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Danièle Sallenave. Castor de guerre. Paris, Gallimard, 2008

Depuis une bonne trentaine d’années, Danièle Sallenave nous gratifie régulièrement d’essais puissants et originaux. C’est encore le cas avec cette longue étude de la vie et de l’oeuvre de Simone de Beauvoir, placée sous le signe du combat, de l’écriture militante, de la résolution sans faille d’une personne « pleinement concentrée et intrépide ».

Sallenave cadre ses 600 pages par une citation extraite des Cahiers de jeunesse de Beauvoir : « Je construirai une force où je me réfugierai à jamais. » Lucidité d’une battante qui luttera jusqu’à son dernier souffle, et dont la force permettra de protéger l’intégrité personnelle.
La vie et l’oeuvre de Beauvoir se veulent dénuées de toute fioriture, à commencer par l’incipit : « Je suis née le 9 janvier 1908, à quatre heures du matin, dans une chambre aux murs laqués de blanc. » (La force des choses). Voilà une origine à l’état pur. Tout est blanc, Beauvoir naît du vide. Il lui reste à « constituer son moi » (Tout compte fait).

Avant de voir les peuples prendre « conscience de leur oppression et décidés à s’en libérer » (mais les « opprimés » formeront toujours pour elle une classe indifférenciée, plutôt abstraite, sans qu’elle n’en connaisse jamais de manière concrète ni la force ni l’allant), le Castor devra intégrer et assumer ses origines bourgeoises. La mère est une catholique quasi intégriste, le père un dandy de droite. Les parents puisent comme ils peuvent dans les restes d’une famille dédorée (il faut imaginer le déménagement pour un cinquième sans ascenseur) où il est bien difficile à une jeune fille « rangée » de contester l’autorité, la contingence. En revanche elle saura très tôt se rebeller contre « la tyrannie des mots, l’arbitraire des ordres, des contraintes où on ne peut lire nulle nécessité », bref le discours dominant. Sa passion de l’absolu ne la quittera jamais.

Après avoir suivi des études dans des établissements d’inspiration bourgeoise et religieuse, elle trouvera dans l’écriture sa « propre cause » et sa « propre fin » (Mémoires d’une jeune fille rangée)
Beauvoir n’aurait pas été Beauvoir sans Sartre. Et vice-versa. Elle trouvera en lui un double parfait, « incandescent ». Ce compagnonnage, unique, semble-t-il, dans l’histoire de la littérature, sera vécu en parfaite égalité, chacun étant le jumeau, l’Autre de l’Autre.

Sallenave analyse longuement la relation homme-femme du couple (peu banale, quoique, en fin de compte, assez bourgeoise), les fameuses amours « nécessaires et contingentes », les - brèves - unions à trois (Beauvoir goûte la fragilité des jeunes filles, l’influence qu’elle peut exercer sur elles), les amours saphiques, les héritiers inattendus. Effrayé par toute relation durable avec une femme, Sartre n’est pas un très bon amant : il n’aime pas vraiment l’orgasme, « juste un petit plaisir, à la fin, mais assez médiocre ». Il adore la compagnie des femmes, plus jeunes que lui de préférence, mais n’est pas un homme à femmes.

Alors que Sartre va avoir tendance à séparer les textes de combat des textes politiques, chez Beauvoir, tout va toujours tenir à tout. Son oeuvre est sa vie. Sa vie est une oeuvre, qui ne souffre donc pas le relatif. Raison pour laquelle elle va catégoriquement refuser le mariage que Sartre lui a proposé dans un moment d’égarement, et la vie en commun outre-Atlantique que Nelson Algren, son amant américain, avait sérieusement envisagée.

Pour trouver la meilleure cohérence possible à ses combats, elle va choisir ses ennemis. Ainsi, elle soutiendra le communisme en haine de ceux qui le combattent (« un anticommuniste est un chien », dira Sartre). Elle sera moins communiste qu’anti anticommuniste.

Lorsque Sartre se trouve loin d’elle durablement, elle a tendance à se désintéresser des affaires publiques : elle ne réagit pas vraiment à la rupture de Hitler avec la Société des Nations, à l’affaire Stavisky, aux manifestations insurrectionnelles fascistes de février 1934. En 1938, Sartre pense, « par raison », qu’il faut accepter la guerre. Elle avoue partager le « lâche soulagement » de Munich. « Née coiffée », elle pense que le malheur du monde ne l’atteindra jamais (La force des choses). Pendant la guerre, elle a honte de mener une vie normale, à l’écart de toutes les formes de la résistance active, n’ayant ni les moyens ni l’expérience de l’action clandestine. Mais qui possédait cela a priori ?

Plus grave, peut-être : pendant la guerre, elle et Sartre fragiliseront gravement leur amie juive Bianca Bienenfeld (qui avait eu le malheur de tomber amoureuse du Castor à l’âge de seize ans) en se détournant brutalement d’elle (voir les Mémoires d’une jeune fille dérangée d’une personne plombée à vie par sa relation avec le couple).

Bref, il lui faudra mûrir avant de devenir pleinement authentique, c’est-à -dire être la même à travers toutes les situations.

