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Du centralisme à l’auto-discipline librement consentie

Michel Peyret
9 aoùt 2011

DU CENTRALISME
A L’AUTO-DISCIPLINE LIBREMENT CONSENTIE

«  Cependant cette affluence d’éléments bourgeois est loin d’être l’unique cause des courants opportunistes qui se manifestent au sein de la social-démocratie. Une autre cause se révèle dans l’essence même de la lutte socialiste et dans les contradictions qui lui sont inhérentes. Le mouvement universel du prolétariat vers son émancipation intégrale est un processus dont la particularité réside en ce que, pour la première fois depuis que la société civilisée existe, les masses du peuple font valoir leur volonté consciemment et à l’encontre de toutes les classes gouvernementales, tandis que la réalisation de cette volonté n’est possible que par-delà les limites du système social en vigueur.
Or les masses ne peuvent acquérir et fortifier en elles cette volonté que dans la lutte quotidienne avec l’ordre constitué, c’est-à -dire dans les limites de cet ordre. D’une part, les masses du peuple, d’autre part, un but placé au-delà de l’ordre social existant ; d’une part, la lutte quotidienne et, de l’autre, la révolution, tels sont les termes de la contradiction dialectique où se meut le mouvement socialiste. Il en résulte qu’il doit procéder en louvoyant sans cesse entre deux écueils : l’un est la perte de son caractère de masse, l’autre le renoncement au but final ; la rechute à l’état d’une secte et la transformation en un mouvement de réformes bourgeoises. »
(Rosa Luxemburg - Centralisme et démocratie - 1904)

ROSA LUXEMBURG POLEMIQUE AVEC LENINE

Déjà , dès les premiers ans du siècle dernier, Rosa Luxemburg polémiquait avec Lénine. Dans le meilleur esprit, avons-nous déjà rappelé, et sans que cela ne remette en cause leur estime personnelle réciproque.

Et des générations de communistes ont ignoré la nature de ces débats fondamentaux qui demeurent encore d’une très grande actualité : qui oserait dire que la lutte contre l’opportunisme n’est plus de raison aujourd’hui ?

La pensée révolutionnaire, privée de ses sources fécondes par la pensée unique d’un «  marxisme-léninisme » imposé et dominant, s’est assêchée au cours du siècle avec les conséquences que l’on connait.

FAIRE REVIVRE TOUTE LA RICHESSE DE LA DIVERSITE

Il est devenu impératif de faire revivre la diversité de la pensée révolutionnaire à la mesure des contradictions de la société d’aujourd’hui, lesquelles ne sont plus celles de l’Allemagne et de la Russie d’alors, même si l’une et l’autre connaissent aujourd’hui la domination d’un capitalisme développé.

Le passé est le passé, il ne reviendra ^plus, faut-il le redire ?

Mais, bien évidemment, cela ne signifie pas qu’il n’y ait pas, ou plus, d’enseignements à en tirer !

Par exemple, l’opportunisme est bien toujours là , et il n’est pas sans intérêt de faire revivre la façon dont les acteurs d’une autre époque appréhendaient ses causes et les moyens de les surmonter.

Et, pour ma part, j’aime bien rappeler là que Rosa Luxemburg se réclamait des «  termes de la contradiction dialectique où se meut le mouvement socialiste. »

LES CONTRADICTIONS DU MOUVEMENT REVOLUTIONNAIRE

Elle, pour sa part, semblait tout-à -fait apte à faire revivre ces contradictions dans leur originalité et leur spécificité.

Au fond, dans sa critique des prises de position de Lénine, n’était-elle pas en même temps une de ses adeptes lorsque lui-même appelait à procéder à «  l’étude concrète des situations concrètes », lequelles sont le résultat de l’évolution permanente des contradictions qui les produisent...

Aussi, pour elle, une «  tâche originale et sans précédent dans l’histoire du socialisme est échue à la social-démocratie russe : la tâche de définir une tactique socialiste, c’est-à -dire conforme à la lutte de classes du prolétariat, dans un pays où domine encore la monarchie absolue. »

L’ALLEMAGNE N’EST PAS LA RUSSIE

«  Toute comparaison, dit-elle, entre la situation russe actuelle et l’Allemagne de 1878-1890, lorsque les lois de Bismark contre les socialistes y étaient en vigueur, pêche par la base car elle a en vue le régime policier, et non le régime politique.

