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Constitution : Vive la France ?

4 mai 2005


Lorsque je suis parti travailler comme enseignant-chercheur aux États-Unis en 1978, le contraste avec l’Europe était frappant. Un enseignement général à la fois de très bas niveau et très inégal, une invasion constante de la vie quotidienne par la publicité et le commercialisme, une culture fortement anti-intellectuelle, une profonde aliénation politique de la population (deux partis monopolisant la vie publique, poursuivant les mêmes politiques et mobilisant très peu les électeurs), un militarisme omniprésent et des disparités sociales scandaleuses (y compris en termes de sécurité, d’habitat et d’accès aux soins de santé). Le tout était entretenu au niveau idéologique par une parfaite bonne conscience et par l’idée que le modèle américain devait être imposé, de gré ou de force, au reste du monde.

A l’époque, l’Europe était sociale-démocrate et pacifique ; il y avait une forte sécurité sociale, le chômage existait mais n’était pas structurel, l’enseignement se démocratisait et se modernisait mais continuait à transmettre des connaissances, il n’y avait pas de publicité à la télévision, on pouvait se promener en rue sans crainte, l’extrême-droite n’existait pas, on ne parlait ni de fondamentalisme ni de communautarisme, et l’idée de taxer les riches ne choquait personne (à part eux, bien sûr). Vaincue dans les conflits coloniaux, l’Europe avait renoncé à ses ambition impériales et ses citoyens étaient fatigués des guerres. Tout était loin d’être parfait, mais, comparé à l’époque actuelle, c’était un « paradis socialiste », qui était néanmoins démocratique et réel. Par contre, du point de vue des élites européennes, c’était, sinon l’enfer (leurs privilèges étaient loin d’être abolis), du moins le purgatoire.

Heureusement pour elles, les années 80 et 90 ont été celles des folies néo-libérales et néo-militaristes. L’Europe s’est mise à imiter l’Amérique, même si, dans le même temps, l’Amérique a accentué ses défauts, ce qui a eu pour effet de plus ou moins maintenir l’écart entre les deux, d’occulter l’ampleur des bouleversements produits, et de permettre aux élites européennes de constamment se plaindre du « retard de l’Europe ». Une des méthodes préférées pour combler ce retard a pour nom la « construction européenne », dont la constitution est un des derniers avatars.

Cette méthode est très simple. Il s’agit d’isoler les processus politiques de l’influence des citoyens, en confiant un maximum de décisions à une bureaucratie non élue, qui n’est responsable devant aucun parlement, mais qui est ouverte à l’influence de tous les groupes de pression privés (y compris de certaines ONG). La construction européenne revient à transférer le pouvoir étatique à une bureaucratie super-privilégiée qui prêche aux autres le libéralisme le plus pur. Les élections peuvent continuer à avoir lieu, elles n’ont aucune d’importance, parce qu’aucune alternative politique sérieuse ne peut être proposée, aucun « new deal », aucune « réforme de structure », aucun « programme commun de gauche », aucune « voie italienne vers le socialisme ». Et, comme aux États-Unis, l’électeur vote de plus en plus avec ses pieds en se détournant des urnes ou en votant pour ceux que les puissants font semblant de détester le plus (Le Pen par exemple).

Le résultat des politiques accompagnant cette « construction européenne » est catastrophique : alors que l’urgence, après la croissance rapide des années 50 et 60, était au désarmement, à la coopération avec le tiers-monde et au développement écologique, tout a été fait pour encourager le gaspillage, mettre en cause la sécurité d’existence des gens, augmenter les antagonismes entre le Nord et le Sud de la planète et déchaîner tous les particularismes et fondamentalismes possibles. Un livre publié récemment aux États-Unis parle du « rêve européen », et fait une longue liste des avantages de l’Europe en matière de sécurité, de santé, d’éducation et même de recherche scientifique . Mais tout cela est précisément l’effet de notre « retard » que les « avancées européennes » cherchent désespérément à combler. Certes, il y a eu des progrès économiques. Il y en avait aussi, et plus encore, dans la période précédente, sociale-démocrate et souverainiste. Mais, depuis vingt ans, combien de conquêtes sociales ? Quels progrès ont été fait dans le contrôle exercé par les travailleurs sur leur travail ? Combien de décisions collectives de grande ampleur ont été prises pour améliorer les conditions de vie ? Mieux vaut sans doute ne pas trop se poser ce genre de questions.

