Des milliers de paysans minifundistes et d’agriculteurs sans terre ont commencé, une fois de plus, à occuper diverses grandes propriétés agricoles de latifundistes et de hiérarques du régime de Gonzalo Sanchez de Lozada, l’ex-président qui s’est enfui de Bolivie le 17 octobre dernier.
Dans la localité de Sorata, dans l’altiplano, 4 propriétés de dimensions moyennes ont été occupées par des paysans suivant les consignes de « Mallku » Felipe Quispe, le chef de la Confédération syndicale unitaire des travailleurs paysans (CSUTCB). Au sud de La Paz, la capitale du pays, d’autres paysans occupent de vastes terrains dans la région périurbaine de Mallasilla. Dans la vallée de Cochabamba, à Sacaba, les agriculteurs ont pris par la force le contrôle de la propriété de l’ex-ministre de la défense, Carolos Sanchez Berzain, le bras droit de Sanchez Lozada, directement responsable des massacres de février et octobre dernier.
Justifiant ces actions, le dirigeant des paysans de La Paz, Rufo Calle, annonce que les actions d’occupations de terre vont se poursuivre dans différentes régions du département. « Les autorités ne tiennent pas parole et les gens ne veulent plus attendre. » Il exige que chaque famille paysanne reçoive entre 10 et 20 hectares de terres.
Selon « Mallku » Quispe, ces occupations de terre sont justifiées, car il s’agissait de terrains « consacrés à l’élevage ou abandonnés ». « A l’époque de Melgarejo (Président de la Bolivie de 1864 à 1871, archétype du caudillo), les grands propriétaires fonciers ont exproprié nos ancêtres de ces terres ; nous ne faisons que les récupérer. Nous ne prenons rien à personne. De plus les occupations sont pacifiques. » Il a invité les fédérations départementales de son organisation à récupérer les terres qui sont aux mains des « k’aras », les blancs.
Ces occupations de terre ont été condamnées par le principal responsable de Mouvement des sans terre (MST) bolivien, Angel Duran, qui a décliné toute responsabilité pour des actions qu’il considère comme motivées par des « intérêts politiques ».
Duran a conclu fin octobre un accord avec le gouvernement du président Carlos Mesa (le vice-président de Gonzalo Sanchez de Lozada, qui a accédé au fauteuil présidentiel après la fuite de ce dernier) pour une trêve dans les occupations de terre. Il s’agissait, de son point de vue, d’attendre que soient trouvées des solutions dans les conflits en cours, notamment à Sacaba, au sujet de la propriété de l’ancien ministre de la défense, et à Collana, dans la propriété de membres de la famille de l’ancien président Lozada. Les occupations ont donc repris avant que de telles solutions ne tombent, avec l’appui de la Confédération paysanne, mais pas du principal dirigeant du MST bolivien, qui est de plus en plus remis en cause à cause de son attitude trop conciliatrice à l’égard du nouveau président Mesa.
L’attitude des dirigeants de la Confédération paysanne a été tout autre. La confédération paysanne a été, avec les dirigeants de la Centrale ouvrière bolivienne (COB), la Centrale ouvrière régionale et la Fédération des associations de quartiers de El Alto à la tête de la rébellion populaire qui a fait tomber le président Sanchez Lozada le 17 octobre dernier.
Avant d’appeler à de nouvelles occupations, « Mallku » Quispe a rappelé aux ministres de Mesa d’où ils viennent et il a exigé une réponse immédiate aux demandes de terre. « Grâce à notre action, vous êtes ministres. Donato Ayma (ministre de l’éducation, animateur social d’origine aymara) n’avait même jamais rêvé dans sa chienne de vie de porter un jour une cravate ».
En prenant la défense des sans terre, le chef de la CSUTCB commence de fait à contester la direction de ce secteur de la population aux dirigeants du MST bolivien. Ces derniers misent sur une solution négociée avec les responsables de la politique agricole, qui ont pourtant des liens étroits avec les grandes entreprises agricoles et d’élevage ainsi qu’avec les latifundistes de l’est du pays (élevage).
Les actions d’occupation de terre ont déjà fait de nouvelles victimes. Selon les personnes engagées dans l’occupation de la propriété de l’ex-ministre Sanchez Berzain, un bébé de six mois, fille de l’un des paysans sans terre, est mort d’asphyxie, faute de soins médicaux. Le bébé avait été sérieusement affecté par les gaz lacrymogènes début novembre, lors d’une première intervention, repoussée, des forces militaires, qui fit sept blessés parmi les paysans. Actuellement, plus de 500 paysans se sont installés sur cette propriété et ont annoncé qu’ils ne l’abandonneront sous aucun prétexte.
