De notre correspondant à Bogotá MICHEL TAILLE
Depuis neuf mois, les proches de Joaquàn Castro espéraient que le jeune homme, disparu un dimanche de janvier, allait enfin donner des nouvelles. Mais leur espoir s’est éteint le 20 septembre : sa mère a reçu un appel de la médecine légale, pour aller identifier son cadavre. Il avait été abattu par l’armée deux jours après sa disparition, à 400 kilomètres de la banlieue pauvre où il vivait. La découverte a permis de dévoiler une pratique sanglante des militaires : l’assassinat de civils pour gonfler les chiffres de résultats de la lutte contre les guérillas et les narco-trafiquants.
Le corps de Castro avait été retrouvé, avec ceux de dix autres habitants des quartiers déshérités de Bogotá, dans un cimetière rural proche d’Ocaña, une petite ville isolée du nord-est de la Colombie. Tous avaient été présentés par les gradés comme des guérilleros et des membres de bandes criminelles « morts au combat ». « Les légistes n’avaient pas pu les identifier au moment du décès, et ont dû les enterrer dans une fosse commune », raconte Jesús Sanchez, employé municipal d’Ocaña. Il a fallu que les caractéristiques des inconnus soient croisées avec les données d’un fichier de disparus, des mois plus tard, pour que la lumière soit faite.
Recrues. Très vite, la version officielle d’un combat avec les soldats a vacillé. Beaucoup de disparus ont été abattus un à deux jours après leur disparition, deux d’entre eux étaient handicapés mentaux. Ces curieuses recrues auraient à peine eu le temps de descendre de bus, après une journée sur les routes montagneuses de Colombie, pour recevoir un fusil et se faire tuer. « Ils n’ont pas été recrutés par des bandes armées, mais bien enlevés en vue de leur homicide », accuse la directrice de cabinet de la mairie de Bogotá, Clara López.
En quelques jours, la presse a révélé l’existence de 30 autres disparus « morts au combat », aux quatre coins du pays. L’ONU a aussitôt dénoncé l’existence dans le pays de « réseaux criminels », chargés de recruter les futures victimes en échange de « bénéfices personnels ». Le schéma serait toujours le même : des habitants sans vrai travail sont séduits par une proposition de boulot et leurs corps sont présentés comme ceux de guérilleros ou délinquants quelques jours après.
Un ami de deux des assassinés de Bogotá a renforcé cette hypothèse. Selon son témoignage, un soldat et un sous-officier lui ont proposé 2 millions de pesos (670 euros) pour chercher un butin enterré à quelques heures de la capitale. Lui a douté mais ses copains se seraient laissés embarquer.
Tout en promettant de collaborer à l’enquête, le ministre de la Défense, Juan Manuel Santos, a demandé des résultats « le plus rapidement possible pour lever le doute sur l’armée ». « Je me refuse à croire qu’il y ait toujours des réduits des forces de l’ordre qui exigent des corps comme résultats », a-t-il déclaré.
Repos. Au début de l’année, un sergent en service à Ocaña a été remercié après avoir dénoncé des assassinats méthodiques de civils ; les soldats, a-t-il accusé, voulaient ainsi bénéficier des cinq jours de repos attribués pour chaque « ennemi » abattu. Il y a 750 cas d’exécutions de ce genre devant la justice ; 180 militaires, dont des dizaines d’officiers, seraient impliqués. La pratique serait même en augmentation : un tiers des cas sont survenus pendant la seule année 2007. « Notre inquiétude, souligne l’analyste Alvaro Villarraga, est que l’armée se soit mise à assurer le sale boulot des paramilitaires. » Ces milices antiguérilla, officiellement démobilisées mais en fait affaiblies et dispersées, se sont fait redouter par leurs tueries de civils.
Des associations de victimes s’inquiètent déjà de la tournure que prend l’enquête : les dossiers de trois des « morts au combat » de Bogotá ont été transférés à la justice militaire. Cette institution « a toujours utilisé un rideau de fumée pour blanchir les responsables », s’alarme Gloria Gómez, dirigeante de l’Association des familles de disparues.
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