De l’heure du berger à l’heure des indigences
Le 21 août 2017, pendant un temps très court, l’humanité a contemplé, par le biais des satellites de la NASA, une éclipse solaire totale. La beauté de l’évènement, due non seulement à sa rareté mais aussi à sa singularité, autorise à paraphraser Verlaine dans l’heure du berger.
Et soudain, l’horizon s’emplit d’une obscurité furtive.
Noire, l’ombre de la lune émerge : c’est l’éclipse solaire.
Fort heureusement cette éclipse n’a été que furtive et lointaine. Car, si elle était plus proche et devait durer, on imagine l’inconfort qu’aurait causé la permanence de l’obscurité et de l’humidité. De nouvelles espèces et de nouveaux modes de vie auraient fait leur apparition sur la planète. Il n’y aurait plus de saisons pour nous émouvoir ! Notre climat serait marqué par un éternel hiver ou par d’interminables saisons de pluies. Notre écosystème ne serait plus que brumes, humus, et marais. Que d’eau pour inonder nos villes ! Que d’obscurité pour ombrager nos vies ! Il n’y aurait plus de jour et plus de nuit ! Un même ennui dicterait nos gestes et conditionnerait nos réflexes. Une même torpeur forcerait chacun à disposer de sa petite étincelle pour éclairer son ombre et réchauffer son coin. L’homme ne cultiverait plus la terre, mais se contenterait de fouiller le sol à la recherche d’organismes décomposés pour se nourrir. Dans ce paysage froid, brumeux, rappelant les territoires des marcheurs blancs de Game Of Thrones, obscurcit en plus par une éclipse permanente, la nuit ne serait plus l’heure du jazz ; mais deviendrait celle de toutes les indigences.
De la maitrise des risques comme intelligence éco-éthique
Heureusement que les astres ont chacun repris leur mouvement et continuent de rythmer, de lumière et d’ombre, de feu et de froid, à travers le silence de leur course folle, l’ambiance de notre planète. Pourtant, si par une barbarie interplanétaire, le scénario ci-dessus devait se produire, plongeant l’humanité dans une totale obscurité ; il est presque certain que, l’intelligence humaine aidant, les plus vertueux, les plus obstinés et les plus intelligents des hommes auraient trouvé un moyen de faire jaillir des feux inattendus pour éclairer et réchauffer à nouveau la planète.
L’histoire de l’évolution de l’humanité nous autorise à croire que l’intelligence humaine n’est faite que pour trouver des solutions aux problèmes de notre écosystème et non pour les fuir ou s’y adapter. L’intelligence pousse toujours l’homme à affronter la réalité, l’invite toujours à questionner la vie pour découvrir ses secrets et relever les défis qui s’opposent à son bien-être. Manifestement, l’intelligence sécrète toujours des rêves intenses que l’entêtement humain finit tôt ou tard par concrétiser à travers des actions éthiques. A l’abandon, la fuite et l’adaptation, l’intelligence permet de substituer obstination, affrontement et transformation positive.
Les luttes sociales, les transformations, les révoltes, les révolutions, les mutations que l’humanité a connues, pendant son histoire, témoignent de cette compétence à vaincre l’adversité et à apporter des réponses à la violence des éléments naturels et à la barbarie d’autres hommes pour faire triompher un certain idéal de bien-être, de justice, de beauté, d’intégrité et de vérité.
Ce faisant, le rapport de l’homme à son environnement se modélise à travers l’existence d’un couple immuable constitué de problèmes et de solutions. Le propre de l’intelligence est d’orienter ce couple dans le sens de la maitrise des contraintes afin de laisser émerger des solutions opportunes comme réponses aux problèmes. De sorte que, plus on apprend à résoudre des problèmes et à se confronter aux défis, plus on devient intelligent et expérimenté. L’espèce humaine, douée d’intelligence, ne peut survivre en dehors de l’apprentissage que suggère cette dualité. Aucune humanité ne peut progresser et s’épanouir sans surmonter les épreuves et sans maitriser les contraintes de son environnement.
