1990. J’avais 20 ans. Je vivais à Cuba depuis trois semaines. Parti en brigade européenne, avec mon ami, Alessandro, et son père, Giovanni. 3 semaines de bénévolat et 2 semaines de tourisme à travers l’île. C’était le deal proposé par l’association belge “Les amis de Cuba”. Joyeusement marxiste, l’asbl nous avait vendu un billet all inclusives en francs belges. C’était le bon temps. Entre Grecs, Anglais, Allemands, Espagnols ou Italiens, on bossait, on cueillait, on creusait, on se salissait toute la journée. Et chaque nuit, sous les palmiers au clair de lune, on refaisait le monde, fraîchement sorti de la guerre froide, entre bouteilles de rhum et cigares, au son de la musique afro-cubaine.
A la fin d’une journée harassante de cueillettes d’oranges, de citrons et de goyaves, notre cheffe, Marie-Josée, nous a réunis. Les 11 “camarades” de la brigade belge. Au son de sa voix fébrile, on avait tous compris qu’elle allait annoncer un truc important. Elle mit rapidement fin au suspens : “La direction cubaine nous a confirmé que, dans trois jours, Fidel Castro donnera une allocution au théâtre Karl Marx de La Havane. Nous ne pourrons pas tous y assister. Selon l’effectif de chaque brigade, les places sont comptées. Les Espagnols qui sont 60 pourront envoyer 6 personnes ; la quarantaine d’Allemands : 4 ; la trentaine de Français : 3 et nous, les Belges : 1 ”. Il y eut un long silence. A part Giovanni, tout le monde voulait y aller ! Assister à un discours de Fidel à La Havane, ça ne se présente qu’une fois dans une vie...
Marie-Josée se racla la gorge : “Je sais que c’est dur et qu’on a tous très envie d’y aller, mais il faut choisir l’un d’entre-nous. Je propose de donner priorité à l’avenir, que ce soit l’un des deux jeunes qui nous représente là-bas”. Le groupe se retourna vers nous : Alessandro et moi. On avait 20 ans ; l’âge du reste de la brigade oscillait entre 40 et 65 ans. Plusieurs camarades semblaient mécontents. Leur communication non-verbale se dirigeait ostensiblement vers la contestation.
Soudain, André se leva. Du haut de ses 62 ans, la Belga sans-filtre éternellement collée au bec, il nous fixait de son regard délavé. Déployant son magnifique sourire d’ouvrier, il articula avec assurance : ”L’idée de Marie-Josée est excellente ! Nous, les vieux croutons de communistes, on n’en a plus pour longtemps, mais ces gamins-là, ces futurs hommes-là, ils pourront dire qu’ils ont vu et entendu Fidel. En tout cas, l’un d’eux pourra le dire. C’est la meilleure proposition !” André se rassît en rallumant sa clope éteinte. C’était le plus vieux de la brigade, le plus drôle aussi, celui qui parlait de Fidel au moins 3 fois par jour. Il venait de flinguer en douce les râleurs qui supportaient mal l’envoi d’un “p’tit jeune” pour écouter El Commandante.
Encore impressionné par l’humilité d’André, je me tournais vers Alessandro : “Tu m’as fait découvrir Castro, tu m’as filé des bouquins sur la révolution cubaine, t’as une affiche de lui dans ta chambre à Bruxelles : c’est toi qui dois y aller !” Alessandro me dévisagea en souriant et s’allongea sur sa chaise. ”De nous deux, c’est toi qui a le plus besoin d’y aller”, me répondit-il à haute voix. “Tu nous raconteras, sans omettre le moindre détail : t’es doué pour ça !” Je connaissais le sens du sacrifice de mon ami mais j’ignorais qu’il pouvait aller jusque “là”. Inutile d’insister. La réunion était terminée. Sans vraiment réaliser, j’allais représenter notre brigade lors du prochain discours de Fidel Castro...
Théâtre Karl Marx. 18h00. Accompagné de mon traducteur cubain, nous nous frayons un chemin à travers la foule pour nous installer à l’étage. Au centre, face à la scène. Une longue attente commence. Épuisé par les journées de travail et les courtes nuits, je m’endors. Vers 21h, un bruit tonitruant me réveille en sursaut. C’est tout le public qui a bondit de son siège comme un seul homme ! Entouré de deux gradés, Fidel Castro s’avance sur la scène. Mon traducteur me souffle à toute vitesse : “Je ne traduirai pas l’introduction et vais me réserver pour le Commandant ”. Je souris. En me souvenant de ce qu’André m’avait glissé avant que je ne monte dans le bus pour La Havane : “On sait quand commence un discours de Fidel, jamais quand il se termine...”
Au bout d’une demi-heure, le premier orateur retourne s’asseoir. Fidel se dirige vers le pupitre coiffé de micros. Comme sur les images d’archives, il en touche un, puis l’autre, avant de s’exprimer. Ce fût d’emblée une symphonie de mots comme je n’en avais jamais entendu auparavant. D’une puissance et d’une humanité exceptionnelles. Une rivière bouillonnante d’utopies, enserrée par des rivages de faits et menaces impérialistes. Une charge libératrice qui renvoyait nuisibles et oppresseurs à leur médiocrité soumise. Une ouverture à la géopolitique, charpentée de mots simples et justes. Un faisceau de lumière qui chassait le brouillard capitaliste et donnait envie de croire en la noblesse de la politique, en la nécessité de la révolution.
Le nouveau monde sans guerre froide inspirait Fidel sans l’intimider. Il en avait vu d’autres, le peuple cubain en avait vu d’autres ; en osmose, l’un et l’autre étaient indestructibles. “La période spéciale” pouvait durer, elle n’aurait jamais raison des idéaux qui tiennent les Cubains debout... Le feu d’artifice constamment rallumé par ce géant dura environ 2 h 40. Je n’en avais rien vu passer. Lorsque Fidel conclu par les classiques “Patria o Muerte ! Viva la Revolucion !”, la salle fit trembler les murs du Karl Marx par ses applaudissements. Tandis que le théâtre se vidait, je restais debout. Comme un boxeur sonné. Incapable de détacher mes yeux de la scène vide. Il s’était passé quelque chose d’essentiel ; il m’avait transmis quelque chose d’éternel...
26 ans plus tard, le matin du 26 novembre, la femme qui partage ma vie m’a réveillé en annonçant sa disparition. “Un ami est mort à Cuba”, titrera plus tard Viktor Dedaj (1). Fidel Castro a dédié sa vie à son île, à sa résistance, à sa dignité, à sa solidarité et son sens du sacrifice (2). Et c’est en couchant ces lignes que je mesure enfin combien cet épisode de jeunesse a contribué à construire l’homme que je suis.
Olivier Mukuna
(1) https://www.legrandsoir.info/un-ami-est-mort-a-cuba.html
(2) http://arretsurinfo.ch/fidel-le-bien-nomme-par-bruno-guigue/