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En Guerre : Stéphane Brizé, le Ken Loach français.

Malgré le proverbe cannois “ Á mauvaise sélection, bon palmarès ” et vice versa, cette année, c’est : mauvaise sélection et mauvais palmarès – même si, il faut le reconnaître, les jurys cannois évitent souvent le pire (comme Les Filles du soleil, film de propagande pour légitimer le dépeçage programmé de la Syrie en présentant un pseudo bataillon de femmes comme le fer de lance des troupes kurdes – féminisme et impérialisme font très bon ménage).

On avait donc le choix (si l’on peut dire) entre films féministes ou LGBT ou Russia bashing, et films nébuleux dont il est impossible de mémoriser le sujet. On peut du moins féliciter le jury d’avoir résisté à l’hystérie Metoo, en ne récompensant (en dehors du prix d’interprétation féminine) que deux femmes (Alice Rohrwacher et Nadine Labaki). Depuis des années, Cannes s’est consciencieusement sabordé par des choix indignes (le fascisant Dheepan), et en ignorant ou ostracisant les meilleurs films. En 2011, l’année du sublime Melancholia, la palme revenait à The Tree of Life (qui se souvient de ce film, catégorie "nébuleux" ?). En 2013, l’année de La Grande Bellezza, elle couronnait la ridicule Vie d’Adèle : on ne pouvait évidemment pas passer à côté d’un film LGBT d’un auteur arabe, qui en a profité pour montrer la voie aux Tunisiens : pour approfondir la révolution, ils devaient se décoincer et essayer l’homosexualité (en débitant ces incongruités, Kechiche n’osait même pas regarder la caméra en face).

Dans l’édition 2018, trois films pouvaient susciter l’envie, mais, parmi eux, le grand événement du Festival, The House that Jack Built, était présenté hors compétition (pour éviter le ridicule de priver une fois de plus de récompense le plus grand cinéaste de l’après-guerre, le génial Lars ?). Le Livre d’image, comme, en 2014, l’Adieu au langage, a eu, lui, un prix (honorifique) : à 80 ans passés, Godard semble avoir acquis un statut de vache sacrée, qu’on prime pour que son prestige retombe sur Cannes. Quant à En Guerre, il témoigne de la difficulté, pour les films engagés, de se faire reconnaître à Cannes (par contre, en 2017, les médias officiels exigeaient la reconnaissance de la légitimité artistique de la comédie et l’attribution d’un grand prix à l’insipide comédie à l’américaine de Maren Ade). Certes, Ken Loach a été récemment palmé pour Moi, Daniel Blake ; mais, comme dans le cas de Godard, il semble que, pour les jurys cannois, l’âge du capitaine neutralise la charge socio-politique des films – pour un peu, on les blâmerait, comme Stéphane Brizé, d’accepter le rôle de caution idéologique du festival. Mais Brizé, lui, a tout juste l’âge canonique (52 ans) et l’absence du chichi esthétisant apprécié à Cannes disqualifie ses films.

En Guerre est pourtant un excellent film, remarquablement servi en outre par l’interprétation de Vincent Lindon (tellement plus crédible en ouvrier syndicaliste qu’en Rodin !). Brizé n’avait pas la tâche facile, car le film engagé est certainement le genre le plus difficile à réussir : naturalisme plat, misérabilisme, bonnes intentions, lourdeur pédagogique sont autant d’obstacles que même le grand Ken Loach n’évite pas toujours ; et devant les premières images du film, on pouvait craindre d’avoir à subir un honorable pensum. Depuis 30 ou 40 ans, en effet, l’actualité multiplie ce genre d’histoire, dont on connaît par cœur les figures obligées : menace de fermeture d’usine et charrette de licenciements, luttes syndicales, manifs avec leurs drapeaux et slogans ("Tous ensemble, tous ensemble, ouais"), fiers discours des leaders syndicaux, discours dilatoires et promesses creuses des responsables politiques et économiques, pourrissement du mouvement, échec.