Ainsi, comme par une nécessité naturelle, l’intelligence humaine, dans son besoin d’épanouissement, ne cherche jamais à s’adapter aux problèmes voire à profiter des conditions néfastes à la survie de l’espèce humaine. Dans son besoin de questionnement, pour comprendre et agir, l’intelligence s’efforce toujours, sinon, d’éliminer les risques, du moins de réduire leur impact négatif sur l’environnement qui lui sert d’abri. De sorte qu’à l’échelle du temps, le progrès finit toujours par s’installer, conduisant à une véritable maitrise des risques et des contraintes, un véritable apprentissage au travers des difficultés.
Certes, l’action humaine en elle-même est porteuse de risque pour la survie de l’espèce, mais quelques hommes et quelques femmes ont toujours su et sauront toujours se transcender, se dépasser, se sacrifier pour faire triompher les idéaux humains, grâce à leur intelligence éthique. C’est dans l’itinérance de l’apprentissage de cette dualité question / réponse, problème / solution que se trouve le progrès. C’est dans la capitalisation des expériences, transmises de génération en génération, que l’humanité a fini par construire un environnement portant l’empreinte d’une intelligence collective palpable, comme la marque d’une spiritualisation.
De l’adaptation comme stratégie de survie
Pourtant, malgré l’évidence de cette intelligence partagée, il existe une petite part morcelée de l’humanité où la crapulerie et l’inertie des hommes et des femmes sont parvenues à créer et à s’adapter à une forme d’éclipse permanente qui voile l’intelligence, la justice, la vérité, l’intégrité et la dignité.
Sur cette portion de terre, les réflexes éthiques sont occultés au profit de grandes bassesses et de petites lâchetés transformées, par malice, en des réussites collectivement célébrées. Sur ce territoire, livré à la violence de la nature et à l’escroquerie des hommes, l’indigence collective, faite de paresse, d’adhésion à la facilité, de soumission et de motivation mesquine a fini par détrôner la vertu et l’effort ; induisant une réalité angoissante où les hommes et les femmes ne cherchent plus à trouver des solutions aux problèmes, mais cherchent à les fuir ou à s’y adapter pour survivre. Dans cet espace, la réussite n’est promise qu’à ceux qui savent développer les pires stratégies pour devenir compatibles avec la laideur ambiante. Quelle mutation indigente !
Comme vous devez vous en douter, je viens de décrire l’environnement humain qui sert de modèle existentiel pour la survie en Haïti. Qu’importe la douleur de la vérité, il nous faut du courage pour l’affronter et la dépasser. Personne ne peut contester que cette terre de transit n’invite pas à la fuite et à l’abandon, parce que balayée par le souffle des vents cycloniques et rythmée par des cycles politiques indigents. Personne ne peut contredire l’évidence que ce pays vit dans le culte des envies d’ailleurs, parce que ceux qui sont en situation de savoir et de pouvoir passent leur temps à magnifier sans cesse les légendes venant d’ailleurs et méprisent à souhait tout ce qui est local et national.
Dans ce pays, on ne vous prend au sérieux que si vous avez fait un petit séjour à l’étranger. Qu’importe la durée. Ici, dans la mémoire collective, le seul contact avec l’extérieur vous donne droit à toutes les expertises. Dans ce pays, l’on ne s’intéresse guère à la pertinence de vos projets, de votre parcours professionnel et votre trajectoire humaine, mais simplement à vos référents de voyage. Ici, on ne vous ouvre les portes que si vous avez une accointance étrangère, et de préférence blanche, qui vous soutient. Ce qui compte, ce n’est pas forcément le projet que vous portez ou même ce que votre profil de compétence et d’expérience peut apporter comme contribution à la bonne marche des choses. Ce qui compte, c’est uniquement les petites opportunités et facilités qui peuvent être obtenues de vos accointances et de vos soutiens étrangers. Car, ici, officiels et fonctionnaires, journalistes et professionnels, quel que soit leur rang, leur niveau, sont toujours en quête d’une demande de visas ou de facilitation de procédures de résidence pour eux-mêmes ou pour leur proche. Ici, il est difficile de trouver un haut fonctionnaire, qu’il soit juge, policier, député, sénateur, ministre et même président, qui ne soit pas détenteur d’une résidence ou d’une nationalité secondaire. Presque tous ceux et toutes celles qui prétendent servir Haïti ont une patrie d’adoption que dans les faits ils aiment et servent mieux que la patrie d’origine. D’ailleurs, quand leur aventure politique ou économique finit mal ici, c’est ailleurs qu’on les retrouve volontiers.
