Jean-Claude Ravet
Avec ses 200 000 morts et autant de blessés, un million et demi de sans-abri et l’écroulement d’un nombre considérable d’institutions civiles et étatiques, le tragique tremblement de terre de janvier 2010 a mis à nu la terrible réalité socio-économique et politique d’Haïti. Un an après le séisme, à peu près rien n’a changé. Ce petit pays de neuf millions d’habitants, le plus pauvre des Amériques, peine à se relever. Les sinistrés sont toujours entassés dans des camps de fortune insalubres. Les décombres sont à peine déblayés. Le choléra fait ses ravages. Pendant que les milliards promis par la communauté internationale sont toujours attendus - véritable scandale d’une aide humanitaire qui se paye de mots.
Ce délabrement s’explique notamment par la présence, au coeur de la société haïtienne, d’un État qui n’a d’État que le nom (voir l’article de Daniel Holly, « Un État fantôme »). De fait, l’élite politique délaisse depuis longtemps l’intérêt public au profit des siens propres et de ceux des élites locales dont elle est issue, et agit dans l’espace politique comme s’il s’agissait de son espace privé. La fonction et les services publics sont rachitiques. L’école est privée à 90 % et la grande partie de la population maintenue dans la misère et l’exclusion. Le taux d’analphabétisme s’élève à 80 % en zones rurales dans un pays à majorité paysanne, alors que 10 % de la population s’approprie 90 % du revenu national et que les trois quarts des Haïtiens vivent avec moins de 2 $ US par jour1.
Et ce n’est pas la présence massive des ONG - il y en a des
milliers -, en suppléance à ce vide politique, qui peut être une solution viable à cette misère déshumanisante. Sauf à voir dans « la république des ONG » autre chose qu’une dérision. Comme une tutelle de la communauté internationale, par exemple - comme le laisse penser le rôle de la MINUSTAH et des forces armées américaines ! Il est vrai que certaines ONG agissent comme si elles étaient les ministères effectifs de la sécurité, de l’éducation ou de la santé. Néanmoins, ce constat ne jette en rien le discrédit sur les actions remarquables de beaucoup d’autres qui travaillent sur le terrain et apportent une aide indispensable à la population ou aux organisations populaires.
Un changement radical doit s’opérer dans l’espace politique. Avec la chute de la dictature des Duvalier, en 1986, le mouvement social et populaire pour le changement avait cherché à rompre avec l’exclusion séculaire de la multitude des paysans de la vie nationale (voir l’article de Fritz Deshommes, « La longue marche vers la refondation »). De la mobilisation était née, en 1987, une Constitution prometteuse, comme un projet national porté par tout un peuple. Mais, encore une fois, le dicton haïtien s’est avéré implacable : « Konstitisyon se papye, bayonèt se fè » (la Constitution, c’est du papier, la baïonnette, du fer). Avec la dissolution de l’armée, en 1994, les armes répressives ont pris les apparences plus convenables de l’aide au développement et des politiques néolibérales. L’article « Le colonialisme néolibéral » de Catherine Caron en rappelle les conséquences néfastes.
Au lendemain du terrible séisme, devant les plaies ouvertes d’une nation déjà trop saignée, les autorités haïtiennes entonnaient en choeur l’appel à la refondation initié par le mouvement social pour le changement. Ceux-là mêmes qui ont tout fait, depuis 1987, pour bloquer le changement pourtant commandé par la Constitution. Mais la « refondation » programmée s’est plutôt alignée sur le plan « traditionnel » concocté par les instances financières internationales et les États-Unis. Il n’est donc pas étonnant qu’on ait privilégié la tenue d’élections au lieu de la formation d’un gouvernement d’union nationale qui s’imposait pourtant dans un contexte de pays et d’État en ruines et en faveur duquel tant d’acteurs sociaux ont plaidé. Un tel gouvernement aurait permis à des forces vives de la société civile, jusque-là exclues du pouvoir, de participer à la configuration tant nécessaire des institutions politiques. Au lieu de cela, les élections ne serviront qu’à légitimer le statu quo intolérable.
Un projet national digne de ce nom passe par des prises de décisions qui favorisent le bien commun et s’attaquent de front au scandale de l’exclusion sociale séculaire de la paysannerie - comme le montre bien Franklin Midy dans son article « Les paysans : "tout moun se moun" » (expression créole qui signifie « tout être humain est digne de reconnaissance »). De plus, face à la misère qui sévit dans les campagnes, les communautés doivent être soutenues dans la revitalisation de leurs villages et privilégier une agriculture centrée sur la souveraineté et la sécurité alimentaires, en remettant en question l’ouverture inconsidérée des frontières aux produits étrangers hautement subventionnés.
Bien sûr, les millions d’Haïtiens vivant à l’étranger ne sauraient être écartés de cet effort collectif. Et de fait, ils agissent avec empressement et créativité dans la construction d’une Haïti nouvelle. L’article de Jean-Claude Icart, « Diaspora et solidarité », en témoigne.
« Il faut que quelque chose change ici ! », avait lancé le pape Jean Paul II en visite en Haïti, en mars 1983, devant une foule en liesse et les représentants déconfits de la dictature duvaliériste. Ces paroles résonnent encore aujourd’hui comme une clameur immense de tout un peuple opprimé. Les changements viendront, on ne peut en douter. Le courage, la créativité et la force exemplaires des Haïtiens devant l’adversité nous en convainquent. L’idéal d’émancipation qui a animé la lutte pour l’indépendance de cette colonie d’anciens esclaves, acquise en 1804 - vite et durement punie par la France et confisquée par une élite locale qui voyait d’un mauvais oeil le partage des richesses qui allait s’ensuivre - ne couve-t-il pas encore sous les cendres et les ruines, mais surtout dans le coeur du peuple haïtien ?
« C’est à l’insoutenable que nous allons nous affronter. Et c’est de sortir de l’insoutenable que nous devons nous préparer, par la seule voie disponible, dirais-je, celle de L’autre Haïti possible. » Georges Anglade
1. Ou plus en détails : 0,05 % de la population accapare 40 % du revenu national pendant que 55 % des gens vivent avec moins d’un dollar par jour.
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