Mais Brizé nous surprend et nous entraîne grâce à un crescendo rigoureux et un dispositif formel élaboré et cohérent (pas du chichi type rideau qui volette pour donner une touche poétique) : il reste fidèle à l’ellipse dans le récit et au montage par blocs denses qui ne gardent que les temps forts. Ainsi, les images de meetings et manifestations échappent à l’impression de déjà vu en mettant l’accent sur le mouvement (les discours des leaders syndicaux s’interrompent et se fondent dans l’action collective). Ou bien, au contraire, la caméra zoome sur un point précis, comme la technique employée par les policiers pour briser la chaîne des grévistes : ils font porter l’effort sur le maillon faible (situé à une extrémité) pour l’extirper du groupe solidaire ; ainsi détaillée, l’action des sombres policiers a quelque chose de diabolique, on croit voir une meute de loups détachant du troupeau brebis après brebis pour les dépecer.

Mais le dynamisme s’exprime aussi dans les scènes de discussions heurtées, toujours au bord de la violence émotionnelle du côté des ouvriers, ce qui n’empêche pas l’analyse des mécanismes de la vraie violence, la violence sociale du côté des dirigeants : leur discours, insupportable, consiste à déréaliser la situation (un épisode concret de lutte des classes) en affectant bienveillance et empathie ( "je comprend vos difficultés", dit le grand patron allemand, “ j’aime la France, dès que je le peux, je vais dans ma maison de campagne en Camargue ”) ; mais quand le discours est inopérant, il fait intervenir la police. Ou bien ce discours s’appuie sur de grands principes abstraits, comme la liberté d’entreprise et de travail, au moment où le groupe allemand est en train de priver du droit au travail 1100 ouvriers dans son usine d’Agen.

Une véritable analyse économique (comme aucun des experts officiels des médias n’en fait entendre) émerge tout à coup : si le patron allemand refuse de vendre l’entreprise à un repreneur viable, c’est qu’il craint qu’elle lui fasse de la concurrence. Depuis 30 ou 40 ans que la même stratégie est à l’œuvre, on a bien compris que quand des groupes allemands ou étasuniens achètent des usines en France, c’est pour les vider de leur substance avant de les fermer (ou de les délocaliser dans les pays les plus pauvres) pour renforcer leur situation de monopole.

Mais l’analyse critique concerne aussi le mouvement syndical : le délégué CGT, Laurent Amedeo (Vincent Lindon) entre en conflit avec le syndicat-maison qui, après avoir participé à la lutte veut transiger : accepter la fermeture de l’usine en échange d’“ un gros chèque ”, le plus gros possible. Amedeo dénonce là une stratégie à courte vue : un chèque de 50 000 euros (somme obtenue par les Conti de Clairhoix) peut paraître alléchant, mais il ne peut permettre à une famille de vivre que quelques années ; et ensuite, que devenir dans une région déjà sinistrée, où il n’y a pas d’emplois "à 50 km à la ronde" ? Et que deviendront les enfants quand ils arriveront sur le marché du travail ? Si, quant aux faits, Brizé suit de près l’histoire des Conti (ainsi, 1100 licenciés à Agen, 1120 à Clairhoix), il se sépare, sur la théorisation, de La Saga des Conti, le film documentaire de Jérôme Palteau (2013) et nous fait mesurer ce qu’il y a d’irresponsable dans les déclarations triomphales du charismatique leader Conti, Xavier Mathieu : j’ai fait cracher au patron (allemand là aussi) un maximum de pognon.

Enfin, En Guerre remet au premier plan le social par opposition au “ sociétal ” : aux côtés d’Amedeo, une déléguée syndicale lutte pour la véritable émancipation, qu’elle soit masculine ou féminine : la maîtrise de sa vie et de son avenir grâce à un emploi stable. Et en face, du côté patronal, il y a aussi des femmes, tout aussi âpres dans la défense de leurs intérêts et aussi virtuoses dans le maniement de la langue de bois que leurs collègues masculins.

Au-delà de l’analyse, le film acquiert une dimension tragique, comme The Navigators de Ken Loach : dès le début, on apprend que la fille d’Amedeo est à trois mois de son accouchement, ce qui fait démarrer un compte à rebours aussi bien pour l’action collective des grévistes que pour le destin individuel d’Amedeo : les victoires ponctuelles des travailleurs ne les sortent pas de leur situation d’impasse et ne font que retarder l’échec fatal. Or, lorsqu’il est impossible de répondre à la violence sociale en s’en prenant à ses responsables, la frustration et la colère se retournent contre soi : c’est l’austère et impressionnante avant-dernière séquence, apogée du film.