N’en déplaisent à ceux qui vivent dans la permanence de ces accointances, disons-le courageusement, l’idée d’abandonner ou de fuir les problèmes de son pays pour accroître son bien-être personnel, l’idée de valoriser tout ce qui vient de l’extérieur au détriment des valeurs locales, l’idée de renoncer à toute dignité pour échapper à la précarité, ne sont que de petites idées. Et les petites idées ne viennent que de personnes humainement médiocres. Des personnes pour lesquelles le simple contact avec l’extérieur est pris immédiatement pour une victoire, une richesse. Conséquemment, dans un pays où l’obscurité fait fuir la lumière, à cause de l’éclipse permanente maintenue par des hommes de peu, on comprend toute la fascination que l’imaginaire collectif éprouve pour l’étranger et le blanc. « Blan oooooooooooooh ! ».
A force de vivre dans la célébration des rêves et des légendes d’ailleurs, nous avons désappris à aimer notre pays. Nous avons désappris à nous indigner. Nous avons désappris à travailler pour renforcer les structures nationales préférant nous adapter, fuir ou prioriser les intérêts du blanc.
On eût dit que, par une certaine urgence et immédiateté pour échapper à la précarité, nous avons préféré survivre plutôt que de trouver les moyens de vivre dignement. Et dans ces retranchements étroits, nous avons renoué avec les indigences d’une époque humainement révolue. Ainsi, pour survivre, tout nous pousse à nous accommoder de l’inacceptable ; tout nous invite à renoncer à l’honneur ; tout nous incite à nous soumettre et à nous adapter au pire. C’est comme si le mélange hybride résultant du croisement de ces multiples entités humaines transitant et cohabitant sur cette partie de l’île a fini par créer une indigence humaine qui s’oppose intrinsèquement à toute noblesse, à toute spiritualisation, à toute vertu et à toute dignité.
La clochardisation de l’esprit qui s’adapte et cherche la facilité pour survivre individuellement a remplacé la spiritualisation de l’intelligence qui innove et prend des risques pour transformer collectivement.
Le paradoxe haïtien de l’inflation académique indigente
C’est comme si par une aberration historique, une barbarie anthropologique, nous faisions le chemin inverse emprunté par l’humanité pour son évolution. Si vous trouvez que j’exagère, essayez alors d’expliquer pourquoi, après 213 ans d’indépendance, nous n’avons aucune université et école de qualité, aucune institution publique moderne et efficace, ni système de justice, ni système de santé, ni sécurité sociale ? Pourtant ils sont nombreux ceux et celles qui, sur la même période, ont fait fortune individuellement dans ce pays, en exploitant ce pays et même contre ce pays. Au vrai, que nous soyons analphabètes ou universitaires, incultes ou intellectuels, pauvres ou riches, chômeurs inactifs ou professionnels actifs, nous développons tous les mêmes habiletés faites de gestes dictés par un véritable "sauve qui peut" individuel dépourvu de noblesse.
C’est comme si une certaine matrice nous conditionnait à nous détourner de l’intérêt collectif et à ne penser qu’à nos stratégies de succès individuel. C’est comme si nous étions dans l’incapacité d’offrir des exemples de vertu et de dignité aux générations futures. C’est comme si pour nous, l’intelligence se résumait à la capacité de savoir tirer profit de toute situation, quitte à sacrifier honneur et dignité, quitte à nous accommoder de la corruption et de toutes les barbaries humaines.
