Par le journaliste espagnol Miguel Álvarez Peralta, directeur d’« El observador de Castilla-La Mancha », périodique de la Faculté de Journalisme de l’Université Castilla-La Mancha
En ordonnant l’arrestation de ce journaliste pour des motifs idéologiques, Interpol transgresse ses propres statuts en alimentant une persécution politique. Alors que Bahar Kimyongür a été déclaré innocent par différents tribunaux, le mandat d’arrêt se maintient contre lui.
Pourquoi ?
Ce n’est pas le premier cas, et nous avons à craindre que ce ne sera pas le dernier. Mais celui de Bahar Kimyongür [1] est un exemple paradigmatique. Le gouvernement turc a émis contre lui à plusieurs reprises un mandat d’arrêt à travers Interpol, l’organisation de coopération inter policière actif dans 190 pays. Son « délit » est strictement un délit d’opinion :
Bahar, licencié en Histoire de l’Art et de l’Archéologie à l’Université de Bruxelles, est le directeur bruxellois de l’Institut International pour la Paix, la Justice et les Droits de l’Homme, et porte-parole du Comité contre l’Ingérence en Syrie. Il est journaliste et dénonce les aspects antidémocratiques du gouvernement d’Erdogan. En ordonnant sa détention, Interpol transgresse ses propres statuts qui, en théorie, lui interdisent de requérir des arrêts pour des motifs idéologiques. Et cependant, l’ordre se maintient.
Pourquoi ?
L’alliance politico-militaire différencie la Turquie des autres pays
La puissante Turquie, pont politique, culturel et géographique entre l’Orient et l’Occident, est une pièce fondamentale de l’alliance militaire de l’OTAN, en apportant des bases militaires importantes dans une précieuse enclave géopolitique, ainsi que la plus grande armée de terre européenne. Aujourd’hui, elle opère comme un allié stratégique dans la politique d’Occident pour le Proche-Orient.
Peut-être que ces facteurs sont décisifs pour expliquer pourquoi l’Europe et l’Interpol décident de fermer les yeux devant la persécution constante et le harcèlement de la puissance turque contre des journalistes critiques et des activistes opposants. Déjà en 2006, la Turquie a fait emprisonner Bahar durant plusieurs mois, jusqu’à ce que la pression internationale et la déclaration d’innocence par le Tribunal de La Haye, aient obligé sa libération.
Si la Turquie avait un gouvernement hargneux, qui n’avait pas collaboré avec la stratégie régionale des puissances occidentales, il est probable que notre industrie médiatique aurait crié vengeance contre le cas Kimyongür. Sûrement, son nom serait si connu comme celui d’Yoani Sanchez, ou comme l’a été la « fermeture » de RCTV au Venezuela (je fais référence au non renouvellement de licence). Cependant, notre lecteur ne connaît pas le nom de ce journaliste, poursuivi et arrêté maintenant pour la quatrième fois en Europe.
Persécutés de deuxième classe : un silence médiatique tumultueux
En Espagne, Bahar fut arrêté le 17 juin passé tandis qu’il visitait la cathédrale de Cordoue avec son épouse Deniz et ses deux fils. Malgré cela, les journaux principaux comme El País ou El Mundo, n’ont aucune fois mentionné son nom. En revanche, le chercheur d’El Pais.com registre des centaines de mentions récentes du nom de « Yoani Sanchez », la fameuse blogueuse cubaine, ou de « Weiwei », cet artiste chinois critique du régime communiste. Le traitement partial que ces médias donnent de certains dissidents est évident.
Le gouvernement d’Erdogan accuse Bahar d’appartenir au DHKP, un parti politique turc d’extrême gauche, inclu dans la liste d’organisations terroristes après les événements du 11 septembre. En tant que journaliste d’investigation, Bahar a traduit du turc en français un communiqué de cette organisation, mais il a été lavé de la moindre accusation par la Cour d’Appel d’Anvers (2008), par la Cour d’Appel de Bruxelles (2009) et par les tribunaux de La Haye et d’Espagne.