Peu d’écrivains ont écrit des oeuvres qui ont fait avancer le monde dans une direction particulière, qui ont changé la face du monde. Beauvoir l’a réalisé avec Le Deuxième sexe. Elle avait depuis longtemps observé qu’elle vivait dans un monde masculin, que « son enfance avait été nourrie de mythes forgés par des hommes », et qu’elle n’y avait « pas du tout réagi de la même manière que si elle avait été un garçon. » (La Force des choses). En 1949, au moment où elle rompt avec son amant américain, elle écrit à une vitesse prodigieuse ce pavé dans lequel elle va répondre à la question qui la taraude depuis longtemps : « comment les femmes sont-elles toujours l’Autre, cet être inessentiel ? » Ce chef-d’oeuvre, son grand oeuvre, peut-on dire, recevra, de la part des plus beaux esprits, des attaques d’une bassesse à laquelle elle n’était pas préparée, parce que, comme l’avait finement observé Julien Gracq, elle avait osé affronter « la chiennerie française ». Mauriac déclara qu’il savait désormais tout du vagin de sa patronne des Temps Modernes. Jean Kanapa, directeur de La Nouvelle Critique, ancien élève de Sartre, dénonça « la basse description graveleuse, l’ordure qui soulève le coeur. » Camus, lui-même, ne put s’empêcher quelques remarques machistes. Pour Sallenave, ce livre était une machine de guerre qui allait « s’attaquer pied à pied, pour le défaire, à l’immense édifice sur lequel s’est construite et justifiée la domination masculine. » La grande innovation du Deuxième sexe est peut-être de démontrer que « le corps est l’instrument de notre prise sur le monde. » Bien sûr - et là nous touchons la raison pour laquelle la vision politique que l’on a des femmes ne pourra plus jamais être la même - les données biologiques sont « une des clés qui permettent de comprendre la femme ». Cependant, elles ne constituent pas « un destin figé ». Ainsi, la maternité n’étant pas un a priori culturel, elle ne saurait fonder une hiérarchie entre les sexes.

Après la guerre, Sartre et Beauvoir seront « partout et constamment présents : soutien critique au Parti communiste, engagement dans la guerre froide contre l’impérialisme américain, lutte aux côtés des révoltes anticoloniales, guerre d’Algérie. » Sallenave revient longuement sur le conflit algérien (le grand rôle de la vie politique du couple), qui suscitera chez Beauvoir une réaction infiniment plus violente, jusque dans ses fibres, que le désintérêt face à l’occupation allemande. Le retour de De Gaulle la dégoûte et annonce « d’accablantes années ». Pour Sartre et Beauvoir, l’engagement, l’existentialisme deviennent un humanisme dès lors que la littérature « se confond avec l’existence même », quand l’écrivain est « totalement présent à l’écriture » (La Force des choses).
En 1956, Sartre brise par ailleurs ses rapports avec ses amis les écrivains soviétiques qui ne dénoncent pas les massacres en Hongrie. Il rompra en 1967 avec les écrivains soviétiques à l’occasion de la condamnation de Siniavski et Daniel.

Le couple soutient à fond la révolution cubaine : « Pour la première fois de notre vie, nous étions témoins d’un bonheur qui avait été conquis par la violence » (La Force des choses). Beauvoir sera par ailleurs en parfaite osmose avec Sartre lors de la guerre du Vietnam.
Tout en prenant ses distances avec un réalisme à la manière soviétique, Sartre et Beauvoir s’inscrivent en faux contre le Nouveau Roman (« l’aventure d’une écriture » et non l’écriture d’une aventure). Pour eux le structuralisme (Michel Foucault) est « le dernier rempart de la bourgeoisie).

A 50 ans, Beauvoir se sent vieille, elle a « un visage de jeune fille attardée sur une vieille peau ». Dans La Vieillesse, elle pose qu’il faut reconnaître dans nos vieux jours notre figure à venir, « si nous voulons assumer dans sa totalité notre condition humaine. »

En 1968, Beauvoir, comme Sartre, pense que le Printemps tchèque n’est pas dirigé contre le socialisme, alors qu’en 1956 elle avait estimé que le socialisme était en danger en Hongrie.
A l’inverse de Sartre, Beauvoir ne soutient pas la violence de l’action révolutionnaire du groupe Baader-Meinhof dans les années 70.

A la même époque, Beauvoir apporte toute son aide aux mouvements féministes qui doivent être « spécifiques », mais en gardant à l’esprit que la condition féminine ne pourra être améliorée sans un changement radical des rapports de production. Elle signe en 1971 le Manifeste des 343 en faveur de la liberté d’avorter, tout en n’ayant pas elle-même, comme d’autres signataires célèbres, subi d’avortement.

En tant qu’écrivain, elle n’a jamais cru à l’existence d’une écriture féminine et elle ne soutiendra pas la féminisation imposée des noms de profession. On peut imaginer qu’elle s’était rendue compte que cette démarche politiquement correcte était traversée par la lutte des classes : on parle de professeure, de recteure, de docteure et de gouverneure, mais les serveuses ne sont pas devenues des serveures, les meneuses de revue des meneures, et les fraiseuses sont toujours des fraiseuses.

Ayant cru au progrès historique, à l’émancipation collective, Beauvoir estimait que, libérée, la femme serait tout aussi créatrice que l’homme (pensons à la soeur de Mozart) mais qu’elle n’apporterait pas de valeurs neuves (souvenons-nous de Golda Meir ou de Margaret Thatcher).

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Si notre condition était véritablement heureuse, il ne faudrait pas nous divertir d’y penser.

Blaise PASCAL

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