C’est ce tableau sombre qui nous force à questionner les formes de la médiocrité en Haïti ? Car il parait qu’aussi féru de savoir et aussi pourvu de titres que l’on puisse être, on n’échappe point, en Haïti, à cette forme suprême de médiocrité humaine qui s’adapte à tout par opportunisme. C’est sans doute cette attitude qui fonde le paradoxe haïtien de l’inflation académique indigente selon lequel plus les haïtiens apprennent et obtiennent des titres académiques et des récompenses honorifiques, plus la médiocrité triomphe dans leur pays, plus leur environnement humain et physique se dégrade, plus leurs institutions deviennent dysfonctionnelles et plus leur représentativité politique est clochardisée.
En effet, sur ces trente dernières années, de 1987 à 2017, il y a eu une forte proportion de professionnels haïtiens à accéder à de prestigieux titres académiques et universitaires. Durant cette même période, de nombreuses personnalités haïtiennes du paysage culturel ont aussi reçu de prestigieux prix littétraires et de gratifiantes nominations dans de prestigieuses institutions. Pourtant, sur cette même période, la corruption, la banalisation du crime, l’indigence, la dilapidation des fionds publics et la médiocrité humaines n’ont jamais été aussi imposantes dans ce pays. C’est comme si le savoir n’avait aucune emprise sur la réalité. (Rappelez-vous notre réflexion antérieure sur les bonnes écoles).
En suivant l’argumentation de notre réflexion, ce paradoxe s’explique aisément. En effet, dans les paragraphes précédents, nous avons montré que le rapport de l’homme à la vie et à l’intelligence se construit dans la modélisation d’une permanente dualité faite de problèmes et de solutions, de défis et d’opportunités, d’échecs et de succès.
Pour ainsi dire, c’est en faisant face aux difficultés, c’est en apprenant à surmonter les défis et à résoudre les problèmes que l’on devient, et apprend à devenir, intelligent. Ce n’est pas en collectionnant les titres académiques et les gratifications honorifiques. C’est dans l’adversité et la confrontation aux difficultés que l’intelligence émerge, frayant un chemin vers l’action éthique. Conséquemment, un peuple qui désapprend à résoudre les problèmes de son environnement, qui ne cherche qu’à les fuir, qui n’est qu’en quête permanente de petites voies de facilités pour survivre et s’épanouir individuellement ne peut que s’abrutir et devenir médiocre avec le temps ; qu’importent les savoirs théoriques et les prestigieux diplômes auxquels ses fils et ses filles accèdent ici ou ailleurs !
Les parcours universitaires et les accès aux diplômes académiques qui se construisent dans la permanence des réflexes collectifs empreints d’abandon, de crapulerie, de médiocrité humaine et dépourvus d’éthique et de noblesse ne sont que de simples juxtapositions sans contextualisation et appropriation. C’est comme si on déversait des grains dans une terre infertile. Aucune semence ne pourra jamais y germer. Car, c’est la maitrise du contexte, c’est la confrontation aux obstacles, c’est la culture éthique, c’est la noblesse des idées, c’est le souci de l’intérêt collectif, c’est le vécu de l’humilité comme expression de l’autorité, transmises comme valeurs, de génération en génération, qui forgent l’intelligence et la dignité des peuples.
Alors, face à l’indigence collective dans laquelle nous baignons tous, malgré nos succès apparents, il y a lieu de demander qui est médiocre et qui ne l’est pas en Haïti ?
Notre médiocrité plurielle
Évidemment, dans notre contexte nous ne parlons pas de la médiocrité, prise au premier degré, qui renvoie à une absence de savoirs, à un déficit de compétence technique ou professionnelle. Nous parlons de cette médiocrité plurielle. Celle qui force à développer des stratégies de crapulerie, de soumission, de silence, de compromission, d’abandon, d’adhésion à tout ce qui est vil pourvu que ça rapporte. Celle qui nous incite à renoncer à toute dignité pour devenir, malgré nos savoirs et savoir-faire, médiocrement compatibles.
