé.
En plus de manipuler les prix alimentaires -essentiellement grâce à des informations internes- la multinationale géante semble avoir violé les lois de plusieurs continents.
Des procureurs belges ont accusé les salariés de Glencore de conspiration criminelle et de corruption car ils auraient, selon eux, obtenu d’une officiel des services publiques des informations sur les subventions européennes à l’exportation de manière illicite. Le cas sera jugé le 12 mai à Bruxelles.
Des affaires louches
Pendant le règne de Saddam Hussein en Irak et les sanctions de l’ONU qui ont accompagné ses dernières années, Glencore a fait de bons profits en vendant du pétrole sur lequelle il y avait un embargo. En février 2001, Glencore a acheté un million de barils de pétrole brut iraquien qui était destiné aux USA et l’a détourné vers la Croatie où il l’a vendu avec un profit de trois millions de dollars, selon le rapport du Conseil de Sécurité de l’ONU.
Quand la nouvelle a été diffusée, le journal anglais the Sunday Times a titré : "Un homme d’affaires suisse discret relie la Cité à une arnaque sur le pétrole iraquien."
Marc Rich, le fondateur de Glencore qui a trafiqué toute sa vie dans les matières premières a été surnommé "Celui par qui le scandale arrive" par le magazine Vanity Fair. Après avoir fondé la compagnie en 1974, Rich s’est fait connaître en étant le premier à faire "du combat commercial" c’est à dire en arrachant des marchés très avantageux à des pays qui avaient des problèmes.
Il a fait du commerce avec les Ayatollahs quand l’Iran a été mis sur la liste noire par les USA, il a fait des affaires avec le gouvernement d’apartheid de l’Afrique du Sud et il a contourné l’embargo des USA sur Cuba et la Libye pour faire des affaires avec comme devise : ne recule devant rien.
"Il y aura toujours des allégations selon lesquelles [Glencore] traite avec des personnes peu recommandables" dit Chris Hinde du magazine Mining Journal "mais je ne dirais pas que cela est l’exception chez les multinationales."
Glencore a proposé à Tony Hayward, l’ancien directeur général de BP tombé en disgrâce qui est responsable de la pire marée noire de l’histoire des USA le poste d’administrateur au conseil d’administration de la firme quand elle s’ouvrira au public.
Rich a vendu la firme en 1993 mais sa méthode de ne pas faire de prisonniers dans le commerce des matières premières est devenue la norme chez les négociants actuels et les spéculateurs y compris le CEO sud africain Ivan Glasenberg qui a donné à l’empire commercial de Rich le nom de Glencore.
Dans une interview pour le Financial Times, Rich a soutenu la vente d’actions tout en reconnaissant que c’est "très commode" pour un négociant de ne pas être côté en bourse étant donné que les contrôles légaux et la transparence obligatoire "limitent votre activité."
Peut-être que Glencore entre en Bourse pour pouvoir s’agrandir et pouvoir racheter de gros concurrents en particulier l’entreprise minière géante Xstrata. "Ils sont maintenant si gros qu’ils ne peuvent plus grossir sans être en Bourse," dit Hinde qui ajoute que certains collaborateurs de la firme veulent qu’elle rentre à la Bourse car ils espèrent empocher des millions en vendant leurs actions dans les prochaines années.
L’insécurité alimentaire
Sans s’attarder sur les motivations de la firme, des investisseurs institutionnels des USA, d’Asie de l’est et du Moyen Orient sont touts décidés à acheter des actions.
Aabar, le fond souverain des Emirats Arabes Unis contrôlé par les monarchies pétrolières de Abu Dhabi deviendrait ainsi le plus gros "investisseur de base" (en Anglais cornerstone) en achetant pour environ un milliard d’actions.
"Il semble qu’en achetant ces parts, les Emirats Arabes Unis espèrent renforcer leur contrôle sur le marché mondial des céréales pour leur propre sécurité," dit Kuyek "en l’absence d’une véritable politique internationale -excepté les mêmes incitations au libre marché et à la libéralisation commerciale. Selon lui " Les pays qui manquent de sécurité alimentaire comme les pays du Golfe, d’Asie du nord, la Corée et d’autres régions essaient de contrôler plus directement la nourriture parce que l’économie de marché "ne peut pas garantir des prix décents."
La-bas, dans sa hutte en Indonésie, Lia Romi n’a pas suivi les péripéties de l’entrée en Bourse de Glencore. Elle est inquiète car elle ne sait pas comment nourrir ses trois enfants.
"Je dois souvent renoncer à acheter des livres et des vêtements à ma fille et à mon fils pour pourvoir acheter de la nourriture parce que je n’ai aucune économie" dit-elle.
Il est peu probable que les directeurs de Glencore qui se préparent à empocher des millions parient sur l’avenir de Romi dont les fluctuations du marché mondial pourrait causer la perte ainsi que celle des membres de sa famille.
"La stabilité a un grand prix" dit David Green de Oxfam. Mais c’est la dernière chose que veut Glencore, car l’instabilité rapporte bien davantage à ceux qui sont dans le secret des dieux et ont les informations nécessaires pour l’exploiter.
Chris Arsenault
Pour consulter l’original : http://english.aljazeera.net/indepth/features/2011/05/20115723149852120.html
Traduction : D. Muselet