Dans les discussions sur la constitution, il y a, en gros, à gauche en tout cas, deux types d’arguments : ceux qui s’appuyent sur les textes, et qui sont ceux du « non », et ceux qui se basent sur Auschwitz et Le Pen, et qui sont ceux du « oui ». On fait comme si le rejet de la constitution allait nous mener à la guerre, sinon au génocide. C’est ignorer qu’il y a plusieurs façons d’être souverainiste ; l’Europe cherchera à créer son propre souverainisme, imitant celui des États-Unis, qui ont des frontières fortes et des troupes déployées aux quatres coins du monde. Il y a là un danger de guerre permanent, aucun peuple n’aimant les missionnaires armés. A contrario, la Suisse est sans aucun doute le pays le plus souverainiste en Europe ; mais elle n’envoie pas ses troupes à l’étranger, n’a jamais commis de génocide ni provoqué de guerre.

Un référendum a des inconvénients certains par rapport à une élection : lors de celles-ci on peut toujours promettre une chose et faire le contraire une fois élu. La clarté d’un référendum empêche de telles manipulations et c’est bien pour cela que cette procédure est souvent vue comme « dangereuse » et « populiste ». Par ailleurs, on ne peut pas empêcher qu’une même réponse à une question donnée soit avancée pour des raisons différentes, ce qui fait qu’il y aura bien à la fois un « non » de gauche, de droite et d’extrême-droite. Et alors ? Il est assez curieux que ceux qui ont soutenu les politiques ayant créé le terreau de misère sociale sur lequel a poussé l’extrême-droite viennent reprocher son existence à ceux qui cherchent précisément à rompre avec ces politiques.

La construction européenne permet aussi aux dirigeants écologistes et socialistes de se protéger contre leurs propres audaces, ou plutôt celles de leurs bases. Toutes les capitulations face à la droite peuvent toujours être justifiées par « l’Europe ». Certes, mais qui la veut et qui l’a construite, cette Europe ? Il est plus facile d’invoquer Auschwitz que d’expliquer comment une Europe sociale, démocratique et écologique peut se baser sur une économie « hautement compétitive » et dérégulée. Pour ne prendre qu’un exemple simple, comment faire une politique écologique si les transports en commun doivent être rentables ?

L’argument le plus malhonnête des partisans du « oui » est sans doute celui d’une Europe forte qui peut faire contre-poids aux États-Unis. D’une part il suffit de lire la presse américaine ou d’écouter leurs dirigeants, qui appuient à fond le « oui » (tout en se plaignant que le seul argument qui porte soit justement celui du contrepoids), pour voir que cet argument est pour le moins douteux. De plus, une Europe dont l’enseignement est détruit sur l’autel du profit à court terme sera simplement une deuxième Amérique,
pas une alternative à celle-ci. Le reste du monde a déjà assez de problèmes avec une seule super-puissance agressive et arrogante. Préférer la paix à la guerre et la sécurité à la compétition, c’est s’opposer à l’Amérique, ou au moins à ce qu’elle représente, mais c’est aussi s’opposer à la « construction européenne ».