«  Les obstacles que l’absence de libertés démocratiques crée au mouvement des masses n’ont qu’une importance secondaire : même en Russie le mouvement des masses a réussi à renverser la barrière de l’ordre absolutiste et à se donner sa «  constitution », quoique précaire, des «  désordres des rues ».

«  Il saura bien persévérer dans cette voie jusqu’à la victoire complète sur l’absolutisme. »

LA SPECIFICITE DE LA SITUATION EN RUSSIE

Pour Rosa Luxemburg, la difficulté principale que la lutte socialiste rencontre en Russie provient du fait que la domination de classe de la bourgeoisie y est obscurcie par la domination de la violence absolutiste ; ce qui donne inévitablement à la propagande socialiste de la lutte des classes un caractère abstrait, tandis que l’agitation politique immédiate revêt surtout un caractère révolutionnaire-démocratique.

«  La loi contre les socialistes en Allemagne tendait à ne mettre hors la constitution que la classe ouvrière et cela dans une société bourgeoise hautement développée, où les antagonismes de classe s’étaient déjà pleinement épanouis dans les luttes parlementaires.

«  C’est en quoi d’ailleurs résidait l’absurdité et l’insanité de l’entreprise bismarkienne.

«  En Russie, il s’agit, au contraire, de faire l’expérience inverse : de créer une social-démocratie avant que le gouvernement ne soit aux mains de la bourgeoisie. »

Aussi, disait Rosa Luxemburg, cette circonstance modifie d’une manière particulière non seulement le problème de l’agitation, mais encore celui de l’organisation.*

L’ORGANISATION, PRODUIT DE LA LUTTE DE CLASSES

Dans le mouvement social-démocrate, poursuivait-elle, à la différence des anciennes expériences du socialisme utopique, l’organisation n’est pas le produit artificiel de la propagande, mais le produit de la lutte des classes à laquelle la social-démocratie donne simplement de la conscience politique.

Dans les conditions normales, c’est-à -dire là où la domination politique, entièrement constituée de la bourgeoisie, a précédé le mouvement socialiste, c’est la bourgeoisie même qui a créé dans une large mesure les rudiments d’une cohésion politique de la classe ouvrière.

Là , Rosa Luxemburg cite «  Le Manifeste communiste ».

L’UNIFICATION PAR LA BOURGEOISIE

«  Dans cette phase, dit le Manifeste, l’unification des masses ouvrières n’est pas la conséquence de leur propre aspiration à l’unité, mais le contrecoup de l’unification de la bourgeoisie. »

«  En Russie, revient Luxemburg, la social-démocratie se voit obligée de suppléer par son intervention consciente à toute une période du processus historique et de conduire le prolétariat, en tant que classe consciente de ses buts et décidée à les enlever de haute lutte, de l’état «  atomisé », qui est le fondement du régime absolutiste, vers la forme supérieure de l’organisation.

«  Cela rend particulièrement difficile le problème de l’organisation, non pas autant du fait que la social-démocratie doit procéder à cette organisation sans pouvoir faire état des garanties formelles qu’offre la démocratie bourgeoise, que parce qu’il lui faut, à l’instar de Dieu le Père, faire sortir cette organisation «  du néant », sans disposer de la matière première politique qu’ailleurs la société bourgeoise prépare elle-même. »

VERS UNE ACTION POLITIQUE SUR TOUT LE TERRITOIRE

De l’avis de Rosa Luxemburg, la tâche sur laquelle la social-démocratie russe peine depuis plusieurs années consiste dans la transition du type d’organisation de la phase préparatoire où, la propagande étant la principale forme d’activité, les groupes locaux et de petits cénacles se maintenant sans liaison entre eux, à l’unité d’une organisation plus vaste, telle que l’exige une action politique concertée sur tout le territoire de l’Etat.

«  Mais, montre-t-elle, l’autonomie parfaite et l’isolement ayant été les traits les plus accusés de la forme d’organisation désormais surannée, il était naturel que le mot d’ordre de la tendance nouvelle prônant une vaste union fut le centralisme.

«  L’idée du centralisme a été le motif dominant de la brillante campagne menée depuis trois ans par l’Iskra pour aboutir au congrès d’aoùt 1903 qui, bien qu’il compte comme deuxième congrès du parti social-démocrate russe, en a été effectivement l’assemblée constituante. »

LES LIMITES DU CENTRALISME

Mais, contate Rosa Luxemburg, bientôt, au congrès et encore davantage après le congrès, on dut se persuader que la formule du centralisme était loin d’embrasser tout le contenu historique et l’originalité du type d’organisation dont la social-démocratie a besoin.

