La Convention pour l'avenir
de l'Europe a entériné la citoyenneté de l'Union européenne (UE), définie à l'article 17 de
la Version consolidée du traité instituant la Communauté européenne : "est
citoyen de l'Union européenne toute personne ayant la nationalité d'un Etat
membre".
Avant le traité, il y avait
les nationaux et les étrangers. Des
Etats avaient donné le droit de vote et d'éligibilité pour certaines
élections locales à tous les étrangers. En ne donnant la citoyenneté de l'UE
qu'aux ressortissants des Etats membres, l'UE, souvent accusée de se construire
en forteresse, prolonge les murs à l'intérieur et divise les étrangers en
fonction de leur nationalité. Désormais, trois catégories de personnes ont des
droits différents sur un même territoire :
-
les nationaux sur le
territoire de l'Etat membre dont ils ont la nationalité,
-
les citoyens de l'UE,
vivant dans un Etat membre dont ils n'ont pas la nationalité ont des droits
précisés par le traité (notamment droit de vote et d'éligibilité aux élections
municipales et européennes),
-
les ressortissants des
Etats tiers ont ou n'ont pas le droit de vote à certaines élections locales
en fonction de la législation de l'Etat de résidence.
Dans les principes, les
choses sont claires. La Charte européenne des droits fondamentaux, s'appuyant
"sur les valeurs indivisibles et universelles de dignité humaine, de liberté,
d'égalité et de solidarité" proclame que 'toutes les personnes
sont égales en droit" (art. 20) et même interdit
"toute discrimination fondée sur la nationalité" (art. 21-2) sous réserve de
"dispositions particulières" des traités. La Charte ne réserve
pas dignité, liberté, égalité, solidarité aux seuls citoyens de l'UE et
l'interdiction des discriminations en fonction de la nationalité est la règle.
Même si l'attribution de la citoyenneté fait partie des "dispositions
particulières".
La création de la
citoyenneté de l'UE a rendu obsolètes nombre d'arguments avancés contre
l'attribution du droit de vote aux étrangers et a bien montré qu'il s'agit d'une
question de volonté politique. Les citoyens de l'UE ont le droit de vote et
d'éligibilité dans les mêmes conditions que les nationaux : il n'est plus
question de durée de résidence ou d'intégration… Aujourd'hui les ressortissants
polonais, hongrois… sont exclus de la citoyenneté de l'UE et quand, demain, la
Pologne, la Hongrie auront adhéré à l'UE, leurs ressortissants seront des
citoyens de l'UE sans que leurs qualités, leurs mérites aient été modifiés.
La Commission a pu dire que
jouir "de droits identiques à ceux des nationaux" est un facteur
d'intégration (Proposition de directive sur
le droit de vote des ressortissants des Etats membres aux élections municipales
dans l'Etat membre de résidence COM (88) 371 final 24 juin 1988). Si cela est vrai, pourquoi
ne les attribuer qu'à certains ? Est-ce par volonté d'intégrer les uns et non
les autres ? Qui a intérêt à la présence de populations non intégrées
socialement, économiquement, politiquement ?
L'attribution de la
nationalité et donc, indirectement, de la citoyenneté de l'UE est du ressort de
chaque Etat. D'où des incohérences. Deux frères viennent de Turquie, l'un
s'installe en Belgique, l'autre en Allemagne. Le premier devient belge au bout
de 7 ans, par simple déclaration. L'autre, en Allemagne, reste turc. Si le
travailleur belge, d'origine turque, rejoint son frère en Allemagne, il jouira
de la citoyenneté de l'UE, dès son arrivée, sans aucune acculturation, alors que
son frère, vivant en Allemagne, parfaitement intégré, en sera exclu ! Il semble
normal que chaque pays puisse dire qui est national et qui ne l'est pas. Et tout
aussi normal que l'UE dise qui est citoyen de l'UE et qui ne l'est pas, sans
devoir passer par la nationalité.
