Malgré tous les reportages et commentaires portant sur les attaques terroristes contre les bureaux parisiens de l’hebdomadaire satirique Charlie Hebdo, ni les experts politiques, ni les médias grand public n’ont réussi à dévoiler les raisons cachées ayant conduit à ces odieuses attaques.
En effet, les explications simplistes et opportunes sur le plan politiques tels que « l’incompatibilité » de l’Islam avec le monde moderne ou l’affrontement du « bien et du mal » ont mis de l’huile sur le feu au lieu d’apporter un peu de lumière sur la question [1].
Ces explications à l’emporte-pièce sur le terrorisme ne sont que la vulgarisation de la théorie du « choc des civilisations » ; cette théorie prétend que l’Islam est intrinsèquement incompatible avec le monde moderne et les valeurs occidentales. La théorie, d’abord exposée par Samuel Huntington au début des années 90, vise à identifier de « nouvelles sources » de conflits internationaux dans le monde de l’après-guerre froide.
Pendant la guerre froide, les conflits internationaux majeurs étaient justifiés par la « menace communiste » et l’antagonisme de deux systèmes mondiaux opposés.
Selon Huntington et ses « co-penseurs », durant la période de l’après-guerre froide, les sources de rivalité et de collision internationales ont été détournées vers l’idée de civilisations antagonistes et incompatibles, trouvant leurs racines originelles dans la religion et/ou la culture.
C’est sur la base de ces douteuses prédictions que les champions de la théorie du « choc des civilisations » prétendent que les conflits internationaux éclatent par réactions des civilisation non-occidentales face aux valeurs et à la puissance de l’occident [2] plutôt qu’en réponse à la poursuite impérialiste de profits économiques, territoriaux ou géopolitiques.
La théorie de Huntington du « choc des civilisations » est surtout une subtile version de la stratégie de la « dé-contextualisation » de Richard Perle.
Perle est un important militariste néoconservateur (et un conseiller de premier plan du Likud israélien), il a créé le terme « dé-contextualisation » pour expliquer aussi bien les actes désespérés du terrorisme en général que la stratégie offensive de la résistance palestinienne face à l’occupant.
Il préconise de réduire l’ampleur de la critique mondiale face aux exactions israéliennes contre les palestiniens, en dé-contextualisant leur résistance à l’occupation ; ainsi, nous devrions arrêter toute tentative de comprendre les raisons territoriales, géopolitiques et historiques qui poussent certains groupes vers le terrorisme. A la place, il suggère de rechercher sur le terrain de la culture et/ou de la religion, dans la pensée islamique, les raisons des réactions violentes de tels groupes.
Comme pour la théorie du « choc des civilisations », la stratégie de la « dé-contextualisation » fait partie d’une volonté bien orchestrée de détourner l’attention des racines du terrorisme pour les attribuer aux « problèmes pathologiques de l’esprit musulman ».
Les bénéficiaires des dividendes de guerre que sont les grandes banques et les complexes militaro-industriels, sécuritaires et du renseignement dans les principaux pays capitalistes, ont trouvé cette sinistre stratégie pour cacher les racines du terrorisme, bien utile pour justifier leurs aventures militaires au Moyen-Orient et ailleurs dans le monde musulman.
Depuis la chute du Mur de Berlin en 1989, ceux à qui profitent la guerre et le militarisme dans les principales contrées occidentales, cherchaient des substituts pour la « menace communiste » de l’époque de la guerre froide afin de maintenir et justifier la part du lion dans les budgets nationaux et les finances publiques de leurs pays respectifs. La vision d’une civilisation occidentale menacée par l’Islam militant leur a fourni le « parfait » substitut à la menace communiste.
Malgré les conséquences pernicieuses sur les relations internationales, de telles explications échouent au test de l’Histoire.
L’histoire des relations entre le monde moderne occidental et le monde musulman montre que, contrairement aux croyances populaires occidentales, depuis les premiers contacts avec l’occident capitaliste il y a plus de deux siècles et jusque vers le dernier tiers du XXe siècle, les peuples musulmans étaient plutôt réceptifs aux modèles économiques et politiques du monde moderne.
Nombreux étaient les musulmans ainsi que la majorité de leurs dirigeants, désireux de transformer et de réorganiser les structures socio-économiques et politiques de leurs sociétés sur le modèle de l’occident capitaliste. Comme le souligne Karen Armstrong auteur de nombreux livres sur le fondamentalisme religieux :
« Il y a environ une centaine d’années, la majorité des intellectuels musulmans vivait une histoire d’amour avec l’Occident, qui à cette époque était représenté par l’Europe. L’Amérique était alors une inconnue. Les politiciens et les journalistes en Inde, en Égypte et en Iran voulaient que leurs pays ressemblent à la Grande-Bretagne ou à la France ; les philosophes, les poètes et même quelques Oulémas (savants religieux) essayaient de trouver les moyens de réformer l’Islam selon le modèle démocratique occidental. Ils appelaient pour un État-Nation, pour un gouvernement représentatif, pour le désétablissement de la religion, et pour les droits constitutionnels »[3].
