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En Équateur, l’insurrection populaire a été vaincue.

ATILIO BORÓN : En Équateur, l’insurrection populaire a été vaincue. 16/10/2019 "....ce qui s’est réellement passé, c’est une défaite de l’insurrection populaire, dont l’énorme sacrifice a été offert sans rien de concret en échange. Et, pour couronner le tout, à une fausse table de négociations..."

Fin de la prétendue négociation entre les dirigeants de la CONAIE et Lénin Moreno ce 14 octobre, la défaite du soulèvement populaire a été consumée. La mobilisation avait commencé, selon un tweet officiel de la CONAIE, pour mettre fin "aux politiques économiques de mort et de misère générées par le FMI et aux politiques extractivistes qui touchent nos territoires".

Dans la "Déclaration très complète et détaillée de l’Agenda de lutte des organisations de peuples, nationalités et communautés autochtones et amazoniennes pour la mobilisation nationale et l’exercice de notre autodétermination", approuvée à Puyo (Pastaza) le 7 octobre 2019, insistait sur le rejet des "mesures économiques : nous exigeons l’annulation complète de la lettre d’intention signée avec le Fonds monétaire international, dont le contenu n’a pas été rendu public en violation de l’obligation de transparence des actes de l’exécutif ; ainsi que la fin des tentatives de privatisation des entreprises publiques dissimulées sous le signe de la " concession ".” L’Agenda et d’autres déclarations de la CONAIE dénonçaient également " les avantages énormes que la bourgeoisie continue de tirer de multiples politiques de réactivation économique " et affirmaient que " le moment d’une action était arrivé pour conquérir les revendications populaires et empêcher l’écrasement des réformes sur l’économie des ménages pauvres. Cela s’est traduit, selon les dirigeants du mouvement, par des mesures scandaleuses en faveur des banques et des grandes entreprises qui ont été exonérées du paiement de 4,295 millions de dollars d’impôts ainsi que de la "colonisation" par leurs représentants des principales positions de l’administration publique et de la dérégulation et précarisation de la demande de travail dans le "package" du FMI. Rappelons que les mesures annoncées par Moreno le 1er octobre dernier prévoyaient que les travailleurs des entreprises publiques " devaient contribuer une journée de leur salaire par mois " et que pour " réduire la masse salariale, les contrats occasionnels seraient renouvelés avec 20% de rémunération en moins, le temps des vacances étant réduit de 30 à 15 jours. A cela s’ajoutait l’énorme augmentation des prix des carburants provoquée par l’élimination des subventions instaurée il y a quarante ans, qui alourdirait le prix de presque tous les biens de consommation populaires et entraînerait une forte baisse des revenus de la population [1].

On peut s’étonner que ce beau programme ait été complètement exclu de la discussion entre les dirigeants des peuples autochtones et le président équatorien. On ne comprend donc pas le triomphalisme de certains protagonistes et observateurs du conflit en parlant de la "négociation" qui a mis fin à la révolte. Hormis la question du prix de l’essence – sans doute importante – tout les autres mesures restent intactes, comme si l’énorme mobilisation populaire contre les impositions du FMI n’avait pas eu lieu. Les questions qui ont fait l’objet de ce "paquet" ont été écartées de la discussion, tout comme la demande, précédemment exprimée par les dirigeants autochtones, d’annuler la lettre d’intention signée avec le FMI "de manière non consultée".