A Sorata, 11 personnes ont été blessées lors des occupations de terre. Quatre propriétés ont été saisies dans cette région après une assemblée qui a réuni 5000 personnes sur la place principale de Sorata.
A Mallasilla, il n’y a pas eu d’incidents ; 300 personnes occupent 700 hectares.
Face à ces nouvelles occupations, le ministre du développement durable du gouvernement bolivien, Jorge Cortes, a déclaré qu’il cherchera à résoudre le conflit par le dialogue, « mais dans le cadre du respect de la loi et de la propriété privée ». Les autorités affirment qu’il y a « des avancées très importantes avec le MST » et que les occupations de terre ne se justifient dès lors pas.
Dans le cas de Sacaba, le ministre a prétendu que le mouvement a été instigué par des « casseurs professionnels qui cherchent à créer des situations de violence ». Les personnes occupant la propriété de l’ancien ministre de la défense démentent ces accusations.
On évalue au niveau national que 1 million de paysans minifundistes et près de 250000 paysans sans terre exigent des terres. La distribution très inégale de la terre est le problème central de l’agriculture et de l’élevage boliviens. Les terres les plus fertiles et les plus adaptées pour la culture et l’élevage ont été frauduleusement et illégalement attribuées à des néo-latifundistes, qui ont des liens étroits avec le pouvoir politique et économique.
Selon le dernier rapport du Ministrè de l’agriculture sur la structure de la propriété terrienne en Bolivie, 87 % des terres (28 millions d’hectares) sont dans les mains de seulement 7 % des propriétaires de biens agricoles. Les paysans, eux, ne possèdent que 4 millions d’hectares (soit 13 % du total).
Cette concentration extrême des terres et l’incapacité des politiques gouvernementales à s’en prendre aux latifundios improductifs, formellement interdits par la loi, de même qu’à distribuer des terres aux paysans, ont fait que les occupations de terre deviennent de plus en plus nombreuses. - 11 novembre 2003
Source : www.alencontre.org
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– Entretien avec le principal dirigeant aymara, Felipe Quispe ( Mallku ). Il est député du Mouvement indigène Pachakuti (MIP) et dirigeant de la Confédération syndicale unique des travailleurs paysans de Bolivie (CSUTCB). Lire sur www.alencontre.org
– Eruption annoncée du volcan bolivien A lire : http://www.monde-diplomatique.fr/2003/05/CHAVEZ/10145
– Bolivie sur RISAL http://risal.collectifs.net
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Bataille autour de la "feuille de coca"
La coca et la souveraineté nationale
Extrait
Pour exercer leur politique de domination dans diverses régions de l’Amérique du Sud, les Etats-Unis utilisent ladite « lutte contre le narcotrafic et l’éradication de la coca ».
Nous publions ci-dessous un document important rédigé par des médecins, des juristes, des agronomes boliviens. Ils proposent, à partir de la situation qui s’est ouverte en Bolivie avec le renversement de Sanchez de Lozada, de changer radicalement la politique bolivienne, dictée par les Etats-Unis, face à la production de la coca. Et donc de le faire dans le cadre d’une politique de « souveraineté nationale ». La lutte des cocaleros a été un élément important du soulèvement populaire en Bolivie et de l’ouverture d’un processus révolutionnaire.
Toutefois, il est nécessaire, pour que les lectrices et les lecteurs de « à l’encontre » puissent appréhender le thème développé dans le manifeste des intellectuels boliviens, de faire, à grands traits, quelques rappels.
– La « Khoca » signifie « l’arbre par excellence », en langue aymara. Cet arbre était cultivé bien avant l’Empire Inca. A Tihuanaco (Bolivie), des fouilles archéologiques ont permis de découvrir des figures humaines en céramique avec la joue gonflée par une chique de coca (l’actuel coqueo), céramiques datant de 400 avant notre ère. La plante de coca était vénérée et elle pouvait être cultivée librement ou être placée sous le monopole de l’Etat, au cours des différentes phases historiques de cette région. La société précolombienne a connu une expansion très grande à l’époque de l’Empire Inca, jusqu’au XIVe siècle. Elle s’affaiblit puis s’effondra sous le choc de l’arrivée des « Conquistadores ».
L’usage de la coca est multiple et son caractère historique est protéiforme : magique, religieux, social.
La coca, avant la colonisation, pouvait servir de taxe d’imposition. Des stocks de feuilles étaient concentrés dans la capitale inca, Cuzco (Pérou actuel), comme expression du contrôle centralisé du surplus social.
