Le commerce des oeuvres d’art est difficilement contrôlable et l’identification des objets particulièrement délicate, la valeur d’un objet étant souvent peu aisée à déterminer.
Le commerce des oeuvres d’art est difficilement contrôlable et l’identification des objets particulièrement délicate, la valeur d’un objet étant souvent peu aisée à déterminer. -
Le quotidien USA Today a posé la question qui fâche en novembre dernier, juste après les vertigineuses ventes d’automne sur le marché de l’art new-yorkais : « L’art est-il devenu une entreprise criminelle ? » En tout cas, « personne n’est aujourd’hui capable de donner une explication pertinente sur cette création de valeur astronomique... », constatait-il alors, relayant une hypothèse de plus en plus souvent formulée face à la flambée délirante du prix des œuvres d’art. Certes, les grandes fortunes se sont multipliées sur la planète, et l’art est devenu un signe d’appartenance à ce cercle fermé. Mais cela suffit-il à justifier de telles envolées ? La fiscaliste Virginie Heem et l’expert David G. Hotte ont leur petite idée sur la question : « Le commerce des œuvres d’art est l’un des moins contrôlables qui soit. L’identification des objets est particulièrement délicate ; la valeur d’un objet est souvent subjective, donc difficile à déterminer. Les sommes en jeu sont considérables. Les opérations de blanchiment et de fraudes fiscales sont courantes et peuvent avoir pour conséquence une hausse soudaine et parfois inexpliquée des prix du marché », analysent-ils dans leur ouvrage « La Lutte contre le blanchiment de capitaux ».
Peu réglementé, liquide, discret, avec ses ports francs à l’abri des regards et des taxes, le marché de l’art a de quoi séduire les fraudeurs de tous calibres. Selon l’Association for Research into Crimes against Art, il rapporterait 6 milliards de dollars environ par an au syndicat du crime. Des transactions de plusieurs millions de dollars peuvent avoir lieu en secret, entre des partenaires parfois anonymes, voire virtuels, via Internet. Le 30 avril, le juge new-yorkais Jesse Furman infligeait une amende de 6,4 millions de dollars au marchand d’art Helly Nahmad, et l’expédiait en prison pour un an. Nul doute que Jesse Furman ait voulu faire un exemple. Helly Nahmad appartient à l’une des familles les plus puissantes du milieu de l’art, à la tête d’une collection évaluée à 4.500 œuvres et 3 milliards de dollars, largement conservée dans le port franc de Genève. Accusé de paris clandestins illicites et de blanchiment, en lien avec le crime organisé, pour une centaine de millions de dollars, il a admis avoir accepté des paris « entre amis » : un membre de la mafia russe, des sportifs, des stars de cinéma, des banquiers de Wall Street... Quelques heures après sa plaidoirie, il assistait à une vente aux enchères chez Christie’s : de quoi agacer le juge, lequel a dû aussi apprécier qu’une douzaine de collectionneurs et de galeristes de renom volent au secours de l’accusé d’une manière parfois surréaliste, tel Marc Glimcher, président de la Pace Gallery, écrivant à la cour : « C’est la personne la plus honnête et la plus digne de confiance avec laquelle j’ai eu le privilège de travailler. »
En mai 2013, une malle en provenance de Londres, censée contenir un tableau de 100 dollars mais cachant en réalité un Basquiat, « Hannibal », évalué 8 millions de dollars, était interceptée à l’aéroport international Kennedy, dans le cadre de l’affaire Edemar Cid Ferreira, un ancien banquier brésilien ayant blanchi des milliards de dollars en achetant une collection de 12.000 œuvres. « Hannibal » a rejoint l’entrepôt où les autorités fédérales avaient déjà stocké des Matisse, Warhol, Rothko, Hirst..., acquis par l’avocat radié du barreau Marc Dreier pour recycler une partie des 700 millions de dollars détournés aux dépens d’investisseurs.
Pour nettoyer l’argent sale, plusieurs techniques. Il y a la fausse facture, bien sûr. Le New York Times rapporte une conversation téléphonique durant laquelle Helly Nahmad, alors sous enquête du FBI, suggère à une cliente de virer 150.000 dollars sur le compte de son père, également marchand. « Quelquefois, une banque a besoin d’un justificatif pour un virement. Nous pouvons dire que vous avez acheté une peinture... » Il y a aussi la fausse enchère. Un trafiquant met sous le marteau une œuvre et remet à ses comparses une somme d’argent suffisante pour emporter les enchères. La vente terminée, le trafiquant reçoit un chèque propre au nom de Christie’s, Sotheby’s, etc. Son complice lui restitue le tableau et perçoit sa commission – une pratique utilisée dans les affaires de corruption. « Pour remporter le contrat d’un gazoduc, j’ai besoin du soutien d’un élu. Combien veut-il ? Un million ? C’est délicat ces dessous-de-table. Alors je lui donne un tableau – vrai ou faux, peu importe – qu’il met aux enchères, et des complices vont surenchérir jusqu’à cette somme. Et lui touche un chèque de la maison de vente », explique un professionnel.
Encore plus anonyme : les grandes maisons acceptent les enchères par téléphone ou sur ordre, pour des lots de plus d’un million d’euros, à condition de laisser un chèque de dépôt conséquent. Le trafiquant obtient ce titre d’une banque complaisante, n’achète finalement pas le tableau, mais se voit établir un chèque d’une institution reconnue en restitution de son dépôt... Il est même possible de blanchir et de spéculer à la fois : on achète 5 Warhol, on en met un aux enchères, dont on fait monter le prix avec des comparses, quitte à racheter soi-même le tableau. Peu importe, les 4 autres Warhol auront vu leur valeur grimper.