Une fois de plus, ajoute-t-elle, la preuve a été faite qu’aucune formule rigide ne peut suffire lorsqu’il s’agit d’interprêter du point de vue marxiste un problème du socialisme, ne fut-ce qu’un problème concernant l’organisation du parti.

Le livre du camarade Lénine, poursuit-elle, l’un des dirigeants les plus en vue de l’Iskra, «  Un pas en avant, deux pas en arrière », est l’exposé systématique des vues de la tendance ultracentraliste du parti russe.

«  Ce point de vue, qui y est exprimé avec une vigueur et un esprit de conséquence sans pareil est celui d’un impitoyable centralisme posant comme principe, d’une part, la sélection et la constitution en corps séparé des révolutionnaires actifs et en vue, en face de la masse non organisée, quoique révolutionnaire, qui les entoure, et, d’autre part, une discipline sévère, au nom de laquelle les centres dirigeants du parti interviennent directement et résolument dans toutes les affaires des organisations du parti. »

L’UNIQUE NOYAU ACTIF DU PARTI

«  Qu’il suffise, dit-elle, d’indiquer que, selon la thèse de Lénine, le comité central a par exemple le droit d’organiser tous les comités locaux du parti, et, par conséquent, de nommer les membres effectifs de toutes les organisations locales, de Genève à Liège et de Tomsk à Irkoutsk, d’imposer à chacune d’elles des statuts tout faits, de décider sans appel de leur dissolution et de leur reconstitution, de sorte que, en fin de compte, le comité central pourrait déterminer à sa guise la composition de la suprême instance du parti, du congrès.

«  Ainsi, le comité central est l’unique noyau actif du parti et tous les autres groupements ne sont que ses organes exécutifs. »

Pour Rosa Luxemburg, c’est précisément dans cette union du centralisme le plus vigoureux de l’organisation et du mouvement socialiste des masses que Lénine voit un principe spécifique du marxisme révolutionnaire, et il apporte une quantité d’arguments à l’appui de cette thèse.

UNE CENTRALISATION INHERENTE A LA SOCIAL-DEMOCRATIE

Rosa Luxemburg considère aussi que l’on ne saurait mettre en doute que, en général, une forte tendance à le centralisation ne soit inhérente à la social-démocratie.

Ayant grandi, dit-elle, sur le terrain économique du capitalisme, qui est centralisateur de par son essence, et ayant à lutter dans les cadres politiques de la grande ville bourgeoise, centralisée, la social-démocratie est foncièrement hostile à toute manifestation de particularisme ou de fédéralisme national.

Du point de vue des tâches formelles de la social-démocratie en tant que parti de lutte, le centralisme dans son organisation apparaît à première vue comme une condition de la réalisation de laquelle dépendent directement la capacité de lutte et l’énergie du parti.

LES CONDITIONS HISTORIQUES

Cependant, souligne-t-elle, ces considérations de caractère formel sont beaucoup moins importantes que les conditions historiques de la lutte prolétarienne...

Sous ce rapport la démocratie socialiste crée un type d’organisation totalement différent de celui des mouvements socialistes antérieurs, par exemple, les mouvements de type jacobin-blanquiste.

Lénine, poursuit-elle, paraît sous-évaluer ce fait, lorsque, dans le livre cité, il exprime l’opinion que le social-démocrate révolutionnaire ne serait pas autre chose qu’un jacobin indissolublement lié à l’organisation du prolétariat qui a pris conscience de ses intérêts de classe.

Ainsi, pour Lénine, la différence entre le socialisme démocratique et le blanquisme se réduit au fait qu’il y a un prolétariat organisé et pénétré d’une conscience de classe à la place d’une poignée de conjurés.

LES RAPPORTS ENTRE L’ORGANISATION ET LA LUTTE

Selon Rosa Luxemburg, Lénine oublie que cela implique une révision complète des idées sur l’organisation et par conséquent une conception tout à fait différente de l’idée du centralisme, ainsi que des rapports réciproques entre l’organisation et la lutte.

«  Le blanquisme, dit-elle, n’avait point en vue l’action immédiate de la classe ouvrière et pouvait donc se passer de l’organisation des masses.

