OSVALDO SANTANA (République dominicaine). Comandante Fidel Castro, compañero, je ne vais pas citer de chiffres sur la dette dominicaine, et je voudrais seulement signaler un point qui me préoccupait déjà dans mon pays. Au moment de la négociation de l’accord avec le Fonds monétaire international (FMI), les forces de gauche demandaient la rupture des négociations, mais toutes les voies, toutes les solutions éventuelles indiquaient que, dans l’état actuel de la société dominicaine, c’était impossible. Ce qu’il fallait, c’était briser l’ordre. Et les forces dirigeantes nationales n’étaient pas en mesure de le faire. Nous étions dans une impasse, parce que les forces émergentes n’étaient pas non plus en mesure de répondre à ce qui était une réclamation généralisée : non aux négociations.
Alors j’ai constaté que la revendication très globale, très générale, de : « Non à la dette » exige des précisions. Et je tiens à préciser ce doute politique, qui me semble plus important que l’analyse des chiffres, car ça ressemble parfois à un sport, au jeu des chiffres. Comme je vois les choses, les forces nationales dans certains pays risquent de se retrouver sans bannière, parce que, même si personne ne peut se réjouir du malheur des peuples, le fait est que la crise qui se développe au sein des nations est un bouillon de culture qui peut permettre aux groupes dépossédés de mieux comprendre la cause de leurs problèmes ; et il se pourrait que si on trouve un point intermédiaire, la renégociation par exemple, on ajourne d’autant le dénouement, l’heure de la Bolivie, mettons, où, malheureusement, les forces ayant des possibilités de fournir des réponses authentiques, de teneur nationale et populaire, sont déconcertées...
Tandis qu’on prône le non-paiement de la dette, les gouvernements nationaux, qui sont soit des dictatures soit des démocraties, sont en train de renégocier. Ils s’entendent avec les centres financiers, avec les organismes financiers, avec les gouvernements qui possèdent les grands capitaux. II semblerait soudain qu’on laboure dans le champ des bourgeoisies.
J’insiste, je ne suis pas un radical. Je réfléchis à haute voix, et d’autres ont dû aussi le faire, et j’en ai pris la responsabilité.
J’ai la sensation que ce peut être un bon moyen de dénoncer en général la cruauté des États-Unis, la cruauté du Club de Paris, la cruauté de l’ensemble du camp financier, des possesseurs de capitaux, mais au sein de nos pays, n’importe quel homme de la rue, comme moi, peut se rendre compte qu’on le berne.
On prétend que le paiement, immédiat ou à plus long terme, de la dette limite les potentialités et les possibilités de développement national. Mais qui est-ce qui applique les programmes de développement ?
Les peuples se disent aussi : « Mais nous n’avons pas consommé cette dette. Nous devons la renégocier ou dire que nous ne la paierons pas, ou alors devons-nous demander des comptes à ceux qui l’ont consommée ?! »
Je veux tout simplement, messieurs, soulever un point qui fait l’objet de débats houleux au sein des forces émergentes dans les sociétés endettées, et je crois qu’elles ne comprennent pas parfois certains aspects généraux de cette politique de non-paiement.
Comme journaliste, je me faisais un devoir de conscience de le dire aux compañeros journalistes et de saisir l’occasion, parce qu’après tout ce n’est pas si facile d’obtenir une interview de Fidel et de lui dire ça. Qu’il faut que ces aspects que personne n’a osé soulever, même pas les groupes idéologiques, reçoivent des réponses (applaudissements).
FIDEL CASTRO. Donc, tu n’es pas radical.
OSVALDO SANTANA. Stratégiquement (rires).
FIDEL CASTRO. En tout cas, tu l’as dit, et c’est enregistré.
OSVALDO SANTANA. Oui, oui, je l’ai dit.
FIDEL CASTRO. Eh bien, moi, oui, je suis radical, et peu m’importe de l’avouer. Premier point. Deuxième point : je crois qu’il serait bon, très bon, d’éclaircir toutes ces idées. C’est très important, parce que si les gens n’ont pas les idées claires, ca va provoquer une confusion encore plus grande que la dette.
Je peux te dire que j’ai brassé ces chiffres, comme tu les appelles, et tu peux me croire que j’ai réfléchi. Et j’ai encore d’autres chiffres, tout un tas, parce que ce sont les chiffres qui prouvent la situation, ne l’oublions pas. Mais nous devons avoir, politiquement, les idées claires, les radicaux et les non-radicaux.
Laisse-moi te poser une question : des documents que nous avons publiés, quels sont ceux qui vous sont parvenus, quels sont ceux que tu as reçus et, en plus, quels sont ceux que tu as lus ?
OSVALDO SANTANA. Euh, je connais un discours que vous avez prononcé devant des femmes et que le journal où je travaille a reproduit.
FIDEL CASTRO.Ton journal l’a reproduit, mais toi, l’as-tu lu ?
OSVALDO SANTANA. Oui.
FIDEL CASTRO. Parfait. Et quoi d’autre ?
OSVALDO SANTANA. Mais nous n’avons pas reçu de documents supplémentaires durant le Congrès.
FIDEL CASTRO. C’est bien ça le problème. Vous n’avez pas reçu l’interview d’Excelsior, celle de l’agence EFE, tous ces documents-là ?
OSVALDO SANTANA. L’interview d’Excelsior, on nous l’a remise au Panama et je suis en train de la lire.
FIDEL CASTRO. Évidemment, nous ne sommes pas les patrons des transnationales de l’information, qui diffusent ce qui les intéresse. Malgré tout, nous avons divulgué pas mal de choses. Le problème, c’est que parfois nous sommes envahis d’un tas de papiers, de choses, de livres et de documents que nous ne lisons pas. Il ne faudrait pas qu’il arrive aux journalistes ce qu’il arrive aux chefs d’État, qui ne lisent pas. Je l’ai déjà dit. Alors, nous les journalistes, nous avons l’obligation en premier lieu de lire (applaudissements), surtout les questions sur lesquelles nous souhaitons beaucoup être informés. Tu es intéressé par la question, c’est incontestable, mais tu ne l’as pas encore abordée à fond, parce qu’on peut déduire de ce que tu as dit que tu as encore des doutes. Tu nous en fais part ici, très bien, mais il se peut que d’autres en aient et surtout, comme tu le dis, que des gens du peuple en aient.
Alors, je vais m’efforcer de répondre à la première, celle du front. J’en ai souvent parlé, et j’ai dit qu’un front intérieur aux côtés de Pinochet est inconcevable.
J’ai parlé des deux unités qui me semblent nécessaires pour livrer bataille contre le colosse, contre le géant du Nord. Nous, les pygmées, nous nous sommes rendu compte que l’éléphant est tombé dans un piège, dans son propre piège. L’éléphant est piégé, et nous, les pygmées, nous tournons autour de l’éléphant dont nous avons une peur panique. Et l’éléphant s’appelle impérialisme, pays capitalistes développés, industriels, riches, exploiteurs, ces pillards historiques du monde, qui sont tombés dans une trappe. Et nous, les pygmées, que faisons-nous autour de cette grande trappe où l’éléphant est tombé ? Je crois que nous devons faire quelque chose.
En fait, actuellement, il ne s’agit pas d’une lutte entre pygmées, mais, en premier lieu, d’une lutte contre l’éléphant. Si nous, les pygmées, on commence à se bagarrer entre nous en oubliant l’éléphant, il va nous arriver la même chose que ce qui nous arrive depuis l’époque de Fernand Cortez : les Tlaxcaltèques en train de lutter contre les Aztèques, les uns alliés des conquistadores et les autres luttant contre eux. Le plus triste serait dans l’histoire, quatre siècles plus tard, que l’impérialisme fasse avec nos pays ce qu’ont fait les conquistadores espagnols au Pérou, au Mexique et partout : nous faire nous bagarrer, nous battre entre nous. Comme le disait avec tristesse le compañero portoricain - et il rappelait même des vers de Neruda - ils utilisent le sang de nos frères portoricains pour envahir la Grenade, pour menacer Cuba, pour menacer le Nicaragua et pour nous faire la guerre. Alors, nous, les pygmées, on doit s’unir, en général, ou faire des choses ensemble. Qu’on doive faire des choses ensemble, ça ne fait pas l’ombre d’un doute.