Discrétion et opacité
Les maisons de vente aux enchères sont peu bavardes sur le sujet. Les deux multinationales Christie’s et Sotheby’s affirment prendre toutes les mesures nécessaires, d’autant que la seconde est cotée en Bourse, mais impossible d’en obtenir le détail. Pas question de dissuader les vendeurs ou acheteurs potentiels, dans un contexte de concurrence féroce... Il suffit de voir à quel point, en France, les déclarations de soupçons auprès de Tracfin, l’organisme public de lutte contre le blanchiment, sont rares : moins d’une dizaine par an pour les maisons de vente, aucune pour les galeristes ou antiquaires. « Peut-être que Tracfin n’y met pas les formes, n’a pas assez de moyens, ne communique pas assez. Mais on ne demande pas non plus aux commissaires-priseurs de jouer les Sherlock Holmes ! », souligne Catherine Chadelat, la patronne du Conseil des ventes volontaires (CVV), l’organisme de régulation de la profession en France.
A méditer encore, la violence avec laquelle Jean-Pierre Osenat, président du Symev, le syndicat des maisons de vente, a répondu dans une lettre ouverte à la même Catherine Chadelat, lorsque celle-ci, dans un entretien au « Figaro », s’est permise de rappeler aux acteurs leurs obligations de transparence. « Quel besoin de créer une polémique infondée et stérile ? [...] Les missions du Conseil des ventes sont-elles désormais à ce point vaines qu’il lui faut s’en inventer de nouvelles ? » Jean-Pierre Osenat, confiait pourtant aux Échos en 2012 que « toute ombre sur l’image d’un commissaire-priseur rejaillit sur toute la profession », en référence à Claude Aguttes, star du marteau et président de Drouot Enchères, alors suspendu d’activité deux mois par le CVV* « pour avoir manqué de vigilance quant à laprovenance d’un tableau et à l’identité de son propriétaire ». Ce commissaire-priseur avait adjugé 37.000 euros un paysage attribué par un expert en peinture russe véreux, Dan Croissard, à l’artiste Yvan Chichkine. L’acheteuse ayant eu des doutes, une enquête avait mis en évidence des intermédiaires au Luxembourg, au Liechtenstein, aux îles Barbades... « On prend toutes les précautions mais il n’est pas toujours simple pour les acteurs du marché de repérer les pratiques douteuses », précise-t-on chez Christie’s. Toutes ? Dans l’affaire dite des « biens mal acquis » par des chefs d’Etat africains, suite à une plainte déposée par Transparency International France, une perquisition a été menée en février 2012 chez Teodorin Obiang, fils du président de Guinée équatoriale (mis en examen depuis) : on y a trouvé des œuvres d’art achetées en 2009 lors de la vente de la collection Yves Saint Laurent-Pierre Bergé pour plus de 18 millions d’euros et payées par la Somagui Forestal, société forestière sous contrôle de son père. Pourtant, la plainte était antérieure à la vente...
Limiter les paiements en espèce
« Dans toute transaction, la parade, c’est bien évidemment de connaître le vendeur et surtout d’éviter les espèces », observe Alain Cadiou, PDG de Piasa et ancien patron de Tracfin. En France, les professionnels doivent refuser tout paiement en liquide supérieur à 3.000 euros de la part d’un habitant de l’Union européenne et à 15.000 euros pour ceux des autres pays. Le CVV a ainsi suspendu également pour 15 jours l’an passé la maison Gros & Delettrez, où officie le président de Drouot Holding, Georges Delettrez. Son associé, Henri Gros, avait accepté un paiement en espèces de 200.000 euros d’un acheteur chinois. Les acteurs du marché sont aussi censés vérifier l’identité du vendeur, y compris sur le plan bancaire, conserver ces éléments cinq ans, et s’enquérir de l’identité du bénéficiaire, surtout s’il n’est pas présent aux enchères, pour repérer les sociétés écrans. « La France et la zone euro disposent des outils de contrôle et de régulation les plus forts au monde », se félicite Nicolas Orlowski, le président d’Artcurial. Revers de la médaille, ces tracasseries contribueraient à gonfler les ventes aux enchères à Londres, New York ou Hong Kong, plutôt qu’à Paris, ou expliqueraient la concentration des adjudications de bijoux à Genève et Monaco...
Aujourd’hui, « les gouvernements du monde entier prennent des mesures pour lutter contre le blanchiment, en mettant en place des organismes comme Tracfin, à l’exception des paradis fiscaux », note Alain Cadiou. Mais la réglementation variant selon les pays, les investigations sont difficiles à coordonner à l’échelle internationale. En février 2013, la Commission européenne a voté une loi demandant aux galeries de mentionner tout achat d’une œuvre dépassant 7.500 euros en espèce, et toute transaction douteuse. Les Etats-Unis exigent de signaler toute transaction en espèces dès 10.000 dollars. Partout le blanchiment est passible de peines de prison. Mais en Chine, second marché de l’art après les Etats-Unis, l’opacité règne et la plus grosse maison de vente, Poly, loin de donner l’exemple, se refuse à plus de transparence. « Là-bas, il n’y a pas de limite au paiement en cash. 30 à 50 % des ventes d’art s’y apparentent à du blanchiment », observe un commissaire-priseur. Cela pourrait expliquer pourquoi les antiquités chinoises comme les œuvres d’artistes contemporains chinois pulvérisent régulièrement les estimations les plus folles. Ou qu’aux dernières ventes d’art moderne et contemporain de New York, le tiers des achats émanaient de clients asiatiques, principalement chinois.
* Condamnation réduite depuis à 15 jours avec sursis