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Un plaidoyer impérialiste face à la crise économique de 1980-82

Man in the mask ... Peterson Kamwathi the east african

« Par quel moyen la bourgeoisie surmonte-t-elle les crises ? D’une part, par l’anéantissement forcé d’une masse de forces productives ; d’autre part, par la conquête de nouveaux marchés et l’exploitation plus poussée des anciens. » (1) Bien que formulé il y a plus d’un siècle et demi, ce diagnostic du Manifeste du parti communiste garde toute sa valeur pour comprendre la stratégie des classes dirigeantes face aux crises économiques. La suppression de forces productives est aujourd’hui illustrée tant par le krach des marchés de capitaux que par l’augmentation du chômage. Cet article se propose toutefois d’étudier la conquête de nouveaux marchés par le capital à partir d’un document historique inédit. Dans une lettre privée à l’ambassadeur américain en Suisse, datée du 18 septembre 1982, le financier luxembourgeois Henry J. Leir (2) tente de montrer que pour sortir des turbulences de la crise, les frontières du marché mondial doivent être repoussées toujours plus loin afin d’apporter aux capitaux de nouvelles sources de profits. (3) La frontière dont il est question ici est le modèle de développement des pays d’Amérique latine. La rencontre entre cet ambassadeur américain (4) et Henry J. Leir a lieu à Talloires lors de la réunion annuelle du « Groupe de Talloires » en 1982. Ce groupe réunit des hommes d’affaires, des hauts-fonctionnaires et des dynasties fortunées depuis la fin des années 1970 à Talloires, commune de quelques 1 200 habitants au bord du lac d’Annecy (Haute-Savoie). (5)

Rédigé en huit points, le plaidoyer de Leir s’articule autour de trois axes principaux. Il insiste tout d’abord sur le problème que représente la crise économique pour les pays développés. Il affirme en ce sens : « A moins de sortir avec une action vraiment audacieuse, j’ai peur que nous sombrions dans une dépression économique profonde, suivie d’une période de difficultés politiques [a deep political down trend] » (point 2).

L’ampleur de la récession de 1980-82 se reflète dans le gonflement du taux de chômage et dans la contraction du PIB. (6)

Ces données démontrent d’une part que la récession constitue un frein significatif au processus d’accumulation et de reproduction du capital. Elles tendent d’autre part à relativiser la « dépression économique profonde » dont parle Leir. Il semble donc insister sur le retournement de la conjoncture afin d’appuyer sa proposition d’une diplomatie audacieuse à l’égard de l’Amérique latine. De même, Leir soutient que la crise économique s’accompagne d’une « récession » politique (« deep political down trend »), sans expliciter plus amplement les caractéristiques de cette dernière. En revanche, cette nouvelle tendance politique ne peut avoir, à ses yeux, que des effets néfastes pour les pays capitalistes dans leur bras de fer avec le camp socialiste (point 7).

Deuxième axe du plaidoyer de Leir : pour surmonter les difficultés de la récession, la diplomatie américaine doit suivre l’orientation suivante :

« Nous devrions maintenant sortir avec une démarche audacieuse pour ouvrir l’Amérique du Sud. Les difficultés actuelles que traversent le Mexique, le Venezuela, l’Equateur, sans parler de tous les autres pays sud-américains, nous facilite la tâche pour leur dire : « nous vivons tous sur le même continent. Nous avons le sentiment que nos destins sont liés. Nous voulons vous aider » » (point 4).

En septembre 1982, le contexte international est favorable à ce type de programme impérialiste. Plusieurs pays du Tiers monde connaissent des difficultés à honorer le paiement des intérêts de leur dette extérieure. Celle-ci est passée de 327 à 742 milliards de dollars entre 1970 et 1982 (Tiers monde sans les pays exportateurs de pétrole du Moyen-Orient). (7) Le 19 août 1982, le ministre des Finances du Mexique, Jésus Silva Herzog, déclarait à ses créanciers new-yorkais que son pays ne pourrait pas rembourser ses dettes qui arriveraient bientôt à terme. A la fin août 1982, un mouvement de panique saisit la finance internationale : les comptes nationaux des Etats débiteurs du Tiers monde sont désormais examinés scrupuleusement par leurs créanciers alors que leurs réserves en devises fondent sous l’effet de la crise de la dette.

Pour Leir, cette crise financière est donc « une opportunité unique (!) pour surmonter les vieux préjugés contre nous en Amérique du Sud » (point 6). Dans sa ligne de mire se trouve le modèle de développement de plusieurs Etats latino-américains. Depuis les années 1950, de nombreux Etats cherchent à diminuer leur dépendance à l’égard des pays capitalistes du Nord en mettant en oeuvre un programme d’industrialisation sous l’égide de l’Etat. Le contrôle des secteurs clés de l’économie (matières premières destinées à l’exportation, l’énergie, les transports, les services publics et le crédit) et l’érection de barrières sur les capitaux et les marchandises en provenance du Nord en sont la réalisation concrète.

