Il y a de jolies expos séduisantes, mais hors de propos, comme les expos Canaletto et Guardi, sur une Venise qui n’est plus depuis longtemps (la Venise d’aujourd’hui, submergée par les eaux et les touristes, est beaucoup moins pimpante) ; et il y a de grandes expositions qui arrivent à leur heure : c’est le cas de Hopper au Grand Palais. Il y a longtemps qu’on le reconnaît comme un maître ; mais aujourd’hui, sa vision de l’Amérique, avec son réalisme halluciné, résonne de multiples échos.
Deux types de scènes s’imposent dans son oeuvre : une femme, derrière une fenêtre, qui se projette vers l’extérieur, et des maisons ou immeubles vides, dans des rues vides. Dans les deux cas, complémentaires, se dégage l’idée d’une inadéquation entre maisons et habitants. C’est L’Inhabitable Capital, de J.-Claude Dollé (2010), qui permet de la formuler et de donner une interprétation de ce thème récurrent. Partant de la crise des sub-primes, il explique le rapport complexe qui existe entre les Américains et "l’habiter" : alors que les démocraties gréco-latines se développent autour d’un espace urbain public et de lieux publics, la ville américaine n’est qu’un agrégat (instable) de maisons individuelles, et la démocratie américaine un agrégat de propriétaires individuels. Etre américain, vivre à l’américaine, c’est donc vivre en propriétaire, donc libre (en propriétaire de son corps et de son espace privé).
Cependant, pour les Américains, cette propriété pose un problème constamment refoulé, mais qui trouble la jouissance des propriétaires : elle a été extorquée aux premiers habitants, les Indiens, qu’on a exterminés justement pour assurer cette extorsion. Cette Histoire suscite une angoisse diffuse (qui imprègne l’imaginaire américain, notamment au cinéma), et se traduit par la mobilité : toute résidence est transitoire, destinée à être remplacée par une autre, plus grande, mieux située, pour traduire un parcours d’ascension sociale, selon le schéma de l’American dream. Pour les catégories les plus pauvres, et notamment les Noirs, descendants d’esclaves, l’accession à la propriété signifie donc l’accession à la liberté, à la citoyenneté et à l’american way of life.
Voilà pourquoi la crise des sub-primes est particulièrement dramatique et, à la fois, spécifiquement américaine (même si elle s’est aujourd’hui propagée à l’Europe). Hopper n’a sans doute jamais fait cette analyse, mais cette angoisse de l’habiter semble imprégner toute son oeuvre, autour des thèmes des personnages à la fenêtre, des personnages en transfert et des maisons vides.
Eleven AM, Cape Cod morning, Morning sun... montrent chacun une femme dans une maison, ou un appartement, mais projetée vers l’extérieur, regardant fixement, à travers la fenêtre, quelque chose qui ne figure pas dans le champ de vision du spectateur ; cette indétermination ne laisse donc subsister qu’un sentiment : celui de son insatisfaction à l’égard de son habitation, qui devient une prison. Certes, parfois (dans South Carolina morning, dans Summertime), la jeune femme franchit le seuil de la maison ; mais elle reste seule et immobile, (comme le héros de La Mort aux trousses, au bord d’une route déserte), un pied un peu en avant, entre le dedans et le dehors, aussi inhospitaliers l’un que l’autre. Ce sont là des tableaux étranges, à la fois réalistes et métaphysiques : chaque personnage est un prisonnier de la Caverne, qui regarde déjà vers la lumière, mais sans savoir comment se libérer.
Un autre tableau se présente comme une allégorie de l’homme, ou de la femme, en transit (Lost in translation) : c’est Hotel room, dont la date, 1931, est significative ; c’est l’Amérique de la Grande Dépression, avec ses millions de pauvres jetés sur les routes. Une femme en maillot de corps est assise, l’air sombre, sur un lit d’hôtel, son sac de voyage et sa valise à ses pieds, son chapeau sur une commode ; elle contemple une feuille, qu’on a identifiée comme un indicateur de chemins de fer, et semble se demander : "Où aller ?". L’intérieur de la chambre n’offre aucune invitation à l’habiter, mais en même temps la jeune femme est comme prise au piège, au milieu de meubles qui ferment la perspective au niveau du sol, tandis que les murs sont parfaitement nus ; le store, en partie relevé, pourrait indiquer une issue, mais il ne laisse voir de l’extérieur qu’un rectangle noir.
Mais le thème le plus étrange de Hopper c’est sans doute ses maisons qui, vides de tout habitant, deviennent des personnages à part entière, aussi mystérieux que les femmes au regard vide ou perdu, envers lesquelles on hésite entre sympathie et crainte. Une des plus représentatives est House by the railroad, une demeure néo-victorienne, typique de la Nouvelle Angleterre, avec ses différents niveaux de toits, ses fines colonnes et ses fenêtres ouvragées ; barrée par la ligne de chemin de fer, elle semble la survivante d’une Amérique surannée, marginalisée par la modernité technologique. Mais en même temps, couverte d’ombre aux trois-quarts, elle a un aspect inquiétant de "maison hantée" (titre d’un autre tableau), et on comprend que Hitchcock en ait fait le motel de Psychose, habité par un psychopathe et sa mère empaillée.
Mais ces maisons désaffectées prennent aujourd’hui une autre actualité : elles nous renvoient à ces quartiers sinistrés de maisons vides et barrées de planches dans l’Amérique des sub-primes. Les femmes tendues vers une fenêtre semblent, a-t-on écrit, attendre des "Annonciations sans théologie ni promesse". En fait, l’Annonciation deviendra quasi mystique dans quelques tableaux tardifs, mais elle se fera dans des pièces vides ; ainsi dans Sun in an empty room, des rectangles de lumière s’allongent sur le sol et les murs nus, suggérant une promesse de rédemption, (comme dans les tableaux d’un autre puritain, le Danois Vilhelm Hammershoi), mais il n’y a plus personne pour la recevoir. Ainsi Hopper sépare-t-il de plus en plus radicalement habitation et habitants.
De fait, depuis le XIXe siècle, le logement n’a pas cessé d’être un problème pour les travailleurs ; il s’étend aujourd’hui aux classes moyennes. "Etre à la rue", écrit Dollé, "c’est se trouver aux portes de la mort" : les Espagnols qui se suicident quand l’huissier vient frapper à leur porte nous le rappellent. Nous vivons une nouvelle phase d’accumulation du capital, car celle-ci s’est toujours faite par l’expropriation, depuis le mouvement des enclosures dans l’Angleterre des XVIe et XVIIe siècles : les clôtures qui ferment alors les grands domaines de l’aristocratie et de la haute bourgeoisie abolissent les droits communaux (jusque-là , les paysans y faisaient paître gratuitement leurs troupeaux, ou allaient y glaner du bois mort), entraînant l’exode rural, l’effroyable misère du prolétariat de Londres, et la Révolution industrielle. L’essence du capitalisme est en effet de créer la rareté, en l’occurrence d’espace et d’habitations : l’espace et ses paysages sont détruits pour créer des lotissements, et les lots ne sont pas des maisons, mais des marchandises et des objets de spéculation dont la finalité n’est pas le logement, mais l’expulsion, pour faire circuler l’argent. Si, en Amérique, l’habiter a toujours été problématique pour les travailleurs, il devient maintenant impossible pour des secteurs de plus en plus larges, et dans de plus en plus de pays. C’est ainsi que le capitalisme financier rend la Terre inhabitable.
Rosa LLORENS