En effet, se taire face à l’exploitation sociale et collaborer activement ou passivement à la structurer par réflexe de survie ou par affinité indigente, c’est être médiocrement compatible. Se taire face à la corruption et s’en accommoder, par des réflexes de surdité et de cécité professionnelles, pour sécuriser sa zone de confort, c’est devenir passivement corruptible et être médiocrement compatible. Se taire face à l’injustice et ne penser qu’à promouvoir sa petite carrière ou à fructifier son petit business, c’est devenir humainement et professionnellement médiocre.
L’éditorialiste, qui, au nom de ses accointances politiques ou des subventions reçues, célèbre la stabilité que procure un processus électoral indigent qui accouche d’élus fraudeurs, illégitimes et en conflit avec la loi et la justice, est un vrai médiocre. Qu’importe le nombre d’ouvrages à son actif et le nombre de distinctions littéraires en sa possession !
L’homme d’église, qui s’offre comme caution morale du mensonge, de la corruption, de la crapulerie et de la délinquance institutionnelle pour défendre ses intérêts de chapelle, est un vrai médiocre. Qu’importe le nombre de bénédictions papales décorant son ministère !
L’universitaire, qui, pour défendre son portefeuille ministériel, applaudit chaudement un président insultant un journaliste dont le seul crime est d’oser poser une question dérangeante, est un vrai médiocre. Qu’importe le nombre de diplômes universitaires en sa possession !
Uniquement sur les 30 dernières années, On peut hélas remplir les archives de la bibliothèque nationale avec des exemples du genre constituant diverses facettes de notre médiocrité plurielle. Dès lors, la question en Haïti n’est plus de savoir qui est médiocre ou ne l’est pas. Elle consiste bien plus à se demander à quel type de médiocrité nous appartenons. Car notre médiocrité est à multiple visages et est collectivement partagée.
Non, ll ne s’agit pas de jugement de valeur, mais d’un ensemble de constats : la dégradation des espaces de civilité, l’indigence académique dans laquelle se transmet le savoir, la soumission des intellectuels aux forces de l’argent, le dysfonctionnement total de notre système judiciaire, la clochardisation de notre système politique, les arnaques de nos entreprises de service qui dépouillent les consommateurs, l’éclipse des forces religieuses et morales, l’improbabilité d’une culture éthique des affaires sont autant d’éléments flagrants qui apportent la preuve de cette médiocrité plurielle.
Ne dit-on pas que la justice élève une nation ? Alors quand une nation est privée de justice, elle ne peut être qu’une indigence condamnée à la pourriture. C’est d’ailleurs ce que dit avec éloquence un document de politique générale du Ministère de la Justice et de la Sécurité Publique, rédigé par une commission préparatoire à la réforme du droit et de la justice en Haïti. En effet, à la page 3 de ce document on lit que : « l’administration judiciaire haïtienne participe d’un modèle idéologique d’exclusion » qui induit une « justice inaccessible, inefficiente, inadaptée, dilatoire et irrespectueuse des droits fondamentaux ». Cette situation conduit, toujours selon ledit document, à « une société privée de services juridiques ».
Comment peut-on faire semblant d’être une société normale quand la justice est à terre ? Si la justice ne marche pas rien ne peut marcher ? Car c’est la justice qui assure la cohésion sociale. Sans elle, tout est chancelant. Si la justice élève une nation, une nation sans justice ne peut être qu’une aberration de l’histoire ou de la vie.
Alors, au risque de choquer plus d’uns, assumons cette assertion : Seul un peuple collectivement médiocre peut s’abandonner à l’indignité et se laisser gouverner sans révolte par des toxicomanes, des inculpés et des trafiquants.
Dans certains manuels, il est dit que la noblesse de l’esprit et l’éthique de l’intelligence obligent tout être humain à rejeter tout ce qui affaiblit et corrompt la dignité humaine. Quel que soit le prix à payer, on doit résister et s’opposer à l’indigence. Car, c’est toujours un raccourci que prend la barbarie quand elle affaiblit notre dignité. Et il est un devoir éthique, pour tout être doué de savoir et d’intelligence, de s’opposer à cette barbarie. Du reste, la seule façon de se taire devant la bêtise est d’avoir la bouche qui en est remplie. Puisque, bienséance aidant, il n’est pas recommandé de parler à la bouche pleine.