Immédiatement après les attaques du 11 Septembre contre le World Trade Center et le Pentagone, Armstrong a écrit : « Que s’est-il donc passé depuis cette période pour transformer toute cette admiration et ce respect en cette haine qui a conduit aux actes de terreur dont nous avons été témoins le 11 Septembre ? »
Les fabricants politiques et médiatiques de l’opinion publique ont veillé à exclure ces questions de fond du débat national et international, alors que de telles questions auraient aidé le débat sur les facteurs profonds qui ont conduit aux odieux crimes terroristes.
En prenant le temps d’étudier les questions de cette nature, on pourra en révéler certaines d’importance critique bien que rarement mentionnées.
Pour commencer, les racines principales de cette folie meurtrière perpétrée par des terroristes, assassins de sang froid, ne se trouvent pas dans l’enseignement islamique mais dans la politique de diabolisation, de discrimination et d’occupation.
La relation de causalité est orientée de la politique/géopolitique vers la religion et non l’inverse, contrairement à ce que racontent les états et les médias des grands pays occidentaux.
L’islam est souvent utilisé comme moyen pour justifier les actions terroristes et les fins honteuses, tout comme fut utilisé le christianisme par les croisés pour des gains matériels ou territoriaux.
L’image biaisée de l’islam nous empêche de prendre en compte le fait que les atrocités commises au nom du christianisme dépassent de loin celles commises au nom de l’islam. Les guerres brutales des croisades au nom de la chrétienté se sont poursuivies de façon sporadique durant des centaines d’années. Elles furent écrites dans le sang et la terreur et motivées par le désir de prendre possession des richesses et trésors des autres nations par le pillage et le butin de guerre afin d’atténuer les difficultés économiques et politiques internes de la papauté et des grands princes d’Europe.
Les atrocités commises au nom de la chrétienté n’ont pas cessé avec la fin du Moyen-âge et des croisades. La transition vers le capitalisme et l’aube de l’ère moderne a apporté son lot d’agressions et d’atrocités guerrières qui furent menées également au nom du christianisme et de la civilisation. Ceci comprend la Sainte-Inquisition, l’expulsion des Juifs d’Espagne, la Réforme, la Contre-Réforme, la guerre des Trente ans, la Guerre Civile anglaise, le massacre de la Saint-Barthélémy, les massacres de la conquête de Cromwell en Irlande, l’esclavage et le génocide des peuples autochtones d’Afrique et des Amériques, la guerre de Quatre-Vingts ans en Hollande, l’expulsion des Huguenots de France, les pogroms, les bûchers des sorcières, et tant d’autres horribles événements jusqu’à l’Holocauste, qui fut en grande partie l’œuvre de personnes se considérant comme chrétiennes, comme les négriers avant elles [4].
Un examen attentif des premières réponses du monde musulman aux défis de l’Occident moderne révèle que, comme mentionné plus haut, la politique globale s’orientait vers la réforme et l’adaptation. Cette politique d’adaptation et d’ouverture dès les premiers contacts du monde musulman avec le monde moderne à la fin du XVIIIe et au début du XIXe siècle s’est poursuivie jusque vers le dernier tiers du XXe siècle.
Ce n’est qu’après plus d’un siècle et demi de poursuites impérialistes et une série de politiques humiliantes d’intervention, d’occupation et de remplacement de régimes dans la région que les masses populaires du monde musulman se sont tournées vers la religion et les chefs religieux conservateurs en tant que sources de résistance, de mobilisation et de respect de soi.
En d’autres termes, pour de nombreux musulmans, le récent recours vers la religion représente le plus souvent la voie pour résister et/ou défier les politiques impérialistes humiliantes du pouvoir occidental plutôt que le rejet des valeurs et des réalisations occidentales.
Ce qui explique pourquoi de nombreux jeunes frustrés du monde musulman (y compris au cœur même des pays capitalistes) se ruent vers les rangs des forces anti-impérialistes qui utilisent la religion comme une arme de mobilisation et de résistance.
« Les circonstances qui attirent les jeunes hommes et les jeunes femmes vers ces groupes sont créées par le monde occidental où ils vivent - résultant de longues années de domination coloniale dans les pays de leurs ancêtres. Nous savons que les frères parisiens Chérif et Saïd Kouachi étaient fumeurs de marijuana et autres substances jusqu’à ce qu’ils... aient vu les images de la guerre en Irak et, en particulier, de la torture à Abou Ghraib ainsi que les assassinats de sang-froid des citoyens irakiens à Falloujah »[5].
