L’horrible tuerie en Arizona, où six personnes ont trouvé la mort et une douzaine ont été blessées, dont la députée Gabrielle Giffords, a provoqué une vague de débats sur la violence contenue dans le discours politique. Un article publié dans The Times faisait le commentaire suivant : « La vie politique américaine contient une dose d’agressivité qui, lorsqu’elle touche des gens mentalement dérangés, peut avoir des conséquences terribles. »
C’est vrai, même si la Grande-Bretagne connaît elle aussi une certaine « dose d’agressivité ». Il est possible d’exprimer son désaccord « en termes mesurés », faisait remarquer The Times, « sans apporter de l’eau au moulin de ceux qui ont des idées extrémistes et des méthodes encore pires ». (article « A Mean Spirit », The Times, 10 janvier 2011).
Au mois d’août 2002, le journaliste du Times, Michael Grove - aux multiples casquettes - écrivait : « Nous n’avons pas d’autre alternative que de lancer une guerre préventive contre l’Irak pour empêcher Saddam de compléter son programme d’armes de destruction massive. Une force militaire massive doit être employée pour déloger le régime de Saddam. » ( « We need Bush and not Saddam calling the shots, » The Times, 28 août, 2002)
Gove n’a pas souffert de l’expression « idées extrémistes et des méthodes encore pires » - car il a été promu secrétaire d’Etat à l’Education.
En janvier 2003, David Aaronovitch, battant lui aussi les tambours de la guerre, écrivait dans The Guardian : « Si j’étais un Irakien, vivant sous le régime probablement le plus violent et répressif au monde, je désirerais plus que tout la chute du régime de Saddam. Ou faudrait-il penser que certaines nations ou races seraient en quelque sorte inadaptés à la liberté ? »
Là non plus, aucune « eau au moulin des extrémistes »... Plus tard dans l’année, le jury du Prix 2003 de What the Papers Say (« ce que racontent les journaux » - NdT) ont récompensé Aaronovitch, avec le commentaire suivant : « A l’époque où la plupart des commentaires de gauche s’opposaient à la guerre en Irak, il a pris une position courageuse et raisonnée, en défendant la thèse de l’intervention en termes cohérents et convaincants. »
Les discours qui incitent à la violence contre les individus sont inacceptables. Les discours qui incitent aux massacres et destructions en masse contre des nations entières sont accueillies avec indifférence, une promotion ou un prix.
Dans le langage des médias, le mot « violence » fait en réalité référence aux crimes commis par les « méchants » contre les « gentils », c’est-à -dire « nous ». « Nous », nous n’exerçons de pas la violence. « Nous », nous déployons des « troupes » pour « neutraliser » des « cibles ». « Nous », nous « intervenons » pour apporter la « sécurité » et une « aide humanitaire ».
Parce que « nous » n’exerçons pas la violence, il est acceptable pour « nous » de tuer pacifiquement « nos » ennemis. Ainsi, l’éditorialiste Jeffrey T Kuhner écrivait dans le Washington Times, le mois dernier : « Nous devrions traiter M. Assange comme n’importe quel terroriste de poids : le tuer ».
William Kristol, ancien chef de cabinet du vice-président Dan Quayle, a écrit :
« Pourquoi ne pourrions-nous pas prendre des mesures coercitives contre Wikileaks ? Pourquoi ne pourrions-nous pas employer tous nos moyens pour harceler, enlever ou neutraliser Julian Assange et ses collaborateurs, où qu’ils soient ? Pourquoi ne pas détruire Wikileaks à la fois dans le cyberespace que dans l’espace physique, dans toute la mesure du possible ? »
Sur Internet on trouve de nombreux articles avec des titres tels que « Cinq raisons pour lesquelles la CIA aurait déjà du tuer Julian Assange ».