Je parle de deux sortes d’unité : l’une intérieure et l’autre extérieure, et j’ai dit que cette idée, ce principe général de l’unité intérieure, a des exceptions. Je dis catégoriquement qu’une unité intérieure est impossible au Paraguay, qu’une unité intérieure est impossible au Chili, qu’une unité intérieure est impossible en El Salvador, à moins d’un règlement politique négocié au préalable, qu’une unité intérieure est impossible en Haïti, Bref, il y a un certain nombre d’endroits, quatre, cinq ou six, où c’est impossible.
Comment favoriser une unité intérieure au Guatemala ? C’est impossible.
Ce problème m’a énormément préoccupé, pas tant en pensant à la République dominicaine, car je sais que vous avez aussi vos problèmes intérieurs, vos partis, vos bannières nationales et vos bannières intérieures, mais en pensant au Chili où tant de sang a coulé. Ce mot d’ordre aurait été même plus difficile à proposer avant l’ouverture démocratique au Brésil, en Uruguay et en Argentine. On n’aurait pas pu le proposer voici deux ans, parce que les possibilités d’unité intérieure pour lutter en faveur de quelque chose d’aussi important et d’aussi décisif pour les pays et pour le sous-continent étaient inexistantes. Les pays où il était possible de le faire étaient en minorité. Cette idée est associée à trois événements très importants pour le sous-continent : les ouvertures démocratiques en Argentine, au Brésil et en Uruguay, et l’Uruguay pas tant pour ses dimensions que pour son symbolisme. Je crois que nous sommes en train de vivre un moment nouveau, et les idées, les programmes et les mots d’ordre politiques doivent être proposés en fonction d’une série de réalités et de situations, en tant que possibilités. Nous sommes en train de vivre un moment concret pour évoquer ces idées précises.
Bien mieux, cette ouverture démocratique n’est pas dissociée de la terrible crise, de type économique, politique et social, que traverse le sous-continent. Ce n’est pas seulement la défaite des Malvinas qui a délogé du pouvoir les militaires argentins, mais aussi la crise économique ; eux, oui, ils ont pris la fuite, en arrière, ils n’ont pas suivi les instructions de ce général français dont nous a parlé le Bolivien : ils ont fui à la débandade, en catastrophe.
Tous ces militaires n’ont pas appliqué exactement les mêmes politiques économiques, n’ont pas suivi au pied de la lettre l’École de Chicago comme l’ont fait trois champions : Pinochet, les militaires argentins et les militaires uruguayens. Les militaires brésiliens ont été plus modérés, ont fait autre chose : ils ont protégé l’industrie, ils ont ouvert toutes grandes les portes aux investissements et ils ont donné des facilités aux grandes transnationales pour exploiter les ressources naturelles du pays et la main-d’oeuvre bon marché, en s’efforçant de leur faire construire des usines dans le pays. Mais ils n’ont pas ouvert toutes grandes les portes du pays aux marchandises étrangères et ils n’ont pas levé les taxes douanières pour que les marchandises brésiliennes souffrent la concurrence des japonaises, ou de celles de Taiwan, de Corée du Sud et de tous ces pays qu’on appelle les N.P.I., autrement dit les nouveaux pays industriels.
Ces pays-là sont les plus modernes colonies des transnationales qui aient jamais existé, ils sont la propriété des transnationales, et on veut même nous les présenter comme modèles. Et c’est comique de voir qu’on a vendu cette idée-là à la Jamaïque. Seaga leur a fait croire que la Jamaïque allait devenir un Hong-Kong ou une Corée du Sud, sans tenir compte des circonstances, des facteurs historiques, objectifs, subjectifs, de tout un tas de choses et de facteurs qui rendent possible une situation donnée. II a aussi dit qu’il allait convertir la Jamaïque en une Porto Rico, en une merveille, comme si Porto Rico était un exemple à imiter, alors que plus de 40 p. 100 des gens y vivent de tickets d’alimentation.
Le fait est que ces militaires n’ont pas agi partout pareil. En tout cas, en plus de la lutte des peuples, c’est la crise économique qui les a tous fait fuir du pouvoir. Et j’ai dit dans une interview que je ne vois pas tellement de danger d’un putsch militaire de droite ; non, je ne vois pas tellement ce risque-là . II faudrait être fou pour vouloir prendre en charge ces pays au milieu des crises terribles qu’ils traversent.
Dans des situations pareilles, au milieu d’une crise terrible, il y a toujours des fous pour vouloir faire un coup d’État réactionnaire, il y a toujours des fous pour ça, je vous en avertis, mais ils ne sont pas plus de 10 p. 100.
Quand le pétrole surgit, que tout va bien et qu’on peut se lancer dans des tas d’affaires, le nombre de fous peut s’élever à 90 p. 100, des gens qui disent : « A notre tour maintenant de mettre de l’ordre ici, c’est une pétaudière ! » (Rires.) Et les Boliviens en sont des témoins exceptionnels, parce que l’un des pays du monde où il y a eu le plus de coups d’État, c’est la Bolivie, je crois qu’elle doit faire concurrence à l’Équateur, plus ou moins. Je ne sais lequel des deux a accumulé plus de points dans cette compétition. La Bolivie et l’Équateur sont parmi les champions des coups d’État.
JORGE RISQUET. La Bolivie en compte plus de cent cinquante.
FIDEL CASTRO. Plus de cent cinquante, la Bolivie ? Alors, l’Équateur doit venir au second rang, pas vrai ?
JOURNALISTE ÉQUATORIEN. Mais loin derrière.
FIDEL CASTRO. Loin derrière, hein ? Vous n’en avez eu que quatre-vingt-dix-neuf ou cent. . . Combien ? (Rires.) Parfait, mais le sport vous plaît, vous vous y êtes pas mal entraînés là -bas (rires).
Réfléchis un peu, Santana. Pourquoi n’y a-t-il pas eu de coup d’État en Bolivie, alors qu’il n’y a jamais eu autant de chaos dans l’histoire du pays ? Qui voudrait prendre en charge la Bolivie ? Qui dirait : donnez-moi ce gouvernement ? Qu’est-ce qu’il en ferait, d’ailleurs ? Si on lui remet le gouvernement, qu’en fait-il le lendemain ? A moins que, bien entendu, les civils et les militaires ensemble veuillent faire une révolution, et même ça, ce n’est pas une chose facile.
C’est que les chiffres indiquent qu’il existe une catastrophe totale, d’ordre économique, politique et social. Le journaliste bolivien a donné un chiffre ici : les six dollars auxquels se vend l’étain et ce qu’il coûte de le produire avec des salaires très bas. C’est un coût de production assorti d’allez savoir quel salaire. Si on le vendait en fonction de ce dont un homme a besoin, le prix serait peut-être trente dollars. L’exemple qu’il a fourni donne une mesure du pillage dont nous sommes victimes sur tous ces produits et de l’ordre économique international injuste et d’ores et déjà insupportable qui existe dans le monde, parce que ces idées vont ensemble.
Bref, la crise économique a contribué à favoriser les ouvertures démocratiques. Mais si on ne réglait pas ces problèmes économiques, si on tentait de payer la dette, ce serait la liquidation de ces processus démocratiques qui constituent incontestablement un progrès. Si tu poses la question à cent Argentins, je crois que quatre-vingt-quinze te diront qu’il faut préserver l’ouverture démocratique, et quatre-vingt-quinze Uruguayens diront pareil, parce qu’ils ont vécu des choses horrifiantes. Les Brésiliens seraient du même avis.