Selon le regretté Chalmers Johnson, les réactions terroristes suite aux implications internationales US sont le « retour de bâton (blowbacks) résultat de la politique étrangère impérialiste US ». Dans son livre éclairant, Blowback, il liste de nombreux exemples d’interventions US dans les affaires internes des autres pays, ainsi que quelques violentes réponses à cause de ces intrusions :
« Ce que la presse quotidienne rapporte en tant qu’actes nuisibles des « terroristes » ou des « barons de la drogue » ou des « États voyous » ou des « marchands d’armes illégales » s’avèrent souvent être les conséquences de précédentes opérations US... S’il est difficile de remonter à la source du trafic de drogue, il en va autrement des attentats à la bombe, que ce soit contre les ambassades américaines en Afrique, le World Trade Center à New York, ou un complexe d’appartements en Arabie Saoudite abritant des militaires US »[6].
Il n’est évidement pas question de tolérer ou de justifier les réactions terroristes destructrices en réponse aux interventions impérialistes à l’étranger. Des griefs légitimes ne justifient pas les réponses illégitimes. Il n’est pas question non plus de manquer de respect aux victimes innocentes de ces atrocité, ou de déconsidérer la souffrance face à la perte d’êtres chers. Le but est plutôt de placer de telles réactions dans un contexte et suggérer une explication.
Comme le regretté Gore Vidal a dit, « Il s’agit d’une loi de la physique que... dans la nature il n’y ait pas d’action sans réaction. Ceci semble s’appliquer également à la nature humaine, ceci est l’histoire. » Les « actions » auxquelles se réfère Vidal sont, bien sûr, l’interventionnisme militaire ou les opérations secrètes à l’étranger appelées parfois « terrorisme d’état » ou « terrorisme de gros ». D’autre part, les « réactions » font référence au terrorisme d’individus ou de groupes d’individus désespérés, appelé aussi « terrorisme de détail » [7].
Ces actes terroristes sauvages de désespoir prennent souvent des vies innocentes ; de telles actions égarées ne permettent nullement à ceux qui les ont perpétrées d’atteindre les objectifs qu’ils poursuivent.
Pour les États-Unis, la France et d’autres puissances occidentales qui cherchent à justifier leurs politiques impériales de changement de régime dans le monde musulman, les stupides attaques de Paris est une manne du ciel, malgré les larmes de crocodile versées pour les victimes de l’assaut.
Les attaques sont opportunément utilisées pour justifier non seulement les agressions impérialistes à l’étranger, mais aussi l’intensification des opérations internes de police/sécurité/renseignement.
Compte tenu de la récession économique chronique et des tensions sociales qui en résultent en Europe, les grandes puissances capitalistes européennes doivent également être satisfaites du calendrier de ces actions terroristes, très utiles pour détourner l’attention des problèmes économiques.
Les conditions de détresse économique ont tendance à fournir un terrain fertile pour la montée du fascisme.
Sans surprise, les sentiments fascistes contre les musulmans et les autres immigrants semblent être en hausse en Europe, tout comme ils ciblèrent les Juifs et d’autres minorités au cours de la dépression économique des années 1930 qui a donné naissance au fascisme en Europe.
Il y a des signes évidents d’hypocrisie de la part des puissances occidentales et de leurs médias dans leur condamnation des attaques contre Charlie Hebdo, qu’ils considèrent comme dues à l’intolérance des musulmans face à la presse libre.
Comme le souligne l’historien David North, « Au milieu de cette orgie d’hypocrisie démocratique, il n’y aucune référence au fait que l’armée US soit responsable de la mort d’au moins 15 journalistes, dans ses guerres au Moyen-Orient, » [8]. Il s’agit de journalistes que ne tolèrent pas les puissances impérialistes car ils révélaient les atrocités commises par les forces d’occupation en Irak et ailleurs dans la région.
Ainsi, en 2003 quand les journalistes d’Al-Jazeera fournirent depuis Bagdad des rapports sur les opérations des forces d’occupation US en contradiction avec les comptes rendus officiels, les occupants « leur apprirent une leçon » par une « attaque de missiles air-terre sur les bureaux d’Al Jazeera à Bagdad. . . trois journalistes furent tués et quatre blessés »[9].
Un autre exemple est l’assassinat (en Juillet 2007) de deux journalistes de Reuters, Namir Nouredine et Saeed Chmagh, qui travaillaient à Bagdad : « Les deux hommes ont été délibérément pris pour cible par des hélicoptères américains de combat Apache lors d’une mission dans l’Est de Bagdad. »
Le public américain et mondial a pu voir la vidéo de l’assassinat de sang-froid des deux journalistes suite à la publication par WikiLeaks de documents classifiés, obtenus grâce à un soldat américain, le caporal Bradley Chelsea Manning [10].
