Compté de Tulare, Californie (États-Unis), reportage
Ivan Rubio roule depuis près de trois heures, dans une vallée qui ressemble à un étrange damier, divisée entre le vert profond des terres irriguées et le jaune terne des parcelles au sol craquelé par la sécheresse. Des nuages de poussière se forment régulièrement à l’horizon, qui s’élèvent en de hautes colonnes et viennent lui gifler le pare-brise. Cet employé de l’organisation à but non lucratif Self-Help Enterprises, forte carrure et air affable, est à la fois porteur d’eau et porteur de mauvaises nouvelles. En cette matinée d’août, le technicien se rend à Hughson, une petite ville agricole de la vallée de San Joaquin, en Californie, pour répondre à l’appel inquiet d’une famille qui s’étonne de ne voir qu’un filet d’eau sableuse sortir de leurs robinets.
Il suffit de quelques minutes pour que le sondeur donne son verdict : le puits de 30 mètres sur lequel la famille compte depuis plus de vingt ans est à sec pour la première fois. La maison n’étant pas reliée à l’eau courante, comme c’est souvent le cas dans la région, il faut actionner le plan dont Ivan Rubio est désormais coutumier : déposer sur le perron des bonbonnes d’eau potable, organiser l’installation d’un réservoir d’urgence et évaluer la possibilité d’approfondir le puits d’une vingtaine de mètres. « Une solution qui fera gagner au plus quelques années, reconnaît-il. Mais à ce stade, notre préoccupation est de bricoler pour que ces familles tiennent l’été. »
Près des trois-quarts de la Californie sont dans un état de sécheresse extrême ou exceptionnelle, selon le département étasunien de l’Agriculture. Dans la vallée de San Joaquin, située à l’intérieur des terres entre San Francisco et Los Angeles, et où sont produits plus de la moitié des fruits et légumes des États-Unis, la situation est alarmante. Les agriculteurs sont poussés à laisser leurs terres en jachère faute de pouvoir irriguer, et les habitants, eux, manquent d’eau pour leurs besoins quotidiens.
« Notre activité a augmenté de presque 400 % par rapport à l’année dernière, qui était déjà une année de sécheresse historique, explique Tami McVay, en charge du dispositif d’urgence de Self-Help Enterprises. Il y a près de deux fois plus de puits asséchés par rapport à la saison dernière, et les appels ont commencé bien plus tôt dans l’année, dès février. » Son organisation, qui fonctionne grâce à des donations ainsi qu’à des fonds de l’État de Californie, prête assistance à plus de 1 100 foyers dans la vallée.
« Le manque d’eau va se généraliser »
« C’est à qui a la paille la plus longue », résume María Olvera, campée dans sa cuisine de Tooleville, un village niché entre des orangeraies et des vignes où vivent environ 300 travailleurs agricoles, pour la plupart d’origine mexicaine. María Olvera, 68 ans, a emménagé en 1974 dans cette « colonia », un hameau sans reconnaissance officielle et sans infrastructure publique comprenant seulement deux ruelles. Après avoir travaillé à la chaîne dans une usine d’arroseurs automatiques pendant plus de trente ans, elle a pris sa retraite et a rejoint le « comité de l’eau » de sa bourgade, veillant à l’entretien et l’assurance du puits partagé par la communauté.
Aujourd’hui le puits est à sec. María Olvera s’inquiète qu’entre deux livraisons de bonbonnes financées par l’État, les familles nombreuses et les seniors manquent d’eau. Dehors, la température dépasse régulièrement les 40 °C et la plupart des habitants ont recours à des refroidisseurs par évaporation. « L’eau devrait appartenir à tout le monde, insiste-t-elle. Mais en temps de sécheresse, on ne fait pas le poids face aux agriculteurs, qui ont des puits de 250 mètres quand le nôtre en fait 75. » Elle effectue régulièrement une tournée du village pour expliquer à ses voisins de ne pas se laisser tenter en arrosant leurs plantes préférées : « Si nos pelouses sont vertes, il pleuvra des amendes et après deux récidives, la livraison d’eau sera stoppée », prévient-elle.