Et ce n’est pas tout : le fait que Moreno soit arrivé au pouvoir avec le programme de la révolution citoyenne de l’ancien président Rafael Correa, qui envisageait de continuer à appliquer les mesures post-néolibérales qui avaient été farouchement combattues par les élites économiques de l’Équateur et avec un programme qui avait repositionné ce pays parmi les gouvernements progressistes de la région, est également resté dans l’oubli, du moins pour le moment, s’efforçant de s’émanciper de la lourde tutelle que Washington exerçait traditionnellement sur les nations situées dans ce qu’ils appellent si respectueusement " l’arrière-cour " des États-Unis. Par une spectaculaire volte-face politique, Moreno détourna ce mandat avec une rapidité et une radicalité rarement vues à l’époque, transformant Rafael Correa – jusqu’au jour de sa prise de fonction, Moreno ne se lassait pas de dire qu’il avait été l’une des plus grandes figures d’Equateur, surpassée par Eloy Alfaro – en un personnage infâme qui causa les pires malheurs jamais endurés et l’a persécuté et persécute avec un acharnement et une furie maladive. Moreno n’a pas seulement inversé le chemin parcouru par Correa, mais il l’a fait en se soumettant bassement aux injonctions de Washington : il a abandonné l’ALBA ; il a offert une base militaire étasunienne aux Galapagos (l’un des derniers refuges non contaminés de l’humanité) ; il a expulsé les autorités et le personnel de l’UNASUR du bâtiment construit à la périphérie de Quito, précisément à l’équateur ; et s’agenouilla devant Donald Trump pour satisfaire avec une ignominie sans pareille (dans un continent prodigue de lèche-bottes de l’empire) le moindre caprice de l’empereur. En commençant par essayer de détruire l’UNASUR et de promouvoir l’infâme groupe de Lima pour attaquer la révolution bolivienne. Bref, l’Équateur est passé de l’autodétermination nationale conquise par le gouvernement de Correa à devenir un proxy, c’est-à-dire un État-pion qui se limite à obéir aux ordres émanant de Washington et des oligarchies dominantes corrompues en Équateur. Rien, absolument rien de tout cela, n’est apparu dans les "négociations" que la direction de la CONAIE a menées avec Moreno et qui ont mis fin au conflit. Il n’y a pas eu non plus dans cette " négociation " particulière une condamnation de la brutalité de la répression policière et militaire, des morts (minimum dix), près de 100 disparus, des centaines de blessés et des milliers d’arrestations. Et rien n’a été dit sur la demande de démission des ministres ultra-réactionnaires de l’intérieur et de la défense et sur les violations des droits humains. La grande commotion qui a fait trembler l’Équateur, serait due uniquement au prix de l’essence !? Et le paquet de mesures du FMI ?

Apparemment, les montagnes ont accouché d’une souris.

Permettons-nous quelques hypothèses pour essayer de comprendre ce qui s’est passé et pourquoi. Tout d’abord, ce qui caractérisait cette révolte, c’était son énorme faiblesse idéologique et politique qu’elle pouvait difficilement cacher. Sous la multitude de ses mobilisations, il lui manquait une direction politique motivée par un véritable désir de changement et une opposition au régime en place. En réalité, vu avec l’avantage que donne le temps passé, on pourrait dire avec une certaine exagération qu’il s’agissait d’un différend au sein du projet Moreno et rien de plus, et que la spontanéité de la protestation déclenchée par le décret du 1er octobre a été saluée par ses dirigeants, pas du tout intéressés par une prise de conscience des masses rebelles. Le reste était une litière rhétorique dont le but était plus de confondre les masses que de clarifier leur conscience et le sens de leur lutte. Deuxièmement, la trahison de Moreno trouve son miroir dans celui de certains des dirigeants les plus notoires de la CONAIE, en particulier Jaime Vargas, qui a jeté par-dessus bord ses propres morts et disparus afin d’obtenir en échange la promesse – comprenez bien, "la promesse" – d’un nouveau décret que seul un illusionniste, ou un complice pervers, peut croire vouloir dire inverser le chemin de la soumission totale au FMI. Nous pouvons nous attendre à une discussion approfondie au sein de la CONAIE parce qu’il y a des indications qu’un secteur de la direction, et que dire de la base, ne soutiennent pas l’accord conclu avec le régime Moreno. Non seulement Vargas était d’accord avec lui, mais aussi avec le rôle joué par Salvador Quishpe, ancien préfet de Morona et ennemi acharné de Correa, dont l’animosité envers Correa l’a conduit à forger un complot obscène avec Moreno. Il n’est nullement risqué de prédire que ce conflit latent ne tardera pas à éclater. Troisièmement, le président s’est déplacé astucieusement, bien conseillé par Enrique Ayala Mora, président du Parti socialiste de l’Équateur et d’autres mercenaires de la politique équatorienne (unis par le ressentiment maladif de l’ancien président Correa) comme Pablo Celi, Juan Sebastián Roldán et Gustavo Larrea, visiteurs réguliers et collaborateurs de "l’ambassade" (qui ne les a pas décrits comme "agents") qui lui ont appris comment négocier avec les Indiens : promesses, gestes de sympathie, photos, montage télévisé, exaltation de la fausse unité " nous sommes tous équatoriens ", une fraternité d’opérette en charge du grand caméléon de la politique latino-américaine, Lénin Moreno, pour faire revenir les rebelles dans leurs communautés, laissant le champ libre au gouvernement pour poursuivre son projet sans entraves. Quatrièmement, le succès de la stratégie du gouvernement repose aussi sur un fait aussi certain que regrettable : La pénétration profonde des idées de l’ "anti-politique" dans la société civile équatorienne, qui perçoit les partis politiques comme des nids incurables de corruption, ainsi que l’attaque virulente et soutenue contre le corrélationnisme et tout ce qui lui semble, la complicité du pouvoir judiciaire dans la validation de la violation systématique de l’Etat de droit sous le gouvernement Moreno et le rôle manipulateur de l’oligarchie médiatique qui ne cessa de (mal)informer et de se désinformer durant tout le conflit. Cinquièmement, bien que l’insurrection autochtone ait reçu l’appui de larges secteurs de la population, ce n’était rien de plus qu’un refrain qui accompagnait passivement les initiatives des dirigeants de la CONAIE. On ne peut interpréter autrement le fait anormal que seuls les dirigeants de cette organisation (très influencés, on le sait, par certaines ONG qui agissent en Équateur et qui sont les tentacules invisibles de l’empire et même certaines agences fédérales du gouvernement des États-Unis) auraient été assis à la table des négociations. Et les autres secteurs du camp populaire ? Rien ! D’un seul coup, tous les autres acteurs ont disparu et tous ses composants "dissous dans l’air", ne laissant aucune trace dans le conflit. L’affaiblissement des partis et des syndicats a grandement facilité les choses pour le gouvernement et pour la direction conservatrice de la CONAIE. C’est un fait honteux et extravagant que la cible principale de cette attaque aurait été Rafael Correa et non le bourreau qui assassinait ses propres troupes dans les rues de Quito. Cela révèle la profondeur d’un conflit entre l’ancien président et l’organisation qui, à ce stade, a servi à empêcher le corrélationisme, ainsi que d’autres forces politiques et sociales, de converger dans la direction de la révolte. De plus, le gouvernement a emprisonné plusieurs des dirigeants les plus importants du correísmo, à commencer par rien de moins que le préfet de Pichincha, Paola Pabón, sans la moindre protestation des dirigeants de la CONAIE contre un tel outrage.