Sur le site internet de la BBC, Matt Frei a loué la réaction de Barack Obama devant le massacre en Arizona : « Le président a adopté un ton intime et poignant. Il a calmé la meute tout autour et plaidé pour un langage plus civilisé et cordial. La tragédie lui a fourni l’occasion de tenir le rôle convaincant de modérateur-en-chef »
Peut-être pas si convaincant pour tout le monde. Le « modérateur » n’a rien dit sur les menaces formulées contre Julian Assange.
Sur le Wikimachosphère et les calomnies des garces féministes
En réaction à la tuerie, Joan Smith dans l’Independent s’est lamentée sur l’état du débat politique, en rappelant « un concept qui me tient à coeur mais dont je n’ai pas beaucoup entendu parler ces dernières années : la courtoisie. » Selon elle, l’injure est flagrante : « Parmi ceux qui manient l’injure sur Internet, il ne fait aucun doute à leurs yeux que les accusateurs de Julian Assange ne sont que des petites garces féministes »
Au temps pour la courtoisie. De plus, cette affirmation n’est qu’une désinformation grotesque. Si une minorité de fanatiques jugent effectivement ainsi les accusatrices d’Assange, ils ne participent pas aux discussions posées et extrêmement bien informées auxquelles nous avons assisté.
John Pilger a analysé le recours à ce qu’on pourrait appeler « la carte féministe » dans le débat autour de Wikileaks. La manoeuvre a pris forme. En décembre 2007, nous avons découvert qu’au cours des 12 dernières années, les termes de « Taliban » et « droits des femmes » ont été employés dans 56 articles du Guardian. Parmi ceux-là , 36 sont apparus après les attaques du 11 septembre 2001. Comme Pilger l’a fait remarquer le mois dernier dans The New Statesman :
« L’invasion de l’Afghanistan en octobre 2001 était soutenue par d’imminentes féministes, particulièrement aux Etats-Unis où Hillary Clinton et autres faux tribuns du féminisme ont utilisé le traitement des femmes sous les Talibans comme une justification pour attaquer un pays ravagé et provoquer au moins 20.000 morts tout en revitalisant les Talibans. »
Un phénomène similaire est en cours, écrit Pilger, « tandis qu’un groupe de féministes médiatisés se joignent aux attaques contre Julian Assange et Wikileaks... De The Times au New Statesman, un crédit féministe est accordée aux accusations incohérentes et contradictoires portées contre Assange en Suède. »
On trouve certains des pires exemples dans The Guardian, un des « médias partenaires » de Wikileaks. Libby Brooks a identifié « une alliance inattendue entre gauchistes et misogynes du Wikimachosphère, » où on les voit « se livrer aux injures les plus basses contre les « garces » et exprimer leur misogynie ».
Encore une fois, c’est peut-être vrai ici ou là , mais pas dans les médias progressistes sérieux où des termes tels que « garce » sont tout simplement bannis. Dans un article similaire et tout aussi partial du Guardian, Amelia Gentleman cite le journaliste d’un tabloïd suédois, Oisin Cantwell, qui affirmait, de façon scandaleuse, que « le soutien des célébrités à Assange était similaire au soutien apporté par les célébrités de Hollywood à Roman Polanski qui fut arrêté l’année dernière, accusé d’avoir violé une fillette de 13 ans... »
Nick Davies, le journaliste du Guardian qui est à l’origine du partenariat entre le Guardian et Wikileaks, a écrit un article intitulé « Dix jours en Suède : toutes les accusations contre Julian Assange. » On y trouve quelques pépites salaces, telles que :
« Un autre ami a déclaré à la police qu’au cours de la soirée Mlle A lui a dit qu’elle avait connu « le pire sexe » avec Assange : « Ce fut non seulement la pire partie de baise au monde, mais violente qui plus est. »
Et aussi : « La police s’est entretenue avec l’ex-petit ami de Mlle W, qui a dit qu’au cours de leur relation qui a duré deux ans et demi, ils n’avaient jamais eu de rapports sexuels sans préservatif parce que c’était « impensable » pour elle. »
Bianca Jagger a noté dans Huffington Post que Davies avait publié « des extraits bien choisis du rapport de la police suédoise, en omettant les éléments à décharge contenus dans le document. » Selon Jagger, Assange était « victime d’un « procès intenté par la presse » visant à le discréditer. »
L’ancien avocat d’Assange, James Catlin, a commenté : « C’est l’absence totale d’un état de droit qui est en cause ici et Davies feint de l’ignorer. Pourquoi est-ce si important ici ? Parce que les pouvoirs immenses de deux branches du gouvernement sont déployés contre un individu dont la liberté et la réputation sont en jeu. »
Avec de tels « médias partenaires », Wikileaks n’a pas besoin d’ennemis.