Comme j’ai beaucoup réfléchi à ces problèmes et que j’ai de très bonnes relations avec les révolutionnaires chiliens, je leur ai dit : « Écoutez, je vais parler de cette lutte parce que c’est nécessaire. Si j’en parle et si on gagne la bataille, quelles en seraient les implications politiques pour vous au Chili ? Cela signifierait-il la prolongation du régime Pinochet ? » Nous avons beaucoup réfléchi sur ces problèmes. Je ne vais pas tout te raconter, parce que je dois aborder logiquement certaines choses avec discrétion. Mais nous sommes arrivés à la conclusion que Pinochet n’a pas d’échappatoire, même si on annule la dette. Pour moi, c’était une préoccupation, je peux l’assurer. Parce que vous, les Dominicains, vous ne souffrez pas ce que souffrent les Chiliens. Vous avez vos problèmes là -bas, je sais ce que vous êtes en train de souffrir, ce n’est pas rien, mais vous ne souffrez pas la répression féroce, les crimes, les tortures, les disparitions du Chili. C’est un cas bien plus dramatique, suffisant pour que la conscience d’un révolutionnaire radical s’y arrête. Et si nous livrons cette bataille qui a une importance historique énorme, colossale, nous devons nous demander si, à un endroit concret, ça n’aurait pas pour conséquence la prolongation de la répression, la prolongation de la nuit de la tyrannie. Même ça, j’y ai beaucoup pensé !
J’y ai pensé et j’en ai discuté. J’ai dit : en tout cas, il nous faut une stratégie. Que faire dans des pays comme le Guatemala, El Salvador, le Paraguay, le Chili ? Doivent-ils rester à l’écart de cette bataille, parce qu’elle peut sembler à certains une gaminerie sans importance alors qu’ils vivent, eux, une situation concrète et très difficile de répression ? Oui, mais comment les peuples de ces pays pourraient-ils rester à l’écart de cette bataille ? Et si Pinochet meurt demain d’un infarctus ? N’importe qui peut mourir d’un infarctus, surtout lui, avec tous les problèmes qu’il a. Ce peut être d’un infarctus, ou d’hypertension, d’un problème vasculaire. Un type peut mourir de bien des choses, même d’un banal accident de la route. Alors, supposons qu’il n’y ait pas de remplaçant, qu’il y ait une ouverture démocratique au Chili à un moment donné... Quand la gauche l’a emporté au Chili, Allende devait quatre milliards et le cuivre n’était pas si bon marché qu’aujourd’hui. Eh bien, moi, je dis que la tragédie du Chili, ça a été la dette de quatre milliards et les prix du cuivre. Alors, pensez un peu qu’il y ait une ouverture démocratique et que le gouvernement qui s’installe se retrouve avec une dette de vingt-trois milliards et le cuivre à quarante ou cinquante centimes. Je ne sais combien il vaut maintenant. Quelqu’un doit le savoir, peut-être Ruiz Caro qui a parlé du cuivre et de ces choses-là .
La tonne vaut légèrement plus de mille dollars. A l’époque d’Allende, elle en valait 1 508’ et le dollar avait un pouvoir d’achat bien supérieur à aujourd’hui, à peu près le triple. Le baril de pétrole ne valait alors que trois dollars. Ca, c’était en 1973. Je suis allé au Chili en 1971 et la situation était terrible. La dette n’était que de quatre milliards.
Ne pensez pas à Pinochet, pensez qu’il va s’effondrer. Je suis convaincu que Pinochet va disparaître, un peu plus tôt ou un peu plus tard, mais il va disparaître, je n’en ai pas le moindre doute. Donc, il y a une ouverture démocratique - je ne parle pas d’une révolution, mais d’une ouverture démocratique - et un gouvernement démocratique, un nouveau gouvernement s’intalle. A quelle situation économique monstrueuse devrait-il faire face ? C’est exactement ce qui s’est passé en Uruguay, en Argentine et au Brésil. Au Chili, la dette extérieure se monterait à 23 milliards de dollars, avec le cuivre à 62 centimes. Que peut faire ce gouvernement ? Eh bien, se flanquer une balle dans la tête, un suicide collectif. Si cette dette n’était pas annulée, dites-moi un peu quelles seraient les possibilités d’un gouvernement démocratique au Chili pour lequel on a tant lutté. Il serait liquidé, comme le seront tous les autres si ce problème n’est pas réglé. Aucun peuple ne peut rester à l’écart de cette lutte. Là où les conditions d’une unité intérieure ne sont pas réunies, les forces démocratiques et révolutionnaires doivent brandir cet étendard et l’imposer aux dictatures.
Voilà ce que j’ai soulevé : il faut régler ce problème pour sauver les ouvertures démocratiques, et je ne crois pas qu’on sauve pour autant aucune tyrannie, ni celle de Pinochet, ni celle du Paraguay, ni celles de nervis qui sont au service de l’impérialisme en Amérique centrale et dans les Caraïbes. Elles n’en réchapperont pas. Ce sont là des exceptions, au sujet desquelles je serais incapable de proposer une unité intérieure. Je ne pourrais même pas le concevoir. Mais je le conçois en Argentine, je le conçois en Uruguay. De fait elle existe en Uruguay, où il y a un consensus intérieur assez large. Pas un consensus intérieur pour le plaisir d’atteindre à un consensus, mais pour livrer cette grande bataille, qui est décisive en faveur de l’indépendance nationale, et non plus seulement pour la démocratie. C’est une bataille en faveur de l’indépendance, parce que, comme le disait Ruiz Caro, le Fonds monétaire nous gouverne, nous traite comme des torchons, fait de nous ce qu’il lui chante. Alors, Santana, nous ne sommes pas indépendants, tout simplement.
Nous sommes dans une situation pire qu’à l’époque d’avant les luttes de Bolàvar, de San Martin, d’O’Higgins, de Juárez, de Morelos, de Sucre et de tous ceux qui ont déclenché la guerre pour l’indépendance. Nous sommes encore moins indépendants qu’alors. Bien mieux, nous sommes encore plus exploités qu’alors. Et je peux t’assurer que cette bataille est même plus importante que celle pour l’indépendance.
Combien de millions d’habitants y avait-il alors dans le sous-continent ? Je sais que le Mexique compte aujourd’hui 75 millions d’habitants. Quand Hidalgo s’est soulevé les armes à la main, il y avait trois millions et demi d’indigènes, un million et demi de métis, un million de Blancs, dont 50 000 Espagnols. Ils ont réglé entre eux leurs problèmes ; les Indiens et les autres ont été plus ou moins contraints d’intervenir dans les luttes entre les riches créoles descendants d’Espagnols et les bureaucrates et commerçants espagnols. L’Amérique latine entière ne devait pas compter plus de cinquante millions d’habitants.
Je te dis que cette bataille, où les chiffres entrent en jeu, a beaucoup à voir avec l’indépendance de ce sous-continent, je le dis tout net, avec sa véritable indépendance. Si nous nous croyons indépendants, nous sommes bêtes à manger du foin, et de plus, mal informés.
C’est aussi la bataille de quatre milliards de personnes qui vivent dans le Tiers-monde ; ce n’est pas seulement une bataille pour la dette de l’Amérique latine, mais pour tous les pays du Tiers-monde. Voilà pourquoi je propose l’unité de tout le monde. Il faut donc dire : unité extérieure. Et l’unité extérieure, c’est que tous les pays d’Amérique latine et du Tiers-monde suivent une seule ligne.