Cette situation d’impasse est peut-être la limite d’En Guerre ; mais la longueur de la scène où Amedeo tient dans ses bras son petit-fils nouveau-né invite à y voir un symbole, peut-être la transmission à la génération suivante du flambeau de la résistance (c’est ainsi aussi que Daniel Blake s’achève sur une note d’espoir : avant de mourir, le héros a rendu à une jeune femme le sens de sa dignité et la volonté de continuer à lutter).

Avec une austère sobriété, En Guerre met en scène la violence d’une société “ en marche ” vers la barbarie, où la vie de millions d’hommes et de femmes, et de plusieurs générations, est sacrifiée pour quelques points de rentabilité de plus à servir à une poignée d’actionnaires. Il rend dérisoires tous ces films à enjeux “ sociétaux ” où, comme dans 120 Battements par minute, on essaie de faire passer pour des héros une poignée d’enfants gâtés qui ne connaissent pas d’autre valeur que leur plaisir. Il remet au premier plan la vraie lutte, la lutte des classes.

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COMMENTAIRES  

23/05/2018 09:16 par franck-y

Frédéric Lordon sort une analyse et un slogan possible pour l’action en se servant de ce film :
En guerre – pour la préemption salariale !

23/05/2018 17:17 par Geb.

Pas besoin de l’inventer.

On y est, "En Guerre", et depuis longtemps. A mon humble avis s’il y en a qui ne l’ont pas compris il y a 20 ou 30 ans il y a peu de chances qu’il le comprennent aujourd’hui.

Tout simplement parce que les choses ne se comprennent pas quand c’est trop tard pour agir, mais à travers l’analyse, la compréhension des choses à venir, et l’empathie envers les victimes du présent, bien avant que ça ne touche les futurs concernés.

Ceux qui vont "comprendre" quand ça va les toucher directement agiront dans l’urgence et seront la proie du n’importe quoi. C’est une constante dans l’Histoire, les gagnants sont ceux qui se projettent dans le futur. Jamais ceux qui vivent uniquement à l’instant présent.

23/05/2018 18:45 par Autrement

Entre autres bonnes idées de Lordon, - comme populariser l’idée d’une loi garantissant le droit de préemption des salariés sur leur usine qui menace de fermer (voir le lien donné par franck-y) - , je relève ceci, qui me paraît pertinent et assez bien équilibré :

On dira que l’alternative réelle au pouvoir des actionnaires, c’est l’abolition de la propriété financière du capital. C’est vrai. On ajoutera que s’en prendre à la finance ne fait que reconduire l’alternative « du “mauvais” capitalisme (financiarisé) et du “bon” (industriel) », c’est-à-dire rester dans l’exploitation capitaliste. C’est vrai aussi. Maintenant, si quelqu’un voit la sortie du capitalisme dans les conditions d’aujourd’hui, c’est qu’il a la vue psychédélique. Et si, ne connaissant que cet horizon, il se désintéresse de tout ce qui ne l’atteint pas, il est aveugle aux opportunités de la période. Ce n’est pas que penser/militer/expérimenter des rapports non-capitalistes ne soient pas urgent – ça l’est. C’est que délaisser, à ce motif, la possibilité de faire quelque chose dans la conjoncture et à l’étage majoritaire est une absurdité, où l’on ne discerne plus à la fin que la condescendance des virtuosités minoritaires pour le grand nombre.

Et merci encore à Rosa Llorens.

23/05/2018 22:43 par Sidonie

Merci à Rosa, dont les critiques sont toujours incisives et finement documentées...

Oui En guerre est un grand film car il fait percevoir comme rarement le piège qui se referme sur les travailleurs et les écrase dans le système capitaliste mondialisé.
Quand j’avais 10 ans on nous culpabilisait à l’école avec les mineurs qui mouraient pour nous dans les mines. Quelle ne fut pas ma surprise de voir peu après ces mêmes mineurs se battre pour garder leur emploi et continuer de mourir pour nous dans les mines de charbon...
Voilà le choix, pardon ce n’est pas un choix, c’est une malédiction le sort que réserve aux travailleurs le régime capitaliste au service de l’oligarchie : soit mourir dans la mine, soit mourir sans la mine....
Autrefois, les gens pouvaient vivre d’une échoppe, d’un métier, d’un lopin de terre... Aujourd’hui c’est devenu impossible. Le très émouvant "Vent du nord" le montre bien. Un salarié perd son travail dans des conditions similaires à celles d’En guerre, mais lui il a un projet, il est pécheur, il est capable de vivre de sa pêche. Hélas, les lois le lui interdisent, les gendarmes viennent bientôt lui confisquer son bateau, sa voiture, etc. et il se retrouve en train de faire les sorties des écoles pour quelques euros par jour...

