par Claudia Jardim [1] , Jonah Gindin [2]
14 août 2004
Prendre le pouvoir pour transformer le monde, mais à petites doses : telle est la proposition de l’écrivain et cinéaste anglo-paquistanais Tariq Ali, un des principaux leader du mouvement altermondialiste. Pour Ali, l’Amérique latine, laboratoire d’expérimentations du modèle néoliberal, commence à se rebeller contre "l’empire étatsunien" . Il cite le Venezuela comme un des exemples des changements en cours : "C’est un exemple que les Etats-Unis doivent éliminer" .
L’écrivain, qui était à Caracas quelques semaines avant le referendum révocatoire du mandat présidentiel, pense que plutôt que de se baser sur des stéréotypes pour qualifier le gouvernement de Hugo Chávez, il est préférable d’évaluer les changements qui ont lieu dans la vie des gens. Par contre, Ali critique le président brésilien Luis Ignacio Lula da Silva pour ne pas gouverner pour la population pauvre du pays qui l’a conduit au gouvernement. [...] Pour Tariq, la solution à la crise qu’affronte la gauche latino-américaine est la création d’un mouvement pour la refondation, précisement, de la gauche.
Comment expliquez-vous l’explosion des mouvements sociaux contre le néolibéralisme en Amérique latine ?
Je crois que la raison est que l’Amérique latine fut utilisée par les Etats-Unis (EUA), durant très longtemps, comme un laboratoire. Tout ce que les EUA se proposaient, ils le testaient en Amérique latine. Quand ils ont voulu utiliser des militaires - au niveau politique - pour écraser des mouvements populaires, ils l’ont d’abord fait en Amérique latine : au Brésil, en Argentine, au Chili ; trois des dictatures les plus brutales que nous ayons vues. Ensuite, après la chute de l’ennemi communiste (l’Union soviétique), ils ont baissé la garde sur le front politique mais ont enfermé l’Amérique latine dans un modèle économique et ont dit : « C’est l’unique manière d’avancer ». Si nous jettons un oeil sur le monde, nous pourrions le résumer de cette manière : l’Amérique latine - le laboratoire de l’empire étasunien - est la première à se rebeller. De nombreux processus intéressants et distincts ont lieu dans la région. Je crois que la faiblesse des mouvements est leur incapacité à s’unir et à refonder la gauche en Amérique latine.
Quand le modèle néolibéral a-t-il commencé à se décomposer ?
Ce qui a commencé ici, c’est un processus de désindustrialisation et d’entrée d’investissements étrangers. Les exemples les plus classiques ont été le Chili de Pinochet, le Brésil de Cardoso et l’Argentine durant plusieurs gouvernements successifs. Ils ont désindustrialisé le pays. Ils croyaient que leur pays pouvait fonctionner dans une bulle économique créée par un boom économique fictif, produit en grande partie par les investissements étrangers. [...] C’étaient des capitaux internationaux : ils n’avaient pas la moindre motivation à développer le Brésil ou l’Argentine.
C’est ainsi qu’ont commencé à surgir depuis la base de nouveaux mouvements sociaux - des paysans sans terre aux travailleurs sans emploi - qui ont commencé à faire face à cette réalité.
Les mobilisations sur tout le continent furent les réponses ...
Les résultats sont nombreux : la lutte à Cochabamba, en Bolivie, contre la privatisation de l’eau, celle des paysans de Cuzco, au Pérou, contre la privatisation de l’électricité. Au cours de ces deux luttes, les gouvernements ont d’abord commencé par réprimer avant de se replier. Ensuite, face à l’effondrement insolite de l’Argentine, [...] la crise du capitalisme néolibéral est devenue évidente [...]
Cela signifie-t-il que les EUA absorberont dans le futur cette énergie [celle des mouvements de résistance, N.d.T.] en essayant de proposer une version plus "light’ du néolibéralisme ?