Tous les pays sont représentés aux Nations Unies. Ces problèmes du nouvel ordre économique international, ces problèmes du protectionnisme, du dumping, de l’échange inégal et d’autres qui touchent dans une plus ou moins grande mesure les prolétaires et les bourgeois, les riches et les pauvres, bref tout le monde, ont été soulevés bien des fois aux Nations Unies, au sein du Groupe des 77, des Non-Alignés, pour essayer d’y trouver des solutions. Les Non-Alignés se sont réunis ici même. Permets-moi de te dire qu’il existe une terrible hétérogénéité de pays au sein des Non-Alignés : de droite, de gauche, du centre, de tout. Et ici, dans cette même salle où nous sommes réunis, on a discuté de l’apartheid, des agressions contre les pays arabes, du colonialisme et du néo-colonialisme, et en faveur du mouvement de libération nationale. Nous avons eu des attrapades terribles, terribles, et nous n’étions pas absolument d’accord sur toutes les approches. A cette réunion des Non-Alignés qui a eu lieu ici, en 1979, la dernière séance s’est terminée à huit heures du matin, nous avons discuté toute la nuit. Et les chefs d’État sont des personnes difficiles, non seulement, en règle générale, mal informées, mais aussi indisciplinées. N’allez pas croire qu’ils arrivaient ici à dix heures du matin, l’heure où s’ouvraient les séances (rires). Le premier tour était une tragédie, parce qu’il y avait quatre chefs d’État assis ici, moi là , quelques autres par là , et personne ne voulait intervenir à dix heures du matin. C’était une tragédie, si tu veux, mais on s’est réunis et on a discuté largement et dans la plus grande liberté.
Si les pays latino-américains se réunissent tous un jour, et même s’ils sont tous là , il est normal qu’ils se réunissent pour quelque chose qui présente un intérêt commun. Voilà le genre d’unité extérieure dont je parle, l’unité internationale. Et s’il y a une réunion de tous les chefs d’État latino-américains, tu ne peux pas interdire que Pinochet et Stroessner y viennent, parce que tu ne peux les exclure ni des Nations Unies, ni des Non-Alignés ni du Groupe des 77. C’est contre la coutume.
Au sein des Non-Alignés, il y a plusieurs pays dont les gouvernements sont terribles, parfois néo-colonialistes et pro-impérialistes, et tu ne peux pas les exclure. Cuba, qui a été le siège de ce Mouvement et qui l’a présidé, a dû tous les inviter un par un, parce que tu ne peux pas exclure tel État ou tel chef d’État pour des raisons idéologiques. Nous avons eu du mal à le faire comprendre à l’époque au gouvernement militaire argentin, parce qu’il ne connaissait pas les normes et les règles, et le pays qui accepte d’être le siège d’une réunion internationale doit tout simplement s’ajuster à ces règles, comme pour une rencontre sportive.
Nous n’avons aucune relation avec Taïwan, aucune relation avec la Corée du Sud, mais quand Cuba a été le siège du championnat mondial de base-ball, il a fallu adresser une invitation à la Corée du Sud et une autre à ceux de Taïwan. S’ils nous invitent, nous sommes libres de ne pas y aller, mais nous ne pouvons pas être le siège d’une rencontre et exclure quelqu’un, parce qu’alors, s’il y a une rencontre au Chili, celui-ci pourrait exclure tous ceux qui sont de gauche et du centre, ou tous ceux qui sont démocrates. Il existe certaines normes internationales auxquelles on ne peut déroger.
Nous ne parlons donc pas de fonder un parti avec Pinochet, ou de créer une Internationale dont l’un des plus illustres membres serait Pinochet. Je parle en fait d’une unité d’action de tous les pays latino-américains et caribéens, et de tous les pays du Tiers-monde, voilà ce que je propose comme unité extérieure. Oui, mais pour quoi faire ? C’est la plus grande bataille, et sais-tu pourquoi ? Elle est bien plus importante que ce qu’avait été à l’époque l’indépendance de l’Amérique latine, dont nous avons tant parlé depuis si longtemps et que nous n’avons jamais obtenue à vrai dire, et tu le sais. Parce que vous ne pouvez pas faire le moindre changement social en République dominicaine sans que, le lendemain, l’escadre yankee n’apparaisse pour dire que vous ne pouvez pas le faire, voire envahir le pays, comme en 1965 ; le Nicaragua ne peut pas faire de changements sociaux sans que, le lendemain, les Yankees n’organisent des invasions de tous les côtés, ne livrent une sale guerre et n’imposent un embargo économique au pays. Il faut créer les conditions réelles et objectives pour l’indépendance politique et économique de nos peuples.
Et maintenant tu vas mieux comprendre une idée que j’ai soulevée et qui est la suivante : ou ce problème se règle, ou alors il y aura des explosions révolutionnaires généralisées dans le sous-continent. Un journaliste m’a posé cette question qui pourrait sembler un piège : vous, comme révolutionnaire ou comme radical, que préférez-vous ? Je lui ai répondu : Sais-tu ce que je préfère ? En ce moment, j’estime bien plus important, sincèrement, d’annuler cette dette et d’instaurer le nouvel ordre économique international que deux, trois ou quatre révolutions isolées.
De révolutions, je sais quelque chose, comprenez-vous, j’en sais quelque chose (applaudissements). En premier lieu, Santana, à cause de l’expérience cubaine. Nous y sommes depuis plus de vingt-six ans, et je crois que nous avons un tant soit peu progressé. Et, surtout, nous n’avons pas seulement fait la révolution, nous avons su la défendre, peut-être bien en nous lançant dans une fuite en avant, mais nous avons su la défendre et nous avons pu la défendre. Nous connaissons la révolution nicaraguayenne, la révolution grenadine ; nous connaissons des révolutions en Afrique : l’Éthiopie, l’Angola, le Mozambique ; nous connaissons la révolution vietnamienne, celle du Laos, celle du Kampuchéa ; nous connaissons des révolutions de nombreux pays. Il y en a eu un certain nombre. Nous connaissons les révolutions du Tiers-monde et ce qui se passe quand elles se produisent. Comme nous sommes totalement dépendants, aussitôt on commence à nous bloquer, on attrape les pygmées un par un quand ils se rebellent : je m’en vais t’attraper toi, et puis toi, et puis toi, et le petit pygmée commence alors à se débattre et aussitôt, l’embargo économique pour le couler, la subversion, la guerre aux frontières, les groupes de bandits de partout, la C.I.A. travaillant activement, des crédits abondants au Congrès pour faire la sale guerre, et on commence à détruire le processus. La faiblesse et la division y contribuent aussi.
S’il y a demain une révolution en Bolivie, que va-t-elle faire ? Si l’étain continue de valoir six dollars, dites-moi un peu ce que vont faire les compañeros boliviens. Ce n’est pas que je sois contre la révolution, parce que, du moins, on répartit mieux le peu qui existe. A ceux qui disent qu’il ne faut pas distribuer la misère, on doit répondre : la misère répartie est bien plus juste que la misère non réportie, parce que certains réactionnaires se sont accrochés à cette petite phrase : nous ne voulons pas répartir la misère, et alors ils ne la répartissent pas, la misère est le lot du peuple tandis qu’une minorité de privilégiés dispose de tout, vit en millionnaires, vole, exploite, dépense et gaspille sans compter.
Je dis qu’une révolution dans la pauvreté vaut mieux que le système d’exploitation, mais je dis aussi que tu ne satisfais pas les besoins colossaux accumulés dans tous nos pays, à Cuba, en Bolivie, au Nicaragua, partout, uniquement par des changements sociaux. Je vais même plus loin : nous avons pu progresser non seulement parce que nous avons opéré des changements sociaux et que nous avons su les défendre, mais encore parce que nous avons instauré le nouvel ordre économique international dans nos relations avec les pays socialistes. Parce que, crois-moi, si nous n’avions pas instauré ce nouvel ordre, tu ne serais pas ici et moi non plus (applaudissements).