«  Au contraire : comme les masses populaires ne devraient entrer en scène qu’au moment de la révolution, tandis que l’oeuvre de préparation ne concernait que le petit groupe armé pour le coup de force, le succès même du complot exigeait que les initiés se tinssent à distance de la masse populaire.

«  Mais cela était également possible et réalisable parce qu’aucun contact intime n’existait entre l’activité conspiratrice d’une organisation blanquiste et la vie quotidienne des masses populaires... »

LA SOCIAL-DEMOCRATIE SURGIT DE LA LUTTE DES CLASSES

Mais, dit Luxemburg, «  radicalement différentes sont les conditions de l’activité de la social-démocratie. Elle surgit historiquement de la lutte des classes élémentaire. Et elle se meut dans cette contradiction dialectique que ce n’est qu’au cours de la lutte que l’armée du prolétariat se recrute et qu’elle prend conscience des buts de cette lutte.

«  L’organisation, les progrès de la conscience et le combat ne sont pas des phases particulières, séparées dans le temps et mécaniquement, comme dans le mouvement blanquiste, mais au contraire des aspects divers d’un seul et même processus.

«  D’une part, en dehors des principes généraux de la lutte, il n’existe pas de tactique déjà élaborée dans tous ses détails qu’un comité central pourrait enseigner à ses troupes comme dans une caserne.

«  D’autre part, les péripéties de la lutte, au cours de laquelle se crée l’organisation, déterminent des fluctuations incessantes dans la sphère d’influence du parti socialiste. »

LA SOCIAL-DEMOCRATIE EST LE MOUVEMENT PROPRE DE LA CLASSE OUVRIERE

Pour Rosa Luxemburg, il en résulte déjà que le centralisme social-démocrate ne saurait se fonder ni sur l’obéissance aveugle ni sur une subordination mécanique des militants vis-à -vis du centre du parti...

«  En vérité, dit-elle, la social-démocratie n’est pas liée à l’organisation de la classe ouvrière, elle est le mouvement propre de la classe ouvrière...

«  Le centralisme ne saurait être autre chose que la concentration impérieuse de la volonté de l’avant-garde consciente et militante de la classe ouvrière vis-à -vis de ses groupes et individus.

«  C’est, pour ainsi dire, un auto-centralisme de la couche dirigeante du prolétariat, c’est le règne de la majorité au sein de son propre parti... »

UN AUTO-CENTRALISME

«  Ce n’est pas en partant de la discipline imposée par l’Etat capitaliste au prolétariat (après avoir simplement substitué à l’autorité de la bourgeoisie celle d’un comité central socialiste), ce n’est qu’en extirpant jusqu’à le dernière racine ces habitudes d’obéissance et de servilité que la classe ouvrière pourra conquérir le sens d’une discipline nouvelle, de l’auto-discipline librement consentie de la social-démocratie...

«  L’inconscient précède le conscient et la logique du processus historique précède la logique subjective de ses protagonistes. »

LE CARACTERE CONSERVATEUR DES ORGANES DIRECTEURS

Dans ce contexte, «  le rôle des organes directeurs du parti socialiste revêt dans une large mesure un caractère conservateur : comme le démontre l’expérience, chaque fois que le mouvement ouvrier conquiert un territoire nouveau, ces organes le labourent jusqu’à ses limites les plus extrèmes, mais le transforment en même temps en un bastion contre des progrès ultérieurs de plus vaste envergure...

«  Si la tactique du parti est le fait non pas du comité central, mais de l’ensemble du parti ou - encore mieux - de l’ensemble du mouvement ouvrier, il est évident qu’il faut aux sections et fédérations cette liberté d’action qui seule permettra d’utiliser toutes les ressources d’une situation et de développer leur initiative révolutionnaire.

«  L’ultra-centralisme défendu par Lénine nous apparaît comme imprégné non point d’un esprit positif et créateur, mais de l’esprit stérile du veilleur de nuit.

«  Tout son souci tend à contrôler l’activité du parti et non à la féconder ; à rétrécir le mouvement plutôt qu’à le développer ; à le juguler, non à l’unifier. »

(Centralisme et démocratie -1904 - Rosa Luxemburg - La Bataille socialiste)

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Le Capital a horreur de l’absence de profit. Quand il flaire un bénéfice raisonnable, le Capital devient hardi. A 20%, il devient enthousiaste. A 50%, il est téméraire ; à 100%, il foule aux pieds toutes les lois humaines et à 300%, il ne recule devant aucun crime.

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