Je ne crois pas qu’ils soient actuellement préparés pour faire cela. Ils le feront seulement s’ils se sentent menacés. Ils ne le sont pas actuellement. Je dois être bien cru en disant cela : ils ne se sentent pas menacés car il existe un slogan idéaliste au sein des mouvements sociaux qui dit : « Nous pouvons changer le monde sans prendre le pouvoir ». Ce slogan ne menace personne, c’est un slogan moral. Quand les Zapatistes - que j’admire - ont marché du Chiapas à la ville de México, que croyaient-ils qui allaient arriver ? Rien ne s’est passé. Ce fut un symbole moral, même pas une victoire morale, car rien ne s’est passé. Je crois que cette phase est compréhensible dans la politique latino-américaine, où les peuples ont souffert récemment de grands revers : la déroute sandiniste et des mouvements armés, de telle manière que les gens se sentaient nerveux. Je crois, de ce point de vue, que l’exemple vénézuélien est le plus intéressant. Car il dit : « Pour changer le monde, il faut prendre le pouvoir et commencer à mettre en place les changements à petites doses si c’est nécessaire, mais il faut le faire. Si ce n’est pas le cas, rien ne changera ». C’est une situation intéressante et j’espère qu’à Porto Alegre (au Forum social mondial) l’an prochain, toutes ces choses seront discutées et débattues.
Le mouvement contre la globalisation n’aspire pas à prendre le pouvoir. Quelles sont alors les alternatives ?
Il n’y a aucune alternative. Ils croient que c’est un avantage de ne pas en avoir. Mais, de mon point de vue, c’est un signal de banqueroute politique. S’il n’y a pas d’alternative, que va-t-on dire aux gens quand on les mobilise ? Le Mouvement des travailleurs ruraux sans terre (MST) au Brésil a une alternative. Ils disent : « Prends la terre et donne-la aux paysans pauvres et laisse-les la travailler ». Mais la thèse de John Holloway [changer le monde sans prendre le pouvoir, N.d.T.] sur les Zapatistes est - si on veut - virtuelle ; une thèse pour le cyberespace. Nous vivons dans un monde réel et dans ce monde réel cette thèse ne fonctionnera pas. Pour moi, le modèle du MST au Brésil est beaucoup plus intéressant que le modèle des Zapatistes au Chiapas. Beaucoup plus ...
Quelle est votre évaluation de l’impasse entre les mouvements sociaux et le gouvernement brésilien ?
Je crois que le problème au Brésil est le suivant : le Parti des travailleurs (PT) a recueilli les aspirations du peuple, surtout des pauvres. Il les a captées mais n’a rien fait, jusqu’à présent. De fait, la répression contre le MST durant la première année de Lula a été beaucoup plus forte qu’au cours de n’importe quelle année de gouvernement de Cardoso. Les propriétaires terriens et la police ont persécuté et assassiné beaucoup plus de militants du MST. Cela finira mal. Pourquoi est-ce que cela s’est passé ? Parce que, selon moi, le PT ne s’était pas préparé sérieusement à penser à une alternative réelle. En public, ils disaient : « Oui, nous donnerons des terres aux sans terre ; oui, nous ferons ceci ; oui, nous ferons cela », mais ils n’étaient pas réellement préparés. Je crains que Lula soit un faible leader. Un faible leader qui est si ému par le fait d’être au pouvoir qu’il a oublié pourquoi il s’y trouvait. Il est arrivé la même chose à Lech Walesa en Pologne quand le grand mouvement de masses Solidarité l’a mis en avant et l’a élu. Qu’a-t-il fait ? Rien. Et il fut démis par le peuple lors d’élections. Il arrivera la même chose à Lula.
Quelle est l’alternative dans le cas brésilien ?
Je pense que ce dont nous avons besoin est un mouvement pour refonder la gauche brésilienne. Ce mouvement doit inclure, au sens large, les personnes à l’intérieur du PT - députés, sénateurs et des parties de la base sociale, le MST et la couche d’intellectuels socialistes - qui sont actuellement désillusionnés. Ces trois composantes sont très importantes pour refonder la gauche brésilienne. C’est une bêtise de le faire seulement avec quelques personnes qui quittent le parti et déclarent qu’ils « sont un nouveau parti ». Pour refonder la gauche brésilienne, un nouveau type de mouvement et un parti différent du PT sont nécessaires. [...] Le gros de la classe travailleuse brésilienne est actuellement une classe travailleuse informelle. Ce qui n’était pas le cas quand fut fondé le PT. Il y a donc des priorités différentes. Il faut refonder une gauche en accord avec ces nouvelles priorités et réalités du Brésil actuel, pas sur base d’une image mythologique du passé.