Je crois qu’hier il y a eu une panne de courant. Eh bien, la panne aurait été constante sans ce nouvel ordre économique, et cet édifice n’existerait pas. La Révolution, elle, serait toujours là , construisant ne serait-ce qu’un communisme primitif, parce que nous l’aurions au moins défendue en pleine panne, avec des bougies s’il y en avait eu, avec des torches pour nous éclairer la nuit, mais nous n’aurions pas ce que nous avons aujourd’hui, les changements sociaux énormes que nous avons obtenus, nous ne serions pas un pays qui compte 20 500 médecins, un pays qui commence à implanter la médecine de la famille selon une conception novatrice et prometteuse, un pays qui va diplômer 50 000 médecins dans les quinze prochaines années, un pays qui a commencé à diplômer les premiers licenciés d’enseignement primaire, pour que ce soit des diplômés universitaires qui enseignent dès le cours préparatoire. Je crois que nous tirons bien profit du nouvel ordre économique, que nous l’utilisons bien, en nous efforçant de le faire le plus efficacement possible.
Mais nous savons que les problèmes de la pauvreté ne se règlent pas seulement par des changements sociaux. Reste à sortir du sous-développement. Et il faut remonter aux causes du sous-développement. Pourquoi sommes-nous sous-développés, quels sont les facteurs qui ont déterminé ce sous-développement ? II faut en liquider les causes pour avoir le droit d’être indépendants et pour avoir même le droit de faire des révolutions et pour qu’on ne nous asphyxie pas dès le lendemain, comme on a essayé d’asphyxier Cuba, comme on essaie d’asphyxier le Nicaragua.
Par nouvel ordre économique, j’entends aussi la fin de tous ces embargos et de tous ces crimes que commettent les États-Unis contre tout pays qui voudrait être indépendant. Les États-Unis n’imposent pas d’embargo à Pinochet, ni à Stroessner, ni au gouvernement horrible de l’apartheid en Afrique du Sud. Ils parlent même de « relations constructives » avec l’apartheid. Ah, mais Cuba, en revanche, il faut l’étrangler ; le Nicaragua, il faut l’étrangler ; la Grenade, il faut l’envahir ! Alors, nous, qui sommes les petits, et vous qui êtes aussi les tout petits des Caraïbes, n’importe quel peuple, comme le vôtre, cette bataille nous convient, et cette unité d’action convient mieux aux plus petits qu’à quiconque.
C’est une bataille énorme, colossale, contre l’impérialisme, parce que ce que je propose, c’est refuser cette énorme dette que le Tiers-monde ne peut payer. Je disais justement à Ruiz Caro que cette dette ne se monte pas à 700 milliards, mais à plus de 900 milliards. En vingt ans, il faudrait payer trois billions de dollars. A ce monde affamé, qui meurt de faim, on veut nous enlever, messieurs, trois billions de dollars en vingt ans ! C’est impossible, bien sûr, mais la première chose dont nous devrions nous rendre compte, c’est que c’est justement impossible.
C’est une bataille pour tous les pays du Tiers-monde, pour plus de cent pays, et elle a une importance énorme. C’est la bataille pour l’indépendance de ce sous-continent, et elle a bien plus de portée historique et bien plus d’importance historique que celle qui s’est livrée au début du siècle dernier. C’est la bataille pour la vie et l’avenir de quatre milliards de personnes pauvres et affamées. Je sais que certains de ces pays-là , voire une poignée de riches, ont jeté l’argent par les fenêtres, l’ont volé, l’ont tiré du pays. Nous savons les pays où ça s’est passé, nous le savons avec toutes les coordonnées ; nous savons combien de millions sont sortis de chaque pays. Ruiz Caro a dit que jusqu’à 40 p. 100 de l’argent qui a provoqué cette dette avait fui du pays. La Banque mondiale a publié récemment un rapport dans lequel elle signalait que dans un pays latino-américain, de ceux qui doivent le plus, il était ressorti 126 p. 100 de l’argent qui y était entré et que dans d’autres pays parmi les plus gros débiteurs, de 40 à 50 p. 100 de l’argent qui était entré avait fui. Mais il y en a un d’où il est ressorti 126 p. 100, nous le savons tous ! De toute façon, à qui allons-nous penser : à ceux qui ont emporté cet argent, ou aux peuples de ces pays qu’on veut obliger à payer ? Ce n’est pas le millionnaire, par exemple le millionnaire mexicain qui a placé son argent à l’étranger, qu’on veut obliger à payer, mais le peuple mexicain, le peuple argentin, le peuple uruguayen, le peuple vénézuélien, le peuple brésilien, c’est le peuple, en rognant sur les services médicaux, en rognant sur les services éducationnels, en lui enlevant des emplois.
Ruiz Caro parlait du scandale que représentait le fait que des gens au Pérou se nourrissent d’aliments pour la volaille. Et je dis : ne proteste pas pour ça, Ruiz Caro. Si seulement ils pouvaient s’alimenter d’aliments pour la volaille, qui sont faits de soja, de maïs, de blé, de farine de poisson, un régime équilibré en vitamines, en calories et en protéines ! Si seulement on donnait des aliments pour la volaille aux enfants d’Amérique latine ! Parce qu’ils seraient alors en bonne santé, avec un petit peu de protéines d’origine animale mêlées à un peu de protéines d’origine végétale, avec l’équilibre de calories et de vitamines nécessaire. Ah, si nos enfants s’alimentaient aussi bien que les poulets de ferme, quelle merveille ce serait ! Aussi je disais qu’il ne fallait pas protester pour ça. Il faut protester contre le fait qu’on ne donne pas d’aliments pour la volaille aux enfants, parce que c’est la réalité.
Les calories nécessaires, messieurs - et je le disais à Ruiz Caro quand il donnait un chiffre - ne sont pas 1 200, mais 2 500. Personne ne survit très longtemps avec 1 200 calories. Voilà pourquoi tant d’enfants meurent : jusqu’à 200 pour 1 000 dans la première année de vie. J’ai lu ces chiffres : bien des personnes consomment seize grammes de protéine, alors qu’il en faut quarante, cinquante, soixante, soixante-dix, selon l’âge et le poids.
Des médecins péruviens ont fait récemment une étude. Étonnante ! Je me refusais à y croire, et j’ai entrepris de la relire, je n’en croyais pas mes yeux. Ils citaient la moyenne de calories et de protéines reçues, une moyenne effarante, bien inférieure à ce qu’exigent les lois biologiques.
Voilà pourquoi il faut livrer cette lutte, pour ça, et même pour avoir droit à l’indépendance, Et j’ai dit sans ambages : il vaut mieux parvenir immédiatement au nouvel ordre économique pour avoir au moins le droit d’opérer des changements sociaux. C’est plus important que trois ou quatre révolutions, et pourtant je suis radical. Laisse-moi te dire que je suis l’homme le moins malheureux du monde quand on me dit qu’une révolution a triomphé dans n’importe quel coin perdu de la terre, même si c’est dans une petite île, mais je raisonne à partir de toute l’expérience et des réalités du monde.
Il y a un autre problème. Moi, je ne peux pas m’immiscer dans ce que chacun doit faire à l’intérieur, mais toi tu peux le faire, et vous tous pouvez le faire dans vos pays respectifs. Si j’appelle à une action conjointe de différents pays, et si nous sommes des pays différents - nous, nous sommes un pays socialiste, et beaucoup d’autres sont des pays capitalistes - et si je me mets maintenant à compléter tous ces articles et toutes ces thèses en disant : en plus de ça, il faut faire ceci à l’intérieur, alors c’en est fini de l’unité, du front unique que nous devons promouvoir face à ces graves et dramatiques problèmes économiques qui touchent tout le monde, et à partir de ce moment je suis en train d’aider le Fonds monétaire, l’impérialisme, les pays capitalistes riches, les pillards, les exploiteurs. Et je n’ai aucune envie de le faire, je te le dis franchement.