En réalité, pour ce qui concerne l’Espagne, jusqu’à présent il a seulement été libéré sous caution et doit rester encore à disposition du juge dans l’attente de la résolution ferme de l’Audiencia Nacional - NdT.
Cependant, la Turquie continue son harcèlement contre lui et contre d’autres activistes pour les Droits de l’Homme à l’intérieur et à l’extérieur du pays. Les cas du leader LGTB Mehmet Tarhan, le harcèlement contre des organisations des Droits de l’Homme, ou contre des dizaines d’avocats et des journalistes kurdes, sont seulement quelques-uns des cas qui sont parvenus à l’opinion internationale. Amnesty International et l’Organisation Mondiale Contre la Torture sont quelques-unes des ONG qui publient des rapports sur les abus du gouvernement turc.
Le cas de Bahar met directement en question l’intégrité démocratique d’Interpol
Bahar a été précédemment arrêté en Belgique et aux Pays-Bas, toujours dans l’accomplissement de l’ordre d’Interpol. Le 21 novembre passé, il a à nouveau été arrêté, cette fois-ci à Bergame, en Italie. Jusqu’à présent, à chaque fois, il a été remis en liberté sans charge, car son dossier délictueux est inexistant. Tant le juge hollandais qu’espagnol ont compris que Bahar est poursuivi pour critiquer le régime turc. Son crime consiste à rassembler des mots, et aucun des juges n’a donné suite à la demande d’extradition - raison pour laquelle on ne comprend le motif de mandat d’arrêt international qui est en vigueur contre lui.
Cette situation met en évidence le caractère antidémocratique de l’agence intergouvernementale Interpol. Selon son avocate, Selma Benkhelifa [en réalité, elle n’est pas son avocte - NdT], il n’existe aucune procédure établie pour annuler les mandats d’arrêt, et des voies légales n’existent pas non plus pour avoir l’accès aux dossiers. Le droit à la défense reste ainsi pratiquement nul pour les victimes.
Interpol n’a même pas de mécanismes valables d’interlocutoire pour des citoyens individuels. Comme interlocuteurs, l’organisation accepte seulement les États. En vertu de cela, les gouvernements belge, espagnol et hollandais sont en train de faire un abandon de fonctions quand ils n’essaient nullement d’agir comme médiateurs devant Interpol pour solliciter le retrait du mandat d’arrêt.
L’influence du partenaire turc est puissante : si les gouvernements belge et italien ne font pas attention aux manifestations citoyennes de solidarité qui se déroulent ces jours-ci, Bahar continuera à être arrêté chaque fois qu’il croisera une frontière, avec le risque consécutif d’extradition vers un régime dont la tendance à la torture a été amplement documentée.
En attendant, les confrères de Bahar avouent l’obligation déontologique d’informer le cas et faire pression sur nos gouvernements respectifs pour que, en concordance avec les résolutions judiciaires, ils essaient d’intercéder devant d’autres gouvernements et devant Interpol pour mettre un terme à ce calvaire. Ne pas le faire, ce serait considéré pertinente la persécution idéologique de journalistes par le gouvernement turc.
Une carte signée par des organisations comme Greenpeace ou FGTB (le syndicat majoritaire en Wallonie), publiée par le journal Le Soir [2] à propos de son arrestation en Espagne (cette arrestation qui n’a pas intéressé les journaux espagnols), demandait que : « les autorités doivent tout faire pour empêcher l’extradition de Bahar Kimyongür vers les prisons turques où chacun peut imaginer ce qui l’attend : le pire ».
Le gouvernement espagnol a maintenant l’opportunité de corriger l’erreur qu’il a commise en l’arrêtant, en intercédant devant l’Italie pour demander sa libération et pour empêcher qu’il ne soit extradé en Turquie. Il vaut mieux le faire aujourd’hui que demain, demain il sera peut-être tard.
Miguel Álvarez Peralta
[1] Il arrive que le nom Kimyongür apparaisse sans lettre « n » et sans accent sur la lettre « u »
[2] Le journal belge fondé au XIXe siècle a suivi, contrairement à la presse espagnole, de nombreuses fois l’affaire Kimyongür.