La réinsertion progressive de la Chine dans le marché mondial au cours des années 1970 démontre aux yeux de Leir la capacité de la diplomatie impérialiste d’élargir les frontières du marché mondial au profit d’une reproduction élargie du capital. « Il y a exactement dix ans, en 1972, Nixon et Kissinger ont ouvert la Chine » (point 3). En février 1972 a lieu la rencontre Nixon - Mao à Pékin. Alors que les importations-exportations de la Chine avaient stagné autour d’une valeur de deux milliards de dollars jusqu’en 1972, leur valeur a triplé lorsqu’elle est passée en 1977 à plus de six milliards. (8) La presse financière des années 1970 montre l’intérêt des milieux d’affaires - dont témoigne Leir - au sujet de cette évolution. Selon l’International Herald Tribune du 12 décembre 1978, les dirigeants chinois visent à porter les investissements reçus des pays développés à hauteur de 100 milliards de dollars en 1985. The Economist du 14 octobre 1978 estime que les exportations des pays développés vers la Chine atteindront 30 à 40 milliards par an à partir de 1985. (9) Autant de données qui viennent appuyer l’argument de Leir en vue de l’établissement d’un front pionnier des capitaux occidentaux en Amérique latine.

Enfin, le troisième axe d’argumentation concerne l’équilibre politique à l’échelle internationale entre les Etats-Unis et l’URSS dans le contexte de la Guerre froide. Leir souligne : « Si nous n’agissons pas maintenant [dans le sens proposé plus haut], l’accroissement continu de la population en Amérique du Sud mènera à davantage de misère et de difficultés économiques, ce qui par la suite peut facilement être exploité par les Russes » (point 7). Son inquiétude quant à un renforcement éventuel de l’influence soviétique dans les Amériques correspond à des changements significatifs dans la situation internationale au cours des années 1979 - 1982. La peur d’une guerre nucléaire a gagné bon nombre d’Européens à cette époque alors que l’épisode des « euromissiles » avait fait monter les tensions entre les Etats-Unis et l’URSS en Europe depuis 1977. D’autre part, l’année 1979 marque une rupture en Amérique centrale avec deux révolutions anti-impérialistes victorieuses : les Sandinistes au Nicaragua renversent la dictature pro-américaine de Somoza et le New Jewel Movement dirigé par Maurice Bishop prend le pouvoir dans la petite île de Grenade. Enfin, au Moyen-Orient, l’influence américaine est fragilisée par le renversement du régime du chah d’Iran, balayé par une révolution populaire et anti-impérialiste.

Ces changements dans l’équilibre politique mondial expliquent donc l’attention portée par Leir aux rapports de force mondiaux, ainsi que sa conviction qu’une « ouverture » de l’Amérique du Sud « aurait un impact psychologique immense, à l’échelle mondiale » (point 8). L’orientation diplomatique proposée prévoit notamment une normalisation des relations avec Cuba. « Notre condition bien sûr : sortez vos troupes hors d’Afrique et d’autres parties du monde et sachez bien vous comporter » (point 5). Présentes en Angola depuis 1975 en soutien au régime du MPLA, les troupes cubaines participent également au printemps 1978 à la campagne de l’Ogaden aux côtés de l’Ethiopie contre la Somalie. L’intérêt d’une attitude conciliante envers Cuba paraît évident : « Changer notre attitude envers Cuba aura une réaction favorable immédiate à travers l’Amérique latine » (point 5). Cette « réaction favorable immédiate » souligne la popularité de l’exemple révolutionnaire cubain parmi les peuples du continent. Dans le même sens, la Deuxième déclaration de La Havane affirmait vingt ans plus tôt :

« Qu’est-ce qui se cache derrière la haine des Yankees envers la révolution cubaine ? (…) C’est la peur qui explique ce qu’ils font. Non pas la peur de la révolution cubaine. Mais la peur de la révolution latino-américaine. (…) C’est la peur que les peuples exploités du continent arrachent les armes à leurs oppresseurs et se déclarent, comme Cuba, peuples libres d’Amérique. » (10)

L’ « ouverture » éventuelle de l’Amérique du Sud est en somme la voie à suivre, selon Leir, pour renforcer l’équilibre politique au profit des pays capitalistes développés à l’échelle mondiale : « Un renforcement économique et stratégique du continent américain changera profondément l’ensemble de la situation économique et stratégique dans le monde » (point 6).