Si on me demande ce que je pense, je le sais bien, allez : je suis socialiste avant tout et je suis convaincu que c’est l’idéal, le meilleur pour assurer le développement et instaurer la justice sociale. Mais du moment que je brandis l’étendard de l’action commune et qu’il y a des pays à régimes sociaux différents, la proposition la plus sotte que je pourrais faire, c’est dire qu’il faut tout nationaliser, tout socialiser, commencer à saisir à tour de bras. Les Nicaraguayens ne le font même pas, et c’est pourtant une révolution radicale, mais ils ont dit : nous allons faire progresser une économie mixte, instaurer le pluripartisme, ce qui est correct dans ces circonstances. L’essentiel, en l’occurrence, c’est le caractère populaire du pouvoir révolutionnaire. Et ça, c’est une autre paire de manches, quelque chose que je ne peux pas proposer, parce que sinon on serait fondé à dire que je propose la subversion et la révolution. Si vous demandez des théories sur ces questions-là , je peux le faire dans un autre contexte, mais au sujet de ces problèmes et en proposant ces thèses, je me suis efforcé de ne pas m’immiscer dans ce qu’il faut faire à l’intérieur, parce que je crois qu’il est du ressort de chaque pays et des citoyens de chaque pays, des révolutionnaires de chaque pays de dire ce qu’il faut faire à l’intérieur. Ce n’est pas de mon ressort, justement au moment où je tente de promouvoir une lutte unie au sein de chaque pays, sauf rares exceptions, et l’action commune des pays d’Amérique latine et du Tiers-monde. Parce que, de plus, je crois que pour livrer cette bataille dans un pays donné, il doit y avoir le maximum d’unité intérieure possible dans les circonstances que j’ai expliquées antérieurement.
Si l’un de ces pays décide de refuser la dette - et Ruiz Caro disait qu’il devait recevoir la solidarité de tous - il me semble difficile qu’il puisse mener cette bataille sans assurer la plus grande unité intérieure possible.
Ce qui est intéressant en tout cas dans tout ça, c’est que la seule chose qui puisse permettre l’unité intérieure, le seul étendard, c’est celui-ci. II n’y a aucun autre étendard qu’un gouvernement d’ouverture démocratique ou un gouvernement plus ou moins démocratique puisse brandir en Amérique latine et qui soit capable d’assurer l’unité intérieure. Il n’y en a pas d’autres.
En revanche, il faudrait être fou pour réclamer une unité intérieure en vue de payer la dette au Fonds monétaire. C’est une unité intérieure pour ne pas la payer qu’il faut, une unité intérieure pour ne pas la payer ! (Applaudissements.) Je vais même plus loin. A ceux qui exigent des sacrifices pour payer la dette, nous répondons : des sacrifices pour le développement, ça oui on peut en demander aux masses, mais des sacrifices pour payer la dette, jamais ! Des sacrifices pour que le pillage continue, jamais ! Ces idées doivent être très claires, parce qu’elles sont essentielles. Et je ne crois pas qu’il puisse y avoir aucune autre idée capable de réaliser cet exploit. Si on tente d’appliquer les mesures du Fonds monétaire international, alors à mon avis il y aura des révolutions, je n’en ai pas le moindre doute. Voilà pourquoi quelqu’un qui aime la révolution mais qui a le sens de ses responsabilités dirait : messieurs, il vaut mieux ceci d’abord, et puis ceci, et enfin cela. Parce que supposons que nous fassions les révolutions, qu’elles triomphent. Mais si on continue de nous payer l’étain à six dollars, nous devrons le manger, parce que, comment allons-nous dépenser quinze dollars pour produire une livre d’étain et la vendre six dollars. Comment est-ce possible ?
Ah, il manque encore une idée clé et dont on n’en a pas encore parlé, bien que Ruiz Caro l’ait insinuée dans sa proposition, quelque chose de capital, de plus important que la dette : le refus de la dette, l’oubli de la dette, le « passons l’éponge » sur la dette ne règle pas le problème dans son essence. II ne règle la question que pour certains pays auxquels il offrirait un répit de quelques années ; au bout de six ou sept ans, ils en seraient au même point que maintenant ou pire. Parce que le sous-développement est là , et les causes du sous-développement. II y a le protectionnisme, le dumping, il y a l’échange inégal, il y a la fixation arbitraire de la valeur de la monnaie, des intérêts des crédits.
Que font actuellement les États-Unis ? La proposition qu’on a faite le dit. Les États-Unis et la Communauté économique européenne n’arrêtent pas de prendre des mesures égoïstes et ruineuses pour nos pays. Ni les Argentins ni les Uruguayens ne peuvent plus vendre de viande dans de nombreux pays parce que la Communauté économique européenne dispose de 600 000 tonnes de viande congelée qu’elle subventionne à 2 500 dollars la tonne et qu’elle vend à 800. Ca veut dire quoi pour la viande argentine, uruguayenne, colombienne, brésilienne ? La catastrophe !
Les Yankees subventionnent le blé, le maïs et d’autres céréales. Ils subventionnent le sucre. Voilà quatre ans, ils importaient cinq millions de tonnes de sucre, et cette année ils en ont importé la moitié, deux millions et demie ; dans trois ans, ce ne sera plus que 1 500 000, 1 700 000 tonnes, et fini le marché sucrier aux États-Unis ! La sucrerie Bayanos, au Panama, a dû fermer ses portes, et beaucoup dans d’autres pays. Que faire des ouvriers, que faire des usines ? On fait payer à ces pays une dette fabuleuse, astronomique, sidérale, « galaxiale » Rien qu’en dix ans, ils doivent payer vingt fois ce que Kennedy avait promis pendant l’Alliance pour le progrès. Rien qu’en intérêts, en dix ans ! C’est complètement dingue.
Un jour, en blaguant, je me suis mis à faire des calculs. Si on se met à compter ce que doit payer l’Amérique latine en dix ans, dollar après dollar, au rythme d’un dollar par seconde, combien de temps cela prendrait-il ? Ce qu’il faut payer en dix ans rien qu’en intérêts, vous voulez savoir combien de temps ça prendrait ? J’ai là le chiffre exact : 12 860 ans ! Que vous en semble ? L’Amérique latine mettrait 12 860 ans à compter ce qu’elle doit payer en intérêts. Pas en capital, en intérêts ! En comptant dollar après dollar, à un dollar par seconde. Alors, supposons que quelqu’un me dise : vous exagérez, vous n’avez mis qu’un seul type à compter ce que nous devons payer. Eh bien, d’accord, on va mettre cent types. Savez-vous combien de temps ça leur prendrait ? Cent types mettraient 128 ans à compter. Vous voyez, il n’y a pas d’échappatoire possible (rires). Cent types comptant à un dollar par seconde, dollar après dollar, ce que doit payer l’Amérique latine en intérêts dans les dix prochaines années mettraient cent vingt-huit ans à le faire, et nous, on nous demande de payer ça en dix ans, avec l’étain à six dollars, le cuivre à soixante-deux centimes, et le sucre à moins de trois. Qu’ils sont futés, ces gens-là , messieurs ! Eh bien, c’est que l’éléphant est tombé dans la trappe, il a créé une situation intenable qui nous contraint d’adopter des mesures, qui nous oblige à nous unir.
Mais il faut parler du nouvel ordre économique international, parce que, sans ça, pourquoi parler de la dette ? Nous continuerions pareil. Quelle en est la cause ? Le pillage historique pendant des siècles, le fait qu’on nous paie l’étain six dollars et qu’on nous fait payer le bouteur à des prix astronomiques. Le bouteur qu’ils utilisent, eux, dans leurs mines, combien coûtait-il voilà vingt ans ? Vingt mille dollars. Allez l’acheter maintenant sur le marché. Il en vaut 80 000. Il faut maintenant payer le bouteur plusieurs fois plus cher, ainsi que les équipements dont on a besoin dans un hôpital ou dans une usine, et ils te payent l’étain six dollars, un étain qu’il coûte quatorze dollars à produire avec des salaires de famine. Telle est la situation.