Empressons-nous de dire que l’absence de solutions, depuis 213 ans, aux problèmes haïtiens n’est pas une preuve que ces problèmes sont insolubles. Et ce n’est pas en encourageant les gens à fuir vers d’hypothétiques espaces plus cléments que l’on apprendra à les résoudre. Comme dit Confucius « quand on se cogne sa tête contre un pot et que cela sonne creux, ce n’est pas forcément le pot qui est vide ». Ce ne sont pas les problèmes haïtiens qui sont insolubles et ce ne sont pas les compétences techniques locales qui manquent pour les résoudre. C’est uniquement par manque d’intelligence éthique que nous sommes incapables ou que nous refusons de les résoudre. C’est parce que le climat d’affaires, qui choisit le leadership politique, qui récompense les soumis et décerne les marques de succès, est humainement médiocre.
Il est venu le temps de réhabiliter et de médiatiser certaines trajectoires humaines faites de dignité, de courage et d’intégrité. Ces trajectoires sont humainement plus valorisantes que certains parcours académiques qui ne cherchent qu’a stabiliser et fructifier l’indigence pour mieux créer des opportunités à leur mesure pour finalement s’offrir comme experts de service.
Vers des mutations intelligentes
Alors, en sachant qu’il existe dans la population haïtienne, de l’intérieur et de la diaspora, des gens encore dignes, nous leur disons de ne pas laisser passer cette énième occasion pour ne pas se positionner contre l’indigence. La diaspora haïtienne et les haïtiens de l’intérieur doivent s’impliquer plus activement et plus intelligemment dans la reconstruction d’Haïti sur de nouvelles bases éthiques. Ils doivent créer des connexions intelligentes pour renverser la barbarie de la médiocrité.
A vous qui vous indignez dans votre coin, ne soyez plus, par votre silence, devant la corruption, une part de cette obscurité qui enfume Haïti. Ne soyez plus, par votre indifférence vis à vis de l’impunité, de l’injustice et de l’exploitation sociale, une part de cette médiocrité plurielle qui s’accommode de tout et pollue tout.
Il est essentiel de ne pas oublier que la corruption a besoin d’opacité, de cécité et de surdité pour triompher. Et c’est notre adhésion ardente ou latente à ses manifestations multiples qui génère l’impunité. C’est le silence face à la bêtise, pour protéger nos accointances et nos petites opportunités d’affaires, qui est la première marche de l’échelle de la médiocrité plurielle. C’est toujours par lâcheté et cupidité que l’on devient corrompu activement ou passivement, que l’on devient médiocre ou médiocrement compatible.
Quand l’obscurité s’abat sur un pays et que soufflent de ci de là, dans le tourbillon des impostures, des rafales de vent, une petite chandelle pour éclairer sa petite vie risque de ne briller que pour son ombre. Et même qu’elle peut ne pas résister au souffle des vents contraires. Dès lors, il nous faut réapprendre à habiter et à aimer Haïti pour lui faire des lendemains moins indigents. Seul un mouvement collectif et intelligent de citoyens indignés peut faire reculer l’indigence collective et la barbarie des forces économiques, sociales et culturelles. Alors, osons-nous démarquer de cette médiocrité plurielle qui va si bien aux hommes et aux femmes de peu. Refusons la facilité de la zone de confort et le côté obscur que délimite l’indigence.
Du reste, c’est du refus de la médiocrité que naissent le talent et l’originalité qui sont les seuls vecteurs des mutations intelligentes. Osons nous engager collectivement, pour laisser briller notre lumière et affirmer, à la face du monde, notre dignité et notre humanité, comme il y a 213 ans, nos ancêtres l’avaient fait un matin de janvier 1804.