Comme plante médicinale, de premier ordre, la coca a joué un rôle important d’anesthésique, bien avant la découverte de l’anesthésie locale en Europe. La feuille de coca, de nos jours, est encore au centre des relations sociales dans des secteurs importants de la population bolivienne. Il faut donc la replacer dans une « conception du monde » où elle fonctionne avec une triple dimension : technique médicinale au sens large, religieuse et économique.
– Il faut de même resituer la question de la culture de feuilles de coca dans le cadre de la crise agraire que traverse la Bolivie. Après 50 ans de réforme agraire - qui a commencé en 1952, mais s’est assez vite épuisée - la terre appartient toujours à celui qui ne la travaille pas ! Dans l’est du pays existent d’importants latifundios (grandes propriétés), en grande partie non cultivées, aux mains d’une minorité. Ces terres sont en grande partie consacrées à l’élevage).
Alors que dans l’altiplano (là où la révolte populaire insurrectionnelle a connu son point le plus fort) et les vallées, des millions de paysans survivent avec un bout de terre (minifundio) dont ils ne tirent même pas de quoi manger suffisamment. Les régions rurales regroupent quelque 3 millions d’habitants, alors qu’un peu plus de 5 millions se regroupent dans les régions urbaines. L’indice de pauvreté est extrêmement grand dans les régions rurales. Il atteint 82,07% en 2002, alors qu’il est de 53,52% en zone urbaine (source : Institut national de statistique et PNUD).
De cette inégalité extrême de la distribution de la terre découle, d’une part, un nombre croissant d’occupations de terre au cours de ces dernières années. Les affrontements avec les forces répressives se sont multipliés. Afin de mieux appréhender la répartition inégale de la terre, il suffit de mentionner quelques chiffres donnés par le Ministère de l’agriculture de Bolivie : 87% des terres (28 millions d’hectares) sont aux mains de 7% des propriétaires. Les petits paysans ne disposent que de 4 millions d’hectares, soit 13% des terres. Or, ces terres non seulement sont très peu productives (surtout sur l’altiplano), mais l’appui technique est nul et la division de la terre a abouti à un système de parcellisation extrême.
– Dans ce contexte, l’éradication forcée de la coca - sans qu’une politique de remplacement de culture qui assure des revenus de remplacement (à ceux qui sont ou pourraient être obtenus par des exportations commerciales : coca pour thé-infusion, plante médicinale, etc.) soit mise en place avec un soutien sur le moyen terme - exacerbe la paupérisation de centaines de milliers de paysans, entre autres dans les Yungas (près de La Paz, la capitale) et dans la Chiapare, près de Cochabamba, dans le centre de la Bolivie.
L’inégalité de distribution des terres est encore accrue par un fait : le soutien technique et de crédit se concentre vers l’ouest du pays , vers la zone d’élevage (comme le Beni) qui reçoit des aides importantes. En effet, cette production est destinée aux exportations qui permettent d’obtenir des devises... pour payer, entre autres, la dette bolivienne.
– En 1990 et 1996, des marches de paysans indigènes ont obtenu que soient reconnues : les terres communautaires d’origine. Néanmoins, malgré des millions de dollars alloués à la Bolivie dans ce but, très peu de terres ont été transférées aux communautés indigènes de façon légalisée. Une double lutte est engagée en Bolivie. L’une porte sur l’accès à la terre et, avant tout, la répartition des 5 millions d’hectares non cultivés qui sont aux mains des grands propriétaires. L’autre porte sur la récupération de terres indigènes et le droit de cultiver la coca. Ces deux luttes prennent un aspect extrêmement politique car elles se combinent de fait et consciemment avec le droit du peuple bolivien de contrôler ses ressources naturelles, que ce soit l’eau (la bataille de l’eau à Cochabamba) ou le gaz (la guerre du gaz au cours de l’automne 2003). - CAU 8 novembre 2003. Lire la suite : www.alencontre.org
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(...) En réalité, nous savons bien que la diabolisation de la plante de coca ne sert qu’à criminaliser les paysans et tous ceux qui participent, directement ou pas, à sa culture. Le narcotrafic est une excuse des USA pour garder le contrôle sur les gouvernements latino-américains. Au contraire, nous prônons le retrait de la feuille de coca de la liste des stupéfiants et l’industrialisation de ses produits dérivés non stupéfiants.
Evo Morales, leader de la gauche bolivienne et des « cocaleros » . 27 mai 2003 Lire l’ article
– Photos : Indymédia Bolivie et Jeremy Bigwood