Qu’est-ce que je propose ? C’est la grande occasion de lutter non contre la dette, mais pour deux choses : régler le problème de la dette - autrement dit l’annuler, la refuser, la briser en morceaux, ne pas la payer - et exiger en outre le nouvel ordre économique international.
Comment y parvenir ? C’est ce que j’ai expliqué. Nous avons passé notre vie à quémander, et maintenant nous donnons. Alors, je dis tout simplement : nous allons cesser de donner ; bas les pattes, repos ! Pourquoi, en Amérique latine, allons-nous leur donner 400 milliards de dollars en dix ans ? Le plus curieux, c’est que cette somme, que nous ne pouvons pas compter, nous la leur donnons. De fait, certains, comme l’a signalé Ruiz Caro, se sont déjà mis au repos sans rien dire ; les autres, les gros créanciers, n’en parlent pas parce qu’ils ne veulent pas que ce virus, un virus qui a subi une mutation’ devienne vraiment dangereux et se propage, et comme ils en ont plus peur que de la pire des épidémies, ils n’en parlent pas. Ce qui se passe, c’est que c’est la Bolivie, et d’autres petits pays qui l’ont fait ; si ç’avait été un des grands, ça aurait mis le feu aux poudres, et même un pays moyen qui ne serait pas disposé à payer à cause de sa situation désespérée. Que va-t-il se passer ? La solidarité du monde entier.
Qu’ai-je donc proposé ? Profiter de l’unité et de la force que nous donne cette bataille pour une chose aussi vitale que le refus de payer la dette, et avec cette force, leur imposer d’abord l’annulation de la dette et, tout en la leur imposant, forts de cette unité, exiger l’instauration du nouvel ordre économique international qui a été approuvé par les Nations Unies voilà dix ans et dont ils ne veulent plus entendre parler. J’ai dit quelque chose de plus, bien que je n’aie pas proposé comme Ruiz Caro de confisquer l’argent que les gens ont déposé à l’étranger.
J’ai dit : nous ne voulons pas que les banques fassent faillite, nous ne voulons pas de nouveaux impôts, parce qu’il ne nous convient pas de nous faire des ennemis là -bas. Je crois qu’il faut lancer aussi ce message aux travailleurs et aux masses des pays industriels, pour que les gouvernements ne viennent pas leur raconter : vous voyez bien, ces demandes impliquent que les banques fassent faillite, que les épargnants perdent leur argent, que les ouvriers gagnent moins, que les contribuables paient plus d’impôts. J’ai dit : non, il y a une formule. Nous ne voulons pas que les banques fassent faillite, parce que nous avons besoin qu’elles nous prêtent plus. Je l’ai dit. Et s’il y a un nouvel ordre économique, nous pouvons leur emprunter et rembourser, pas la dette d’avant, non, c’est à celle de l’avenir à laquelle je me réfère. Nous ne voulons pas que les banques fassent faillite. Nous disons : pourquoi commettez-vous cette folie de gaspiller tous les ans un billion de dollars en dépenses militaires ? Pourquoi n’en consacrez-vous pas 12 p. 100 pour répondre de cette dette ? Nous proposons que les pays créanciers prennent la dette en charge, non que les banques se ruinent. Et je peux vous dire que cette idée prend de la force dans le monde industrialisé. Je sais comment pensent d’ores et déjà beaucoup de gens. Elle se fraye un passage. Comment régler le problème ? Par de nouveaux impôts, par la faillite des banques ? Non, en réduisant les dépenses militaires de 12 p. 100.
Mais il y a mieux. Si on instaure le nouvel ordre, il faudrait réduire les dépenses militaires de 30 p. 100 ; ça signifierait une augmentation du pouvoir d’achat des pays du Tiers-monde de trois cent milliards de dollars, mettons, si on commençait à payer l’étain, le café, le cacao, l’aluminium, les produits de nos pays comme on devrait les payer. Si les pays capitalistes développés et industriels cessaient leur dumping, leur protectionnisme et toutes ces choses effrayantes qu’ils font contre nos pays, aveuglés par l’avarice et l’égoïsme, si tout cela cessait, nous pourrions disposer de revenus de trois cent milliards de dollars, et eux, commenceraient à sortir de leurs crises économiques qui sont cycliques, bien que toujours plus prolongées. Je ne crois pas que le capitalisme s’en sauverait pour autant. Le capitalisme n’a pas d’échappatoire, j’en suis convaincu, mais il pourrait en tout cas vivre un tout petit peu plus. Au mieux, il s’effondre dans trente ans, mais nous, nous n’arriverons pas à cette date, nous mourrons tous avant, comme ces enfants qui ne peuvent même pas se nourrir d’aliments pour la volaille.
Notre problème, c’est de créer les conditions du développement des pays du Tiers-monde et, surtout, d’imposer maintenant une mesure que nous n’avons pas d’autre solution que d’imposer. Tu me diras : et croyez-vous qu’un gouvernement de ce genre le fera ? Eh bien, alors, s’il ne le fait pas, il se suicide. Je n’en dis rien : je ne crois pas que les gouvernements soient suicidaires, que les politiciens soient suicidaires, et ils devront faire quelque chose.
Je te brosse un tableau à grands traits, parce que j’ai mon idée sur la manière dont tout cela va se produire et se développer à l’avenir. L’impérialisme va s’efforcer de calmer les esprits, d’utiliser un peu de miel, de gagner du temps, d’éviter la rébellion. L’impérialisme sait qu’il est tombé dans une trappe, il sait que les conditions d’une rébellion sont créées, une rébellion contre ce système injuste, contre cette exploitation, et il va s’efforcer de gratter la terre pour voir comment il sort de ce trou, il va essayer de temporiser, de dire à tel gouvernement : il te reste encore deux ans, laisse-moi desserrer un peu mon étreinte, mais supporte. Évidemment, à condition que les masses comptent pour du beurre, que les peuples comptent pour du beurre. Il faut travailler auprès des gouvernements, mais il faut aussi travailler auprès des peuples sur ce point et il faut surtout créer une conscience.
Cet après-midi, je me rends compte de l’importance que les journalistes aient les idées claires, et pas seulement la conscience claire, le désir, la volonté d’aider leurs peuples à lutter contre l’exploitation. Mais je crois que tous ces facteurs, nous devons les avoir présents à l’esprit très clairement, et c’est pourquoi il est bon que tu aies soulevé ce problème pour qu’on comprenne bien ce que nous soutenons et ce que nous devons faire. Je ne suis pas en train de promouvoir la subversion, je cherche simplement à éveiller la conscience de chaque Latino-Américain et de chaque homme du Tiers-monde sur ce point.
Je vais te dire encore autre chose : nous parlons d’anti-impérialisme depuis au moins cinquante ans. Il n’y a rien qui apprenne mieux ce qu’est l’impérialisme que ce problème, et ce n’est pas en feuilletant tel classique du marxisme qu’on peut parler de ce problème qui est nouveau. Et je vous dis que ce problème de la dette, du Fonds monétaire, des mesures exaspérantes, égoïstes qu’adoptent ces pays, apprend davantage aux masses ce que sont l’impérialisme et l’exploitation que dix livres des plus classiques, parce qu’elles le voient dans la pratique, elles le voient tous les jours, matin, midi et soir, à toute heure, et parce que cela peut s’exprimer et se démontrer d’un tas de manières différentes dans chaque pays.