Il y a néanmoins un argument du camp du « oui » qui est en partie correct : le débat dépasse le cadre étroit du texte du traité et devient en grande partie symbolique. Il oppose fondamentalement les partisans et les adversaires de l’ordre néo-libéral, ceux qui veulent poursuivre la politique commencée dans les années 80 et ceux qui veulent la changer. Une victoire du non provoquerait un séisme politique, principalement en réveillant, partout en Europe, les aspirations sociales et populaires qui ont été si longtemps réprimées et défaites. Avec Bush à Washington, Sharon à Tel Aviv, Wolfowitz à la banque mondiale et Ratzinger au Vatican, on peut dire que les réactionnaires du monde entier sont arrivés à leurs fins. Mais avec Chavez à Caracas, le non qui monte à Paris et l’armée américaine embourbée en Irak, l’espoir est peut-être en train de changer de camp et c’est bien cela qui donne une signification profonde à cette campagne. Même si le oui l’emporte (et, vu la disproportion dans les moyens dont disposent les deux camps, ce serait un miracle s’il ne l’emportait pas), la mobilisation pour le non montre que les temps changent et que les jours du « TINA » (there is no alternative - au capitalisme le plus sauvage) sont sans doute comptés. Après tout, le mouvement pour le non a été lancé principalement (à gauche) par ATTAC et par la base de la CGT, qui ne représentent pas, en tant que telles, une majorité de Français. L’écho que ce mouvement reçoit dans toute la société française est un immense signe d’encouragement et montre que, si la
véritable gauche est à la fois audacieuse et intelligente, elle peut rassembler une quasi-majorité de la population autour de certains de ses objectifs.

Par ailleurs, comme au Venezuela lors du référendum, ou comme lors de la mobilisation contre la guerre en 2003, une victoire du non montrerait que les médias ne sont pas invincibles, qu’ils ne contrôlent pas encore totalement nos cerveaux et que l’internet est une arme redoutable pour s’ opposer à leur propagande.

En 2003, l’ancien dirigeant du FLN algérien, Ahmed Ben Bella, dont l’armée française a tué et torturé tant de companons, a été jusqu’à s’exclamer « vive la France ! ». Il n’aurait pas pu crier « vive l’Europe », tant sa bureaucratie est asservie aux États-Unis. Mais la France, loin d’être un « mouton noir », a été, à ce moment-là de l’histoire, un signe d’espoir et de ralliement pour l’ensemble du monde arabe qui s’apprêtait à replonger dans l’horreur du colonialisme et, par conséquent, d’une guerre de libération
nationale (qui est loin d’être finie en Irak, comme d’ailleurs en Palestine). De même, le Venezuela de Chavez et Cuba ne sont pas « isolés » en Amérique Latine - ils y incarnent les idéaux et les espoirs des masses populaires. Les élites de gauche ont longtemps fait honte à la France en réduisant son passé à Vichy et (pour l’extrême-gauche) à la guerre
d’Algérie. Mais la France, c’est aussi la première révolution démocratique sur le continent européen (et la plus radicale de toutes), la commune de Paris, la dénonciation de l’antisémitisme lors de l’affaire Dreyfus, le front populaire, la plus grande grève générale ayant jamais eu lieu (en mai-juin 68), et un modèle pour les laics du monde entier. Avec la campagne pour le « non » à l’égard de la constitution européenne, après le « non »
lancé en 2003 à la politique impériale américaine, la France provoque à nouveau la surprise et l’admiration d’une bonne partie du monde et relance un mouvement, arrêté depuis des décennies, mais plus nécessaire que jamais, en faveur à la fois de la paix et du progrès social.

Jean Bricmont


Jean Bricmont est professeur de physique à l’Université de Louvain-la-Neuve, et aussi collaborateur et préfacier de l’analyste Noam Chomsky.




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Jean BRICMONT
Jean Bricmont est professeur de physique théorique à l’Université de Louvain (Belgique). Il a notamment publié « Impostures intellectuelles », avec Alan Sokal, (Odile Jacob, 1997 / LGF, 1999) et « A l’ombre des Lumières », avec Régis Debray, (Odile Jacob, 2003). Présentation de l’ouvrage Une des caractéristiques du discours politique, de la droite à la gauche, est qu’il est aujourd’hui entièrement dominé par ce qu’on pourrait appeler l’impératif d’ingérence. Nous sommes constamment (…)
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