MISSENA
Mon Seigneur, c’est la conjonction des excès qui nous menace.
Notre si parfait système vit en effet de l’intenable surexploitation
Tant des ressources humaines que naturelles peu renouvelables.
Mais il peut très bien en mourir : et, c’est ce qui se profile.
Nos usines ont tant produit que la production asphyxie, tue
Ceux-là mêmes qui la réalisent. Les prix des biens sont en surchauffe
À force de répercuter l’augmentation des coûts des transports, des énergies
Et les salaires, grevés de charges, ne payent que fort mal les salariés.
Certes la production est bonne, certes les profits sont substantiels,
Mais le ruissellement demeure à l’étiage pour la multitude,
À croire que la surabondance cause l’appauvrissement et la désolation.
Alors que les bulles financières portent le krach comme les nuées l’orage,
Le déclassement social, qui est l’agent dissolvant de la société, inquiète,
Et les individus renâclent à payer les taxes, à éponger nos dettes.
L’État a déjà tremblé sur ses fondations, et le feu vengeur couve encore,
Car les braises de la contestation sont toujours rougeoyantes.
LE VICE-ROI soupire
Nos indicateurs économiques sont fort bons, notre croissance est fort belle.
MISSENA
Les grands propriétaires, par le truchement de leurs serviles médias,
À grands cris d’orfraie, réclament que l’État intercède, intervienne
Pour faire barrage à toute esquisse de révolte, de jacquerie.
Sans quoi notre civilisation, qui, longtemps, a éclairé le Monde
Et qui pâlit déjà, serait irrémédiablement balayée, engloutie
Par la concurrence débridée qui fonce, faisant fi des contingences.
Il nous faudrait donc quelqu’un qui, avant tout, remette de l’ordre
Et annihile le feu autour duquel s’organisent les réfractaires au progrès.
LE VICE-ROI s’irrite
Pourtant les jours s’accroissent et l’épidémie reflue, c’est le retour à la vie.
Chaque jour, les vrais loisirs le disputent, à nouveau, aux réalités virtuelles.
MISSENA
Nos commerçants, nos fonctionnaires, nos artisans, nos professions libérales,
Notre classe moyenne, n’en peuvent plus de payer pour les parasites.
On est pour la propriété, pour cette sainte valeur cardinale, mais on hésite
À passer sur le corps des désargentés, sur celui des déclassés,
Comme si on éprouvait des pudeurs de gazelle en pleine bataille.
Voilà pourquoi la lourde menace de désagrégation sociétale
Ne peut être vaincue que par l’implacable volonté d’un homme neuf,
Soucieux du salut de notre chère civilisation multiséculaire,
Et désintéressé, ou du moins passant pour tel. Je n’en vois qu’un...
LE VICE-ROI agacé
Les médias bruissent de son nom : « Ibérine ! ». « Ibérine ! » qu’ils disent.
MISSENA
Il est lui-même issu de cette classe moyenne, socle de la société,
Il n’est ni salarié, ni propriétaire, ni pauvre, ni trop riche.
Aussi est-il viscéralement hostile à toute lutte des classes,
Car, à ses yeux, notre déclin serait d’abord un déclin civilisationnel.
LE VICE-ROI
Civilisationnel, vraiment. Et ça ? (Il fait le geste de l’argent entre les doigts)
MISSENA
... N’est que le corollaire de notre civilisation jusqu’alors irrésistible.
LE VICE-ROI
Fort bien. Mais ce déclin civilisationnel, d’où viendrait-il ?
MISSENA
C’est justement en cela la grande découverte de notre Ibérine !
LE VICE-ROI intéressé
Mais encore ?
MISSENA
La cause de ce déclin est, selon lui, un monstre hideux à deux pattes.
LE VICE-ROI
Plaît-il ?
MISSENA
Oui, à deux pattes comme tout bipède. Car Ibérine sait bien
Que, peu versé dans l’abstraction et dans le maniement des concepts,
Le peuple cherche seulement, au fond de sa condition et de son impatience,
À améliorer son existence qu’il sait toujours sur le fil du rasoir,
À mettre, sur ses maux du quotidien, une silhouette, un visage, un nom,
À identifier, alors, la figure reconnue d’un animal à deux pattes,
Ayant bouche et oreilles, et que l’on puisse croiser dans la rue,
À la fois si semblable et si différent, si terrifiant en somme.
LE VICE-ROI
Et ton homme a trouvé cette machiavélique bête à deux pattes ?
MISSENA
Parfaitement.
LE VICE-ROI
Et ce bipède expiatoire ne nous ressemble pas ?
MISSENA
Pas du tout.
Sa découverte est que, dans notre belle contrée,
Les habitants sont de deux races fort différentes
Que l’on distingue même à la forme du crâne.
Les uns l’ont bien rond et les autres très pointu.
Or, chacun de ces crânes a sa propre mentalité :
Le crâne rond révèle la rondeur, l’honnêteté et la droiture,
Tandis que le crâne en pointe ne peut cacher qu’un esprit fourbe
Et matois, calculant tout et ne songeant qu’à vous duper.
La race à tête bien ronde, et Ibérine le prétend,
Elle est enracinée, depuis des temps immémoriaux,
Dans le roman national. Son sang est donc des plus purs.
L’autre, que l’on reconnaît à sa tête pointue, est cosmopolite
Et elle s’est introduite subrepticement chez nous en parasite,
Elle n’ a comme acharnement que le remplacement.
Eh bien, c’est cet esprit-là, sournois, à en croire Ibérine,
Qui est la cause unique de tous nos maux dans ce beau pays.
Voilà, Majesté, la teneur de la très auguste trouvaille d’Ibérine.
LE VICE-ROI sourit à l’écoute de son éminence grise
C’est très amusant ! C’est très plaisant ! Mais où veut-il en venir ?
MISSENA
Rien que de très louable, rien que de très bénéfique :
Il veut substituer la lutte historique entre les riches et les pauvres
Par le combat vital des Têtes rondes contre les Têtes pointues.
D’après « Têtes rondes et Têtes pointues » de Bertolt Brecht (1936)
( à retrouver l’extrait original sur :
https://www.monde-diplomatique.fr/mav/152/BRECHT/57310 )