Avant les élections au Brésil, j’étais dans un festival à Ribeirao Preto. On m’a demandé pour qui je voterais si j’étais brésilien ? J’ai répondu que je voterais pour Lula, aux côtés de la majorité des pauvres du Brésil. Mais j’ai dit que ma grande préoccupation était que Lula pourrait oublier qui avait voté pour lui et qu’il se plierait aux politiques de ceux qui n’ont pas voté pour lui, celles de la Banque mondiale, du FMI et des institutions financières internationales. Ces institutions n’ont pas voté pour Lula, mais leurs politiques sont celles qui sont appliquées. J’ai dit que ce serait une tragédie. Les gens sont restés bouchebés de surprise. C’est exactement ce qui s’est passé. Pour moi, la relation Lula - Cardoso est la même qu’entre Thatcher et Blair. Blair a imité Thatcher. Lula imite Cardoso. Les deux histoires se mélangent, ce qui représente une tragédie pour le Brésil. Dans quatre ou cinq ans, il y aura une désillusion massive. La droite gagnera probablement à nouveau et nous devrons recommencer la lutte depuis le début.
En Colombie, la militarisation est très similaire à la stratégie étasunienne durant la Guerre froide. Comment interprétez-vous cela dans le cadre d’une stratégie essentiellement économique ?
Actuellement, la Colombie est un cas exceptionnel, le Venezuela aussi, évidemment, où les EUA ont essayé de s’imposer par un nouveau coup d’Etat qui fut mis en échec. Ils recommenceront si rien d’autre ne donne de résultat : quand ils sentent que la démocratie ne sert plus leurs intérêts, ils auront à nouveau recours aux militaires, c’est évident. Mais, pour le moment, le problème est de dessiner une société dans laquelle peuvent être concrétiser des projets ; des projets socio-démocrates pour les pauvres. Selon moi, c’est la clé. C’est pour cela que le Venezuela est très important. Avant que Lula soit élu, une possibilité est née [...] : L’Argentine s’était écroulée, et au Venezuela il y avait Chávez. S’il existait une Confédération bolivarienne, intégrée par le Brésil, l’Argentine, l’Equateur, la Bolivie, le Venezuela et Cuba, ensemble ils pourraient créer une forme totalement distincte de société, non répressive, sans vices, qui transformerait la vie quotidienne du pauvre. Cela n’a pas eu lieu car ... Selon moi, Kirchner est meilleur que Lula. Il essaie de résister, à un certain niveau. La grande déception, c’est le PT brésilien. [...] En créant une unité, ils pourraient profiter des forces de chacun et non des faiblesses. C’est pour cela que c’est positif que le Venezuela et Chávez profitent des points forts de Cuba plutôt que de ses faiblesses. La structure sociale qu’ils ont créée avec les systèmes de santé et d’éducation, c’est quelque chose que le Brésil pourrait faire aussi ... Mais il ne le fait pas.
Face à la résistance contre le projet de Zone de libre-échange des Amériques (ALCA), pensez-vous que les EUA privilégient la stratégie des accords bilatéraux pour imposer leur agenda économique ?
Je crois que les EUA agissent toujours en fonction de leurs propres intérêts. Ces derniers sont d’empêcher l’émergence d’une force régionale en Amérique latine sans la présence des EUA, empêcher qu’une force régionale surgisse en Extrême Orient - la Chine, le Japon, la Corée - sans la présence des EUA, empêcher que l’Europe devienne une grande puissance économique et politique. Les EUA feront des concessions à ceux qui serviront leurs intérêts tant qu’ils ne se sentent pas menacés politiquement ni économiquement. Ils pourront faire de nombreuses concessions, mais ils préfèrent en général des accords bilatéraux. [...] Cela a toujours été leur politique.
Le mouvement contre la globalisation est prudent avec Chávez du fait de son populisme, de sa formation militaire. Ce qu’il craint est que cela puisse devenir un processus contrôlé verticalement depuis le pouvoir.
Tant que les pauvres du Venezuela appuieront ce gouvernement, il survivra. Quand ils lui retiront son soutien, il tombera. Mais je crois qu’il serait utile que le mouvement contre la mondialisation - et il y beaucoup de courants différents en son sein - vienne et observe ce qui se passe ici. Quel est le problème ? Qu’ils aillent aux barrios [quartiers populaires, N.d.T.], qu’ils voient comment vivent les gens et comment c’était avant que ce gouvernement prenne le pouvoir. Qu’ils ne tombent pas dans les stéréotypes. On ne peut pas changer le monde sans prendre le pouvoir, c’est ce que montre le Venezuela. Chavez est en train d’améliorer la vie des gens ordinaires. C’est pour cela qu’il est difficile de le faire chuter. Si ce n’était pas le cas, il aurait déja chuté.