Pour conclure : loin d’être un triomphe, ce qui s’est réellement passé, c’est une défaite de l’insurrection populaire, dont l’énorme sacrifice a été offert sans rien de concret en échange. Et ce, pour couronner le tout, à une fausse table de négociations. Une direction indigène naïve ou corrompue parce que, paraphrasant ce que le Che a dit de l’impérialisme, "Moreno ne peut pas être cru, même un tout petit peu, rien ! Et cette direction a cru le "capo" d’un régime franchement dictatorial et corrompu ; elle a cru un personnage comme Moreno, un traître en série qui cent fois n’a pas tenu ses promesses et ne les tiendra pas cent et une fois, sans aucun scrupule et se foutant éperdument des négociateurs indigènes ! Le président est aussi sorti affaibli du conflit : il a dû fuir Quito* et monté une négociation, frauduleuse mais efficace devant la télévision. Le FMI lui reprochera son attitude et reviendra à la charge, l’obligeant à respecter ce qu’il a convenu, malgré les promesses qu’il a faites à la CONAIE. Il ne faudra pas longtemps avant que les masses populaires équatoriennes, non seulement les peuples originaires, mais aussi les couches pauvres de la ville et de la campagne, les secteurs intermédiaires appauvris et démunis, bref, la majorité de la population équatorienne prenne conscience de la grande arnaque perpétrée par Moreno et ses impardonnables conseillers avec l’incroyable complicité des dirigeants de la CONAIE et décide de reprendre le chemin de la rue. C’est une vénérable tradition du peuple équatorien qui a renversé plusieurs présidents réactionnaires et si cette fois-ci, alors qu’il a fait un effort extraordinaire, les choses ont mal tourné, il est probable que les résultats seront très différents la prochaine fois. Si l’on faisait un un parallèle avec l’histoire de la révolution russe, ce que nous avons vu en Équateur semblait être un "octobre" et s’est avéré être un "février". C’est pourquoi le "Kerensky" équatorien est toujours au pouvoir, comme le "Kerensky" Russe est resté au pouvoir jusqu’à octobre. Tôt ou tard, l’Équatorien verra aussi son octobre et, si les masses populaires tirent la leçon, à l’avenir, elles ne se tromperont pas et quand elles se rebelleront, elles se débarrasseront de leur direction capitaliste, mettant fin au régime de spahis de l’empire, immoral et rétrograde comme peu l’ont été dans notre Histoire de l’Amérique.

* Le gouvernement s’est installé à Guayaqui, ville bien plus sûre pour lui car gérée par l’extrême-droite, (NDT)

[1] Cf. https://www.culturalsurvival.org/news/declaratoria-de-agenda-de-lucha-de-organizaciones-pueblos-nacionalidades-y-comunidades
Traduit avec l’aide de www.DeepL.com/Translator

Source : l’article est paru sur le blog de Attilio Boron et sur plus d’une vingtaine de sites alternatifs latino-américains
en espagnol : https://insurgente.org/atilio-boron-en-ecuador-se-consumo-una-derrota-a-la-insurgencia-popular/

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