L’approche du deux poids deux mesures des gouvernements des États-Unis et européens concernant la liberté d’expression est également évidente dans leur traitement de Julian Assange, le fondateur et éditeur de WikiLeaks, qui a subi une féroce persécution et un emprisonnement de facto dans les locaux de l’ambassade équatorienne à Londres.
Le double standard est plus évident quand ces gouvernements interdisent le discours haineux (quand il est dirigé contre les juifs), d’une part, et leur protection / soutien de la diabolisation des musulmans à la manière de Charlie Hebdo, d’autre part. Comme l’a écrit Anjem Choudary, érudit musulman égyptien, sur son compte Twitter le jour même de l’attaque terroriste contre Charlie Hebdo, « Si la liberté d’expression peut être sacrifiée face à la criminalisation de l’incitation à la haine, pourquoi pas pour l’insulte contre le Prophète d’Allah ? »
L’État et les journalistes de Charlie Hebdo ont dépeint le magazine comme représentant la glorieuse tradition démocratique du journalisme iconoclaste. Mais, les satiristes et les caricaturistes de cette vénérable tradition du journalisme démocratique dirigeaient leur insolence contre les élites, les classes rentières parasitaires et les privilèges aristocratiques.
En revanche, Charlie Hebdo se moque constamment (de la manière la plus offensante possible) de la foi, de la culture et du style de vie des musulmans ; en fait, il se moque des laissés pour comptes, des pauvres et des faibles, au lieu des riches, des oppresseurs et des puissants.
A l’inverse de la tradition éclairée, positivement stimulante et éducative, de la satire pratiquée dans le domaine de la politique, l’économie et la justice / injustice sociales, Charlie Hebdo se concentre principalement sur la religion, la culture et le style de vie.
Comme le soutient l’universitaire Diana Johnstone (parmi beaucoup d’autres), « En réalité, Charlie Hebdo n’était pas un modèle de liberté d’expression. Il a fini, comme beaucoup de « défenseurs des droits de l’homme, de gauche », à défendre les guerres US dirigées contre les « dictateurs » [11].
Charlie Hebdo se présente comme ayant pour mission de défendre les valeurs laïques démocratiques contre toutes les religions. Ce qui semble être une admirable mission pour les petits bourgeois libéraux et les élites infatuées.
En principe, les changements concernant la question religieuse chez les gens sont obtenues à partir de changements évoluant sur du long terme et portant sur leur style de vie et les conditions économiques et technologiques, certainement pas en ridiculisant et en insultant leur intelligence.
En outre, Charlie Hebdo a été manifestement incompatible et très hypocrite dans sa prétendue mission « contre toutes les religions », puisqu’il a ciblé les musulmans de façon disproportionnée en ridiculisant leur prophète et en portant atteinte à leur religion. « Il a parfois attaqué le catholicisme, mais s’est rarement pris au judaïsme (bien que les nombreuses agressions israélienne contre les Palestiniens ont offert de nombreuses occasions) et a concentré ses railleries sur l’islam » [12].
Il faut souligner une fois de plus comme le dit David North :
« Parler franchement et honnêtement à propos du caractère sordide, cynique et dégradé de Charlie Hebdo ne signifie pas tolérer l’assassinat des membres de son personnel. Mais, quand le slogan « Je suis Charlie » est adopté et fortement encouragée par les médias comme le slogan des manifestations de protestation, ceux qui n’ont pas été envahis par la propagande d’État et des médias sont tenus de répondre : « Nous nous opposons à l’attaque violente contre le journal, mais nous ne sommes pas et n’avons rien en commun avec Charlie »[13].
Il est ainsi évident, que Charlie Hebdo, en se faisant passer pour le représentant de la fière tradition de la satire éclairée, a abusé de cette tradition précieuse à des fins malveillantes de dénigrement de la religion, de la culture et du prophète de 1,6 milliards de musulmans dans le monde. Honte à vous Charlie Hebdo !
Ismaël Hossein-Zadeh
Ismael Hossein-zadeh est professeur émérite d’économie (Drake University). Il est l’auteur de « Beyond Mainstream Explanations of the Financial Crisis » (Routledge 2014) , « The Political Economy of U.S. Militarism » (Palgrave–Macmillan 2007), et « the Soviet Non-capitalist Development : The Case of Nasser’s Egypt » (Praeger Publishers 1989).
il a également contribué à « Hopeless : Barack Obama and the Politics of Illusion »
16-18 Janvier 2015