Du Sang sur les mains du Guardian ?
Le pire était encore à venir de la part du Guardian. Le 27 décembre, le correspondant pour l’Afrique écrivait : « Le Zimbabwe va enquêter sur des accusations de trahison portées contre le premier ministre, Morgan Tsvangirai, et d’autres individus, au sujet de conversations privées tenues avec des diplomates US et révélées par Wikileaks. »
Une trahison peut entraîner la peine de mort ce qui, le lecteur de cet article l’aura deviné, signifierait que Wikileaks se retrouverait avec du sang sur les mains.
Une semaine plus tard, le 3 janvier, James Richardson, « un directeur commercial de Hynes Communication, » a rédigé un article dans le Guardian où il affirmait « désormais, avec la récente publication de documents diplomatiques sensibles, Wikileaks a peut-être commis son propre meurtre collatéral, en déstabilisant l’équilibre précaire du pouvoir dans un état africain fragile et en signant l’arrêt de mort d’un premier ministre pro-occidental... »
Selon Richardson, Wikileaks devrait tout simplement se taire : « Avant que le massacre politique ne se répande et que plus de sang ne soit versé - en Afrique ou ailleurs, avec une pensée toute particulière pour les afghans sympathisants des Etats-Unis et pointés du doigt dans les derniers documents publiés - Wikileaks devrait laisser les questions de politique internationale à ceux qui les comprennent - au moins à ceux qui comprennent la valeur d’une vie. »
L’analyste politique Glenn Greenwald a commenté sur (le média en ligne) Salon : « Il n’y avait qu’un tout petit problème avec tout ça : c’était complètement faux. Ce n’est pas Wikileaks qui a choisi de rendre public ce câble précis, ni Wikileaks qui l’a publié en premier. C’est The Guardian qui l’a fait. »
En fait, c’est The Guardian qui a décidé de publier le câble sur Tsvangirai, pas Wikileaks qui ne l’a publié à son tour qu’après sa publication par The Guardian.
La réaction de la presse US fut sans surprises. Un article du Wall Street Journal intitulé « Le comportement inconscient de Julian Assange peut coûter la vie au dirigeant démocrate Zimbabwéen. » Et à qui la faute ? « Julian Assange de Wikileaks. » Un article dans The Atlantic affirmait « Wikileaks a rendu (ce câble) public au monde entier » et ainsi « a fourni l’occasion à un tyran de blesser, et peut-être tuer, toute chance d’une démocratie multipartite ». (Ibid)
En réponse aux critiques, The Guardian a apporté une précision à l’article de Richardson : « Cet article a été modifiée le 11 janvier 2011 pour préciser que le câble de 2009 mentionné a été rendu public par The Guardian, et non par Wikileaks comme indiqué initialement et à tort dans cet article . »
Le rédacteur en chef adjoint du Guardian, Ian Katz, a eu beaucoup de mal à expliquer pourquoi David Smith avait écrit que c’était Wikileaks, et non The Guardian, qui était à l’origine de la publication du câble. Katz a écrit : « il serait juste de nous qualifier de co-éditeurs pour toute publication que nous aurions décidée, avec une responsabilité partagée quant aux conséquences d’une telle publication. » L’utilisation du nom de Wikileaks était « un raccourci journalistique largement répandu. On faisait régulièrement référence au matériel comme une « révélation de Wikileaks » ».