Il
ne s'agit pas de rompre le lien nationalité-citoyenneté mais de lui ôter
l'exclusivité. Ce lien paraît si "naturel" que, bien souvent, citoyenneté
et nationalité, sont employés indifféremment. Y compris par ceux qui votent ou
commentent la loi ! Ce
lien, seulement historique, est
sacralisé par la notion de nationalité ressentie comme essentielle, intangible,
incréée. Cependant, si les législations sur la nationalité combinent quelques
principes comme droit du sol et droit de la filiation, elles le font de
façons très diverses. Les lois sur la nationalité varient dans le temps
et dans l'espace en fonction des intérêts réels ou supposés des Etats.
Lors
du recensement de la population en 1999, la France comptait 3 260 000 étrangers.
Le démographe Hervé Le Bras a écrit qu'avec la législation des Etats-Unis,
"les 510 000 étrangers nés en France seraient français. Et si c'était la
législation des pays d'Amérique latine…. On ne compterait alors que 638 000
étrangers" ! (Coup de Soleil n°21) Il aurait pu ajouter qu'avec la
loi allemande avant la dernière réforme ou la loi suisse, ils seraient 6 ou 7
millions ! Ainsi, suivant la législation envisagée, la population "étrangère"
de France varie de 600 000 à 6 millions ! Ceci relativise les notions
d'étranger et de national.
La
loi sur la nationalité varie dans un pays au cours de l'histoire et aussi le
lien entre nationalité et citoyenneté. La récente loi belge va faire diminuer le
nombre d'étrangers. Dans la France coloniale, les habitants de l'Algérie étaient
français mais seuls étaient citoyens les colonisateurs. Jusqu'en 1870 où le
décret Crémieux a "naturalisé tous les juifs d'Algérie" (Qu'est-ce qu'un
Français ? Histoire de la nationalité française depuis la Révolution, Grasset,
2002). Le maréchal Pétain, en 1940, abroge ce décret : "110 000 juifs
d'Algérie ont été ramenés du statut de citoyen à celui de sujet" (Patrick
Weil) ! Cette vision ethniciste n'est pas l'exclusivité de certains régimes.
Dans l'immédiate après-guerre, le général de Gaulle, à propos des
naturalisations recommandait "de subordonner le choix des individus aux
intérêts nationaux dans les domaines
ethnique,
démographique, professionnel et géographique… Sur le plan ethnique, limiter
l'afflux des méditerranéens et des Orientaux…"
(Patrick Weil). La nature ethnique (culturelle ? raciale ?) apparaît ici sans
fard comme, au Royaume Uni, avec les "patrial"
ou, en Allemagne, avec les "Aussiedler".
L'entrée dans le devenir commun par la nationalité, par la naturalisation est,
souvent, une entrée par l'ethnicité.
L'UE n'est pas un Etat au
sens classique du terme et encore moins un Etat-nation même si elle a un
drapeau, un territoire, une monnaie, un parlement et bientôt une Constitution...
Elle est, par nature, multiculturelle. Elle
ne peut construire une communauté politique se réclamant de la démocratie, de
l'égalité, de l'universalisme en excluant des millions de personnes ! Elle doit
être une communauté de citoyens. D'ailleurs,
la Commission reçoit un nombre non négligeable de demandes pour obtenir la
citoyenneté de l'UE sans passer par la citoyenneté d'un Etat membre (Troisième
rapport de la Commission sur a citoyenneté de l'UE). Si cela était possible, la
nationalité pourrait n'avoir qu'une signification identitaire. Elle définirait
une appartenance (ethnique, confessionnelle, culturelle) et la citoyenneté un
mode d'agir ensemble, de participer à une communauté de destin. Encore faut-il que l'UE
accepte réellement et la variété des cultures et l'universalisme qu'elle
proclame. Elle ne peut se contenter d'un multiculturalisme et d'un
universalisme mesquins sans en payer, un jour, les conséquences quand ceux
qui sont rejetés aujourd'hui par cet universalisme se tourneront vers d'autres
valeurs.