À une rue de là, Alfredo Perez se tient sous l’ombre chétive de son arbre, devant une maison rose dont la peinture s’effrite mais qui l’emplit de fierté depuis cinq ans qu’il vit dans la colonia. Il n’en veut pas aux agriculteurs d’utiliser toute l’eau qu’ils peuvent. « Je suis venu du Mexique pour travailler comme cueilleur dans les vignes, raconte-t-il. S’il n’y a pas d’eau pour le raisin, il n’y a plus de travail pour moi, et plus d’avenir pour mes enfants. »
Même si voir les terres jaunir autour de lui le rend parfois nostalgique du Chiapas verdoyant où il a grandi, il ne se verrait vivre nulle part ailleurs. « J’espère juste qu’on continuera à avoir de l’aide. Ce n’est qu’une question de temps avant que le manque d’eau ne se généralise. Et vu le prix de l’essence et des bonbonnes d’eau, je ne peux pas me permettre d’aller constamment en acheter en ville. »
Contamination de l’eau potable
Dans la colonia d’East Orosi, à une quarantaine de kilomètres plus au nord, les résidents peuvent encore pomper l’eau de leur puits, mais celle-ci a atteint un niveau de concentration en nitrate tel que personne n’ose l’utiliser, même pour se laver les dents. « Je paie 57 dollars par mois pour une eau que je ne peux ni boire, ni utiliser pour cuisiner, même après l’avoir bouillie », résume Josefina Barrera, mère de 47 ans originaire de Michoacán au Mexique. Ses voisins lavent leur nouveau-né avec de l’eau en bouteille et il lui arrive de leur offrir une de ses bonbonnes, même si les cent litres qui lui sont livrés toutes les deux semaines peinent à suffire aux huit membres de la famille. Pour nombre de résidents de la commune, la facture d’eau insalubre représente plus de 10 % des revenus du foyer.
Josefina Barrera sait bien que le lisier de l’exploitation laitière la plus proche est en partie responsable de la pollution de leur eau en nitrate, en plus des pesticides vaporisés dans les vergers. Mais comme souvent dans la vallée de San Joaquin, ce qui affecte la santé des habitants est aussi ce qui leur permet d’avoir un toit : « Mon mari travaille à la laiterie. C’est le seul revenu de la famille. » Alors elle rappelle à ses enfants de ne pas ouvrir la bouche ou les yeux sous la douche. Elle prie pour que l’eau du puits ne tue pas ses chiens et ses chèvres. Et elle sourit aux montagnes de la Sierra Nevada, d’où dévalera peut-être un peu d’eau et de réconfort, quand viendra l’hiver.
« Il y a urgence sanitaire, il faut nous relier au système d’eau courante de la ville la plus proche », plaide Bertha Diaz Ochoa, une résidente d’East Orosi. Âgée de 53 ans, elle devenue l’un des porte-parole de sa communauté d’environ 700 habitants, à grande majorité latino et dont à peine 10 % sont inscrits sur une liste électorale. Depuis 2015, il a été montré au moins quinze fois que l’eau du puits d’East Orosi excédait la limite fédérale autorisée en nitrate. Celui-ci est risqué pour la santé, en particulier pour les femmes enceintes et les nourrissons, en modifiant des propriétés de l’hémoglobine du sang et en empêchant un transport correct de l’oxygène par les globules rouges. À ceci s’ajoute l’inquiétude de la contamination en coliformes et en arsenic, détectés à des taux nocifs dans plusieurs puits de la région.
Ce problème identifié il y a plus de vingt ans est aggravé quand le niveau de l’aquifère est particulièrement bas, comme ces deux dernières années. Bertha Diaz Ochoa réclame ainsi que l’eau soit analysée au moins tous les trois mois en temps de sécheresse et que sa communauté soit mieux informée. Les habitants du hameau se demandent souvent pourquoi ces rougeurs apparaissent sur leurs peaux, pourquoi ils perdent autant de cheveux, pourquoi il semble y avoir autant de cancers dans leurs familles. Une étude publiée en 2019 dans le journal scientifique Environmental Health estime que plus de 15 000 cas de cancer pourraient survenir en Californie dans les prochaines 70 années du fait de la contamination de l’eau potable.
Le 11 août dernier, une cinquantaine d’habitants de tous les âges a quitté la vallée de San Joaquin pour se présenter sur les marches du capitole de l’État de Californie, à Sacramento. Ils sont venus rappeler au gouverneur qu’il y a dix ans, la Californie a déclaré que l’accès à une eau propre, saine et abordable était un droit de l’Homme. « Vous nous avez oubliés, donc on vient à votre porte », annonce Sandra García, habitante de Poplar, souriante au milieu des pancartes colorées. Devant les portes restées fermées de l’imposant édifice, les habitants de la vallée continuent de chanter à l’unisson : « Sí, se puede [cela se peut] ! Les villages silencieux ont fini de se taire. »