C’est le moment de nuancer un terme en vogue : « Expropriation ». Trouvons un sujet pour ce mot si polémique : qui exproprie-t-on ? Et en faveur de qui ? Ce terme implique nécessairement qu’une entité s’approprie quelque chose. On exproprie ce qui, au préalable, a déjà été exproprié au profit d’autres. C’est ce qui se passe en Bolivie. Comme dans tant d’endroits, à cause du néolibéralisme, on a privé le peuple de services essentiels pour les remettre aux mains d’entreprises privées transnationales. Pourtant, ces expropriations ont été associées par l’idéologie dominante à la clé de la modernisation de l’Etat, à la rationalisation économique, à la concurrence parfaite et à l’efficacité de la distribution.
L’expropriation des services fondamentaux dont ont besoin les Boliviens, y compris l’électricité, a eu lieu dans le cadre du programme néolibéral de (dés)ajustement structurel et de projets de (dé)stabilisation. A la suite d’une série de privatisations, la Bolivie est devenue première de la classe (selon les chiffres de la Banque interaméricaine de développement) : le pays détient le meilleur score de l’ensemble de l’Amérique latine en ce qui concerne l’indice ridicule qui quantifie les progrès des réformes structurelles (0,7 contre une moyenne de 0,58 pour le reste du continent). La réalité est néanmoins venue contredire les indicateurs néolibéraux. Le peuple bolivien a rejeté le patron capitaliste qui dépouille la majorité au profit d’une minorité, système dans lequel les richesses sont aux mains de quelques personnes seulement.
Le gouvernement d’Evo Morales a entrepris de répondre aux demandes des Boliviens d’avoir un pays plus juste et souverain, visant au bien-être de tous et non pas de celui de quelques-uns. Pour cela, lors de son entrée en fonctions, Evo Morales a proclamé le 1er mai 2006 un décret ayant pour but de lancer un processus de nationalisation des entreprises pétrolières, à la suite de quoi les bénéfices publics issus des hydrocarbures ont triplé entre 2005 et 2011. Ensuite, le 1er mai 2008, l’Etat a racheté 100 % de l’entreprise nationale de télécommunications Entel, une filiale de la société italienne Telecom. En 2010, il a nationalisé quatre sociétés de production d’électricité : actuellement, les trois quarts de l’électricité sont produits par des entreprises nationales.
Et le 1er mai 2012, la Bolivie a repris le contrôle de l’entreprise de distribution grâce au décret 1214, qui a nationalisé les actions de Red Electrica Internacional, filiale de Red Electrica España (REE), pour Transportadora de Electricidad (TDE). Précisons, pour éviter le faux discours de défense des intérêts espagnols, que l’entreprise expropriée ne détenait que 20 % des actions qui appartenaient à l’Etat. Ce décret est justifié par l’article 378 de la Constitution bolivienne, qui dispose que seul l’Etat est chargé du développement de la chaîne de production énergétique. Maintenant, c’est au tour de Rurelec, une filiale de British Petroleum, de subir le même sort.
Cette mesure est le résultat d’une nouvelle stratégie - et non pas d’une improvisation - qui a pour but de récupérer les ressources naturelles et de garantir l’accès à des services essentiels. Cette fois, c’est la distribution d’électricité qui est concernée, un secteur dont le néolibéralisme s’est non seulement emparé mais qu’il a aussi systématiquement détérioré, faute d’investissement.
Peu à peu, la Bolivie reprend le contrôle de son réseau de production en expropriant tout ce que le secteur privé a gagné sous le règne du néolibéralisme. La Bolivie mise sur un nouveau régime d’accumulation plus juste, qui redistribue les excédents de deux façons : à court terme, grâce à des politiques sociales visant la majorité des Boliviens, ainsi que d’un point de vue structurel, à moyen et long terme, grâce à des investissements publics rentables permettant de répartir les richesses. Pour l’instant, quelques chiffres confirment les résultats positifs de cet Etat fort, qui participe à 34 % de la production de valeur ajoutée (contre 17 % auparavant). Même s’il reste encore beaucoup à faire, la pauvreté a baissé de 60 % à 49 % entre 2005 et 2010, et l’extrême pauvreté est passée de 38 % à 25 %. Il existe de nombreuses politiques sociales relatives à la redistribution, à l’enseignement et aux questions sanitaires. Tout cela s’accompagne par ailleurs d’une augmentation non négligeable des salaires. Reste à savoir si la Bolivie réussira à atteindre les objectifs en matière de transformations structurelles à moyen et à long terme.
En français dans Courrier International