Au terme de cette analyse, il semble difficile de connaître la réception et le destin ultime de cette lettre dont une copie au moins aboutira sur le bureau de Pierre Moussa, PDG de la banque d’affaires Paribas. En revanche, l’histoire des trente dernières années montre que l’argument central de Henry J. Leir a été entendu par le pouvoir américain.

L’ouverture de l’Amérique latine a été réalisée sous l’égide du dogme néolibéral des pays développés, du FMI, de la Banque mondiale et de l’OMC. Ancien conseiller économique de Bill Clinton et vice-président de la Banque mondiale à la fin des années 1990, Joseph Stiglitz écrit ceci en 2002 :

« Aujourd’hui, les marchés émergents ne sont pas ouverts de force par la menace ou l’usage des armes [quoique l’Irak tend à contredire cette règle] mais par la puissance économique, la menace de sanctions ou la rétention d’une aide nécessaire en temps de crise. Si l’OMC est le forum où se discutent les accords commerciaux internationaux, les négociateurs commerciaux américains et le FMI exigent souvent que les pays en développement aillent encore plus loin, qu’ils accélèrent le rythme de la libéralisation du commerce. Le FMI fait de cette accélération une condition de son aide, et les pays confrontés à une crise sentent bien qu’ils n’ont d’autre choix que de céder. » (11)

Le fait que ce passage rejoint dans son esprit la lettre de Leir démontre que les opinions et les arguments de ce dernier ne sont pas ceux d’un marginal des classes dirigeantes. Bien au contraire, ils semblent s’inscrire dans un courant d’opinion qui dépasse de loin le petit cercle du « Groupe de Talloires » et les relations personnelles de Leir. L’histoire récente de l’Amérique latine montre enfin que son ouverture forcée a entraîné des conséquences imprévisibles. Après des années de misère sociale, de puissants mouvements sociaux, comme en Bolivie autour de la « guerre de l’eau », puis du gaz, ont ébranlé le continent et changé radicalement la situation politique. Voilà donc un aboutissement que Leir passe sous silence, faute de l’avoir vu, lorsqu’il écrit sa lettre à l’ambassadeur américain. Car si les crises économiques ne signent pas l’arrêt de mort du capitalisme, il n’en demeure pas moins qu’elles contraignent la bourgeoisie à « révolutionner » sans cesse la production et les rapports sociaux en vue de les résoudre.

L’agitation politique et sociale contre ces bouleversements apparaît alors elle-même inhérente au capital.

Dimitris Fasfalis

Notes

(1) Marx et Engels, Manifeste du parti communiste, Paris, Librairie Générale française, 1973 (1848), p. 59-60.

(2) New York Times, July 16th 1998, http://www.nytimes.com/1998/07/16/classified/paid-notice-deaths-leir-henry-j.html .

(3) Lettre de Henry J. Leir à Faith Ryan Whttlesey, ambassadeur américain en Suisse, 18 septembre 1982, 2 pages. Centre d’archives d’histoire contemporaine de Sciences Po Paris, Fonds Pierre Moussa, carton PM9, dossier 1, fiche « Correspondance 1967-1982 ».

(4) Faith Ryan Whittlesey est un partisan de la candidature de Ronald Reagan pour la Maison Blanche en 1980. En septembre 1981 elle devient ambassadeur en Suisse, poste qu’elle occupera jusqu’en mars 1983. Voir : "Letter Accepting the Resignation of Faith Ryan Whittlesey as United States Ambassador to Switzerland", December 1987, http://www.reagan.utexas.edu/archives/speeches/1987/12161987d.htm .

(5) Herbert Jacobs, "Schoolmaster of Kings. Donald MacJannet : 65 Years as an International Educator", Berkeley, 1982, p. 195-196. http://www.macjannet.org/files/Publications/schoolmaster/book2.pdf.

(6) OCDE, Perspectives économiques, décembre 1983, Annexes statistiques, tableaux R1 et R12, p. 152 et 163. Les quinze pays pris en considération dans le calcul du taux de chômage dans l’OCDE sont les Etats-Unis, le Japon, l’Allemagne, la France, le Royaume-Uni, l’Italie, le Canada, l’Australie, l’Autriche, la Belgique, la Finlande, les Pays-Bas, la Norvège, l’Espagne et la Suède.

(7) Données de l’OCDE citées par Ernest Mandel, La crise, Paris, Flammarion, 1985, p. 339.

(8) Ernest Mandel, La crise, Paris, Flammarion, 1985, p. 181.

(9) Ibid., p. 182-183.

(10) La Deuxième déclaration de La Havane, New York, Pathfinder Press, 1995, p. 12-13.

(11) Joseph Stiglitz, La grande désillusion, Paris, Fayard, 2002, p. 113.

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