La
nationalité n'est pas le seul critère d'attribution de droits, y compris
politiques. Le travail et, de plus en plus, la résidence jouent ce rôle,
depuis les droits des sans papiers jusqu'au droit d'accès à la nationalité
en passant par les droits sociaux, syndicaux, culturels. Les sans papiers
ont des droits du seul fait qu'ils sont là . Ces droits sont minimes, souvent inappliqués
mais ils existent. Leur régularisation est souvent fonction de la durée de leur
résidence (illégale !) dans le pays ! La résidence légale donne aussi droit
d'accès à la nationalité : ainsi, avec de 7 années de présence, il
est possible d'acquérir la nationalité belge par simple déclaration et donc tous
les droits des nationaux. Mais si la personne ne demande pas la nationalité, ces
7 années de séjour ne lui permettent pas de demander la citoyenneté même locale
!
Des
droits considérés, hier, comme politiques sont, dans les pays démocratiques,
aujourd'hui reconnus aux résidents étrangers : s'associer, s'exprimer,
manifester, se syndiquer… La résidence donne aussi des droits politiques
au sens strict du terme En France, les partis sont de simples associations.
Le droit d'association étant le même pour les étrangers et les nationaux, un
étranger peut en être membre ou même président. Mais seul le citoyen de l'UE
peut voter à une élection municipale !!! Il en est de même dans d'autres pays
qui n'accordent pas le droit de vote (Allemagne, Belgique…). Ce droit
d'association politique est aussi reconnu par la Charte européenne des droits
fondamentaux (art.12).
La
nationalité répond
à la question "Qui
sommes nous ?" avec
des réponses multiples car les
appartenances sont diverses : situation familiale, profession, religion, sexe,
âge… Il n'est pas question de nier les liens qui existent entre personnes d'une
même communauté, d'une même nationalité. Même si ces liens font souvent
référence à un passé mythique où des ancêtres communs fondent l'attachement au
droit du sang. Mais cette histoire mythique, au niveau national, l'est encore
plus au niveau européen.
La
citoyenneté répond à la question "Comment vivre ensemble sur le même
territoire ?" La citoyenneté implique une relation aux autres, conflictuelle
mais égalitaire. Chacun
doit pouvoir participer à la construction d'un avenir commun par son apport
professionnel, sportif, artistique, démographique… mais aussi au
moment des prises de décision. La participation aux décisions
est facteur de cohésion sociale. Peut-on imaginer, en démocratie, une
réelle égalité dans l'application de la loi sans égalité au niveau de son
élaboration ? Etendre la citoyenneté de l'UE
serait légitimer une citoyenneté de fait qui s'exprime déjà à travers la
militance syndicale, associative, la vie du quartier, de l'entreprise, de
l'église, du club sportif… A cette citoyenneté vécue doit correspondre la
citoyenneté légale. Sous peine de voir naître des frustrations. Donner le droit
de citoyenneté, c'est surtout légitimer la présence, reconnaître le droit
d'avoir des droits, d'en revendiquer des nouveaux.
L'Etat
nation a précédé la citoyenneté démocratique et a probablement permis son
épanouissement. Mais il n'y a pas un peuple européen, il n'y a pas un Etat
nation européen. La diversité est constitutive de l'UE. Pourquoi ne pas
fonder "l'Européanité" sur la citoyenneté, sur l'adhésion aux principes
fondateurs, sur la participation aux décisions ? L'identité européenne ne
peut être ethnique, elle peut être citoyenne. L'adhésion par la nationalité,
c'est l'adhésion à une communauté mythique constituée. L'adhésion par la
citoyenneté, c'est l'engagement dans un projet politique par la raison, la
volonté de construire ensemble.