Ah ! si les journalistes brandissaient cet étendard, les possibilités de victoire grandiraient, parce que cela ne doit pas se régler par des conciliabules diplomatiques. Les gouvernements sont las d’adresser des petits papiers, des lettres, comme celle du Groupe de Cartagena, aux riches créanciers. J’en ai parlé à la réunion des femmes et j’ai dit : ce n’est pas par de petites missives d’amour qu’on peut régler le problème, il faut faire ce que fait un syndicat quand il en a assez de demander, autrement dit faire grève. Je n’ai pas voulu dire une grève demain ; j’ai utilisé une comparaison, une image, et j’ai parlé de grève. Autrement dit, au lieu de se livrer constamment à cet exercice de tirer de l’argent de sa poche et de le donner, gardons les mains dans les poches ! Voilà ce que j’ai dit. Si vous voulez lui donner un autre nom, c’est la même chose qu’un moratoire. Appelez ça comme vous voudrez : grève, cessation de paiement, moratoire.
Je sais aussi ce qui peut se passer et je sais ce qu’ils peuvent faire. Ils n’ont jamais pu faire moins dans leur vie. Vont-ils imposer un embargo au tiers monde ? Mais alors ils s’imposeraient un embargo à eux-mêmes, ils n’auraient même plus de chewing-gum. Ils ne pourraient même plus mâcher du chewing-gum aux États-Unis s’ils imposaient un embargo au Tiers-monde, ni boire du chocolat, ni du café, ni recevoir des carburants, des minerais, et tout le reste. Vivons-nous comme il y a quarante ans, quand le monde était distribué entre les grandes puissances coloniales, ou alors vivons-nous à une époque où les peuples ont démontré par leur lutte que la fin du colonialisme avait sonné ? De fait, du point de vue politique, la fin du colonialisme a sonné, mais après est venu le néo-colonialisme, la domination économique, de la forme la plus brutale.
Et c’est nous, nos peuples latino-américains, qui avons financé le capitalisme en Europe : l’or, l’argent, tout ce qui est sorti ici de la sueur et du sang des Indiens, des esclaves noirs d’Afrique et des métis a financé le capitalisme, non seulement pour ce dont a parlé le Portoricain ici, parce qu’on a parfois utilisé le sang des Latinos pour nous soumettre, mais aussi, tout simplement, parce qu’on nous a saignés à blanc pendant des siècles. Voilà pourquoi je dis que ni économiquement, ni politiquement, ni moralement, ni juridiquement, il est possible de payer cette dette, et ce, de quelque angle qu’on l’envisage. Et l’une des raisons historiques, c’est qu’ils nous ont saignés à blanc, et que ce sont eux nos débiteurs, même au sens économique du terme.
Bref, Santana, je crois - et pardonnez-moi tous de m’être étendu sur ce problème - que cette bataille historique revêt une importance énorme, et si nous avons les idées claires, nous pouvons la mener à bien et nous pouvons remporter la victoire. Nous ne devons avoir aucun remords de conscience. Voilà pourquoi j’ai dit que j’étais radical. Sur tous ces problèmes, j’ai beaucoup réfléchi pour savoir où il pouvait y avoir des contradictions, quel type de contradictions il pouvait y avoir le cas échéant, et je suis arrivé à la conclusion, à la lumière de la doctrine, à la lumière de la morale, à la lumière de l’expérience politique qu’il n’y a aucune contradiction entre ce que je propose et ma conviction intime, et qu’il s’agit d’une stratégie que nous devons suivre. En revanche, ce qu’il faut faire dans chaque pays, vous comprendrez bien que ce n’est pas à moi de le proclamer à tous vents, parce qu’autrement, au lieu de contribuer à l’idée de l’unité, je vais semer la division entre les pays, et ça, oui, ça conviendrait à l’impérialisme.
A la fin de la séance, je vais vous distribuer l’autre interview dont je vous ai parié, à condition que vous preniez la peine de la lire.
Je comprends qu’on reçoit parfois tant de documents qu’il est impossible de les lire tous. Mais ce n’est pas un roman, ça traite d’un drame ; il s’agit d’une autre interview qui complète celle d’Excelsior. Sachez que toutes ces interviews sont en cours de distribution, qu’on va les distribuer à Nairobi aux milliers des femmes qui vont s’y réunir, à l’OUA, à tous les chefs d’État qui sont réunis. Ces problèmes vont aussi se discuter à la réunion des Non-Alignés à Luanda, au Festival mondial de la jeunesse et des étudiants. Celle-ci, et cette autre, et d’autres encore, il y en a au moins six. On va les donner aux jeunes là -bas, comme livre de chevet, pour qu’ils réfléchissent sur tous ces problèmes et qu’ils puissent dissiper leurs doutes s’ils en ont. On les distribue aux Nations Unies, partout.
J’ai pensé avec soin à tous ces problèmes. Ici, bien sûr, j’ai parlé un peu plus librement que lorsque je le fais publiquement dans une de ces interviews. Je ne veux pas que vous alliez confondre la bataille stratégique qui se livre pour l’indépendance de nos pays avec de simples plans subversifs, comme ils disent.
Cette interview n’a pas encore été publiée, mais j’en ai ici l’essentiel. En fait, c’est l’interviewé qui travaille, parce que l’interviewer pose des questions, et des questions difficiles, et ceux qui se donnent du mal, ce sont ceux qui doivent y répondre. J’ai pourtant demandé aux interviewers l’autorisation d’utiliser la partie économique de cette longue interview, qui a duré beaucoup d’heures, parce qu’il me semble qu’il s’agit d’un document important. Ce sont eux qui ont posé les questions, et ça vaut mieux comme ça, parce que tu ne dis pas ce que tu veux, mais ce qu’ils te demandent, tu te soumets à l’interrogatoire des juges et des procureurs sur chacun des problèmes. Et là voilà . Je vais vous la distribuer aujourd’hui à la fin des séances.
Un certain nombre de chefs d’État l’ont entre les mains, parce que je la leur ai envoyée avec beaucoup de discrétion, mais je vais vous la donner à vous, puisqu’elle traite de choses dont nous avons parlé aujourd’hui. Elle complète l’autre interview. Sur ce point, il faut continuer de réfléchir, d’apporter des idées, de fournir des formules. Voilà pourquoi je me suis beaucoup réjoui quand j’ai lu l’autre jour dans une dépêche cette phrase de Ruiz Caro qui m’a paru si sympathique de « la dette éternelle ». Ce sont des contributions. Lui, et beaucoup d’entre vous avez des idées, et nous devons tous apporter des idées sur ce problème. Nous devons savoir clairement quels sont les objectifs, quelle est la tactique, quelle est la stratégie que nous nous proposons dans cette lutte.
Demain, je vais vous remettre un autre texte ; il n’est pas économique, il est d’un autre genre puisqu’il porte sur les Jeux olympiques. C’est aussi un texte inédit, un autre thème très intéressant, lui aussi, qui me semble lié en partie à tout ceci. Je vais donc distribuer deux textes inédits. Je me suis demandé : où est-ce que je le distribue ? Et je me suis dit que le meilleur moment était la réunion des journalistes latino-américains. Je vais vous donner celui-ci aujourd’hui et celui-là demain, mais le premier est plus important parce qu’il a à voir avec ce dont nous sommes en train de discuter ici. Je te remercie donc beaucoup, Santana, d’avoir eu des doutes sur cette question, parce qu’il me semble que d’autres compañeros peuvent en avoir et surtout que beaucoup de gens dans certains de nos pays peuvent en avoir, et qu’il faut alors expliquer les idées et dissiper les doutes.
Je vous remercie (applaudissements prolongés).
OSVALDO SANTANA. Commandant Castro, vous m’avez fait l’honneur d’une très longue explication. Je crois que votre réponse vient éclaircir non seulement mon inquiétude personnelle, mais aussi, probablement, les préoccupations de vastes couches et secteurs des sociétés latino-américaines.
Je tiens donc à vous exprimer très honnêtement, très sincèrement, ma satisfaction et surtout vous remercier de votre générosité et de vos égards envers nous (applaudissements).
transmis par Jacques-François BONALDI, à la Havane.