Si le terme de « révélation de Wikileaks » est un « raccourci » qui est « largement répandu » pour désigner le statut du The Guardian comme co-éditeur avec Wikileaks, pourquoi David Smith n’a-t-il pas interpellé son propre rédacteur en chef sur la responsabilité partagée par The Guardian sur la publication d’un câble qui pourrait aboutir à un procès pour trahison de Morgan Tsvangirai ? Est-ce qu’un seul journaliste du Guardian a jamais interpellé son rédacteur en chef sur des accusations que le partenariat Guardian-Wikileaks aurait mis des vies en danger ? Nous avons posé la question à Ian Kantz via Twitter mais il n’a pas répondu. Il est clair que The Guardian ne s’est pas précipité pour claironner sur tous les toits qu’il partageait la responsabilité - chose que beaucoup de personnes devaient ignorer.
A la lumière de la correction apportée par The Guardian, le point essentiel est de constater comment les grands médias n’ont montré absolument aucun zèle pour accuser The Guardian d’avoir du sang sur les mains suite à la publication du câble. La question est : pourquoi ? Il n’y a qu’une seule explication : l’outrage initiale exprimée par les médias n’était pas motivée par le désir de protéger une vie au Zimbabwe, mais par celui de diaboliser et de détruire Julian Assange et Wikileaks.
Une autre thème de propagande consiste à accuser Wikielaks d’avoir inconsidérément « balancé » un « flot » de câbles diplomatiques sur le web, en mettant ainsi des vies en danger. La archi-va-t-en-guerre John Bolton a écrit dans The Guardian : « Wikileaks a encore une fois inondé l’internet avec des milliers de documents américains classifiés, cette fois des câbles du département d’état (ministère des affaires étrangères - NdT) » et ce « pour la troisième fois ».
Le Daily Mail a écrit : « Et puis cette semaine il (Assange) a révélé près de 250.000 câbles provenant d’ambassades US, dont beaucoup contiennent des informations sensibles. »
Ca aussi, c’est ridicule. En réalité, Wikileaks a jusqu’à présent publié au compte-gouttes et avec précaution environ 2.000 documents et ce en étroite collaboration avec ses médias partenaires.
Greenwald explique le raisonnement derrière les outrages sélectives et les mensonges : « Pour justifier cette attaque, le gouvernement US a besoin de faire la distinction entre Wikileaks et les autres médias. Alors il invente des mensonges éhontés, selon lesquels Wikileaks, contrairement au journaux, diffuserait sans discrimination des câbles diplomatiques sans en analyser le contenu ; que Wikileaks, contrairement aux journaux, refuse de jouer la transparence quant à ses méthodes (alors que personne n’est moins transparent que les grands journaux quant de leurs méthodes) ; et maintenant, que Wikileaks mettrait des vies en danger en publiant de manière inconsidérée un câble qui fragilise les dirigeants démocratiques du Zimbabwe, même si ce n’est pas Wikileaks qui l’a publié, mais The Guardian. »
Une fois encore, les grand médias ont manié la désinformation pour fabriquer, isoler et cibler une « menace » qu’il faut détruire. Il est évident que pour les pouvoirs en place, Wikileaks est beaucoup plus gênant que le grands médias. Mais les grands médias eux-aussi publient des fuites gouvernementales, y compris des informations « Top Secret », chose que les câbles ne sont pas. Assange est un journaliste qui fait du journalisme. Le « dommage collatéral » de sa destruction pourrait bien être la liberté de tous les journalistes qui participent à l’opération.
http://www.medialens.org/index.php?option=com_content&view=article&id=598:collateral-damage-wikileaks-in-the-crosshairs&catid=24:alerts-2011&Itemid=68
Traduction VD pour le Grand Soir avec probablement les erreurs et coquilles habituelles