Le
président Romano Prodi, (Colloque « Une constitution pour le
futur de l'Europe » FONDATION CARIPLO Milan, 15 juillet 2002),
semble aller dans ce sens quand il affirme que "le concept de citoyenneté
européenne doit être au coeur même du projet européen", qu'il faut "construire
une société démocratique européenne", non "un super État" mais
"enrichir le concept de citoyenneté d'une dimension nouvelle. La citoyenneté
européenne doit devenir aussi un important facteur d'intégration sociale de tous
les immigrants légaux dans l'Union… Ce serait… un moyen d'atténuer la
tension croissante entre les lois sur la nationalité et sur la citoyenneté et le
phénomène de l'immigration."
L'élargissement va entraîner l'attribution de la
citoyenneté à la plupart des étrangers d'origine européenne. Les étrangers venus
d'Afrique, d'Amérique, d'Asie seront les seuls "ressortissants des Etats
tiers". La discrimination apparaîtra alors encore plus comme ethnique,
raciale. Peut-on oublier l'élargissement vers l'intérieuret laisser à l'écart
des millions de personnes qui vivent ici, quelquefois depuis longtemps. La
situation politique européenne rend nécessaire un changement de définition
de la citoyenneté de l'UE. C'est une "urgence constitutionnelle" : en
2004, sera mise en place une Constitution. Si rien n'est fait, la définition
actuelle donnera une force constitutionnelle à cette discrimination qui risque
d'être définitive !
Revendiquer la citoyenneté, ce n'est pas seulement
revendiquer le droit de vote et d'éligibilité aux élections municipales et
européennes. C'est revendiquer l'égalité citoyenne, c'est à dire l'égalité des
droits pour aujourd'hui et aussi pour demain. C'est à dire les droits qui seront
attribués demain aux citoyens de l'UE.
C'est pourquoi nous
proposons à tous ceux qui luttent lutte contre le racisme et les
discriminations, une nouvelle rédaction de l'article 17 de la Version consolidée
du traité instituant la Communauté européenne : "est citoyenne de l'UE toute
personne ayant la nationalité d'un Etat membre ou résidant légalement sur le
territoire d'un Etat membre".
DE LA COUPE AUX LEVRES
Une fois les droits acquis tout n'est pas réglé. Les multiples
discriminations qui existent en pratique dans la société civile le prouvent.
Mais il existe aussi des discriminations au niveau
politique.
1°) Le traité de Maastricht date de 1992 et il a fallu attendre mars 2001
pour que la citoyenneté au niveau municipal entre dans les faits, la France
étant le dernier pays de l'UE à faire participer les citoyens de l'UE aux
élections municipales.
2°) D'après un rapport de la CE au PE, les citoyens de l'UE en France
constituent 2,4% de la population, ils ne constituent d'après le ministère de
l'Intérieur que 0,24% des élus dans les villes de 3 500 habitants ou
plus.
3°) Evidement les choses ne sont pas meilleures quand il s'agit des
Français d'origine maghrébine ou noire africaine :
Type
d'élection |
Date |
Nb
d'élus |
% |
Européennes |
1994 |
0 |
0 |
Législatives |
1997 |
1 |
0,17 |
Régionales |
1998 |
4 |
0,24 |
Européennes |
1999 |
4 |
5 |
Municipales(villes
> 50 000) |
2001 |
|
|
Ma/Af
N |
|
150 |
3,4 |
EU |
|
16 |
0,36 |
Législatives |
2002 |
0 |
0 |
On est parti de bas en
1994 avec 0% pour ne pas arriver très haut en 2002 : 0%
!!!
4°) Si on étudie les cadres des partis politiques : sur 915 cadres de 10
partis politiques 19 sont d'origine maghrébine ou noire africaine (2,1%), ils
ont des postes de responsabilité dans
l'intégration (4), la citoyenneté (3), l'école et le périscolaire (2), la
cohésion nationale, le contrat-ville, les harkis, la délinquance, la pauvreté"
précarité, la vie quotidienne, les communautés venant des DOM TOM, la formation,
les commissions… Il semble que les membres des partis sont assignés à des tâches
identitaires !
C'est particulièrement grave
car ce sont les partis politiques qui détiennent, en théorie et en pratique, les
clés de la citoyenneté.