C’est quelque chose que les gens du mouvement altermondialiste doivent comprendre. C’est de la politique sérieuse. Il ne suffit pas simplement de changer de slogan. Car, pour les gens ordinaires, au nom de qui ils disent lutter, l’éducation gratuite, la santé gratuite, la nourriture bon marché sont des choses beaucoup plus importantes que tous les slogans justes.
Quel est votre opinion sur le processus politique vénézuélien ?
Je crois qu’il a besoin de se consolider. Je crois qu’il est faible. Je crois que le mouvement ici a besoin de s’institutionnaliser à tous les niveaux, au niveau des petits villes, des villages, des quartiers. Il peut s’élargir : sous la forme de cercles bolivariens ou sous toute autre dénomination, sous la forme de groupes qui se réunissent régulièrement, qui communiquent entre eux, qui discutent de leurs problèmes et qui ne soient pas seulement quelque chose de dirigé depuis le haut. C’est très important car Chavez est un type hors du commun en Amérique latine, très spécial. Il est jeune et peut vivre de nombreuses années, Mais il doit créer des institutions qui perdurent et transcendent sa présence pour le futur.
Pourquoi le gouvernement de Chavez perturbe-t-il tant les Etats-Unis ?
Le Venezuela est un exemple de ce que les Etatsuniens veulent éliminer. Car si cet exemple existe, et se consolide chaque fois plus, les peuples du Brésil, de l’Argentine, du Chili, d’Equateur et de Bolivie diront : « Si les Vénézuéliens peuvent, nous aussi nous pouvons ». Le Venezuela, à partir de ce point de vue, est un exemple très important. [...] C’est pour cela qu’ils versent des millions de dollars pour aider la stupide opposition vénézuélienne ; incapable d’offrir une alternative réelle aux gens, sauf ce qui existait avant : une oligarchie corrompue et servile. C’est cela que le Venezuela représente et je crois qu’une faiblesse de la Révolution bolivarienne a été, jusqu’il y a peu, de ne pas en faire plus vers le reste de l’Amérique latine, car elle a été assiégée au niveau local.
Je crois qu’une fois que Chavez - je l’espère - aura gagné le referendum et après les élections régionales de septembre, il devra entreprendre une grande offensive envers le reste de l’Amérique latine. Depuis cette perspective, le modèle des médecins cubains est très bon. Dans cinq ans, des Vénézuéliens reviendront de Cuba comme médecins. Ils pourront aider leur propre pays comme aller dans d’autres pour aider dans les quartiers populaires. Ce sont des petites choses, mais dans le monde dans lequel nous vivons, ce sont de grandes, très grandes réalisations. Il y a cinquante ans, elles auraient été minimes, aujourd’hui, elles sont grandes. Ce pourquoi nous devons les préserver et les améliorer.
Les médias jouent un rôle particulier dans le scénario vénézuélien, Quelle est la solution ?
Ce qu’il manque en Amérique latine, ce sont des moyens de communications. Nous avons besoin d’un canal satellite comme Al Jazeera. J’ai dit que l’on pourrait l’appeller « Al Bolivar ». Il en manque un qui rende compte régulierement de ce que dit la droite, de ce que disent les mouvements de gauche - un qui rende compte de ce que veut le Mouvement des travailleurs sans terre (MST) qui défie Lula,. Mais de manière indépendante, sans se lier à un Etat. Je crois que ce canal satellite pourrait être très important pour l’Amérique latine en général, pour défier le monde, la BBC et CNN avec une chaîne latinoaméricaine. [...]
Si Chavez gagne le referendum, croyez-vous que l’opposition dira qu’il y a eu fraude de la part du gouvernement pour délégitimer le résultat ?
Dans ce cas, nous devrons nous battre quand cela aura lieu, ce pourquoi je crois que le processus doit être transparent. Je crois qu’il y aura beaucoup d’observateurs. Si cela arrive, le gouvernement devra directement passer à l’offensive et dire que « c’est une victoire nette. S’ils le veulent, qu’ils aillent partout dans le pays pour parler avec chaque électeur ». Il ne doit pas être sur la défensive. Il faut passer directement à l’offensive et déclarer que l’on n’est pas en Floride. [...] Il faut compter sur l’appui de la force du peuple. Si le peuple vote pour lui et gagne le referendum, il y a aura des fêtes dans tout le pays. Et ce qui aura eu lieu sera évident.
– Source : Venezuelanalysis.com, juillet 2004.
Traduction : Frédéric Lévêque, pour RISAL.
– http://risal.collectifs.net/article.php3?id_article=1073