C’est désespérant de voir les gens s’accrocher à des boulots merdiques, déshumanisants, inutiles, néfastes, destructeurs, pour survivre et quand on leur prend ça, de les voir commencer à se battre entre eux, comme les rats de Laborit, puis de voir toutes les issues se fermer les unes après les autres devant eux, aussi sûrement que s’ils étaient les rats de Laborit, et enfin de voir qu’il ne reste plus au leader qui voyait grand, qui voyait large, qui voulait redonner leur dignité et leur honneur aux travailleurs, mais qui, du fait de l’échec programmé est devenu le bouc émissaire du groupe, qu’à s’immoler...

Quand et comment l’humanité parviendra-t-elle à sortir de cet engrenage mortifère pour construire enfin une société humaine ?

24/05/2018 16:37 par Tartampionne

mauvais esprit :
qui a financé ce film ? non indiqué sur la fiche wikipedia ; cependant France-télévision (1) nous en fait une pub constante, sans doute pour avoir un retour sur investissement.
Qui disait que les médias publics sont sans intérêt voire bien pire encore ?

Si ma déduction est nulle (et dans ce cas je fais d’avance mon mea culpa) merci de nous faire connaitre le financeur,

Merci @Sidonie d’avoir si bien dit les choix impossibles (j’y pensais mais n’eus pu l’exprimer si clairement).

(1) désolée de choquer la plupart pour continuer à regarder la télé.

25/05/2018 19:24 par lelourec

D’accord Avec tout sauf avec »l’hysterie de metoo »

27/05/2018 00:53 par depassage

lelourec
Je suis d’accord avec vous, ce n’est pas une hystérie. Ça, c’est sûr. Dire que le mouvement Metoo est une hystérie, c’est pour le condamner d’avance et refuser de l’interroger en tant que phénomène sociétal qui révèle beaucoup de choses qu’il ne le laisse voir. La permissivité introduite par l’ultra-libéralisme n’est plus tolérée et commence à être ressenti comme une agression. Si le monde économique persiste dans sa crise et son délabrement, il y aurait un retour du religieux qui n’a jamais disparu en fait pour qu’il y ait retour, mais plutôt une variante rigoriste du religieux. D’ailleurs macron apparemment est en train de prendre les devants et ne se satisfait plus que des diners du Crif comme ses prédécesseurs.

Quant à Frédéric Lordon, il voit très bien les choses et les décrit bien, mais de la reposte à apporter, il nage comme tout le monde.

28/05/2018 04:32 par franck-y

@depassage
Je pense que Lordon s’appuie maintenant sur les revendications de Bernard Friot, à défaut d’autre chose. On peut le voir évoluer avec ces différentes vidéos Youtube :
Bernard Friot et Frédéric Lordon chez Tropiques - 1/2 - 2014
B. Friot & F. Lordon, « En quoi la révolution est-elle encore d’actualité ? », Paris, 3 avril 2018
Pour ma part, c’est intellectuellement reposant de revenir au programme du CNR (de ce que j’en sais), et aux dires de B. Friot (de ce que j’en ai compris, Audition programmatique #7 - Uberisation et salaire à vie - Sarah Abdelnour et Bernard Friot
Mais, on dirait bien k’sé du communisme !

29/05/2018 11:37 par Sidonie

A propos de Lordon :
On ne résiste à la puissance suffocante du film de Stéphane Brizé (En guerre) qu’à y discerner une place vide, la place du discours manquant. Il faut absolument y voir cet espace inoccupé, et la possibilité de le remplir, l’espace d’une réponse, c’est-à-dire d’un discours à déployer, opposable aux impossibilités montrées par le film, capable d’en faire sauter un mur, sinon c’est insupportable.
https://blog.mondediplo.net/en-guerre-pour-la-preemption-salariale

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