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Brésil : premier bilan ( 1 )

Deux figures du mouvement social brésilien jugent les premiers mois
du
gouvernement Lula.

Il y a six mois, l’intronisation du syndicaliste « Lula » à la tête du
géant latino-américain avait suscité un immense espoir chez ceux qui croient
qu’un Brésil plus juste est possible.

Cet été, « Le Courrier » tentera de
dresser un premier bilan de cette expérience inédite. Début de notre série
en compagnie de Sergio Haddad et Leonardo Boff.


19 juillet 2003


Titre : Le défi d’une « opposition critique engagée »



Propos recueillis par Sergio Ferrari


Un pied au palais, un pied dans la rue. Sergio Haddad personnifie l’
attitude d’une bonne part du mouvement social brésilien, qui apporte un
soutien critique au chef de l’Etat. Président de l’Association des ONG
(ABONG), M.Haddad est au coeur du mouvement altermondialiste. Son
organisation, qui rassemble 300 ONG, est l’une des huit fondatrices du Forum
social mondial. Par ailleurs, l’économiste Sergio Haddad est délégué au
Conseil économique et social (CES), un organisme consultatif multisectoriel
créé par le président Lula. Venu en Suisse pour animer un atelier de
formation d’E-CHANGER, M.Haddad a accepté de faire un premier bilan de l’ère
Lula*.


Le Courrier : Plus de six mois se sont écoulés depuis que Lula est
arrivé au pouvoir. Est-ce le bon moment pour faire un bilan ?

Sergio Haddad : Sans doute. Mais avant d’analyser son action, et pour
mieux comprendre la situation, il est indispensable de rappeler le contexte
dans lequel le Parti des travailleurs (PT), dirigé par Lula, a gagné les
élections. En simplifiant, on peut dire que la victoire s’explique par trois
facteurs. En premier lieu, elle est le résultat d’un long processus de
démocratisation : le PT avait déjà gagné plusieurs villes et Etats lors d’
élections antérieures et élaboré une stratégie électorale dans le cadre de
ce large processus. Lula en était le point de référence indiscuté. En second
lieu, la victoire est la conséquence logique d’un profond échec du modèle
néolibéral mis en oeuvre par l’ancien président Fernando Henrique Cardoso,
échec que l’on constate sur tout le continent. Enfin, Lula et son équipe se
sont efforcés de faire de sa candidature quelque chose de plus « vendable »,
de plus acceptable par l’ensemble de la société, dans le but de gagner ces
élections. Nous savons tous que la victoire n’est pas le fruit d’un
processus automatique de prise de conscience et qu’elle ne correspond pas à 
un saut qualitatif de l’organisation du peuple. Il est important de se
souvenir qu’à la mi-campagne, alors que ses chances de gagner augmentaient,
Lula a rendu publique une lettre au peuple brésilien où il prenait des
engagements et annonçait ce qu’il est en train de faire : paiement de la
dette, hausse des taux d’intérêt, respect des engagements internationaux,
etc.


Il n’est donc pas en contradiction avec son programme électoral ?

Il avait annoncé qu’il respecterait l’ajustement, dans le but de
relever trois défis principaux : faire face à une conjoncture économique
internationale très complexe marquée par la perte de confiance des capitaux
à l’égard du Brésil - alors que notre pays dépend des investissements
étrangers. Freiner l’inflation, la dépréciation de la monnaie, la fuite des
capitaux et l’augmentation du « risque-pays », qui sont une réalité alarmante.
Et, enfin, édifier un support politique à long terme, ce qui signifie
élargir ses bases politique et sociale par le biais d’alliances et de
stratégies de développement social... Il est en effet manifeste que la
droite et le centre le soutiendront tant qu’il jouira d’un appui populaire,
mais le lâcheront s’il ne l’a plus.


Revenons à l’évaluation.

Selon l’équipe au pouvoir, il s’agit de mettre en place des mesures
destinées à dépasser les difficultés conjoncturelles avec l’idée de créer
les conditions nécessaires aux changements structurels. Pour cela, le
gouvernement a eu recours aux mesures les plus orthodoxes du modèle
antérieur, ce qui n’a pour l’instant pas eu d’effet sur le chômage et la
marginalisation de 57% de la population active. Il a appliqué pour le moment
une politique conservatrice. Reste à voir ce qui va se passer après ce
premier semestre, lorsque le gouvernement va devoir mettre en place son
véritable programme de développement social. Le grand débat budgétaire
concernant les quatre ans à venir s’ouvrira au Parlement dans quelques
semaines. Jusqu’à présent, Lula agissait dans le cadre du budget hérité du
gouvernement antérieur et qui reflétait ses priorités.


Comment le gouvernement pense-t-il poursuivre son action ?

Il existe une ébauche de stratégie de développement qui repose sur
la consommation de masse. Il s’agit d’utiliser la capacité de production et
de consommation à grande échelle, en s’appuyant sur le fait que le Brésil a
une population très nombreuse. Une croissance fondée sur l’intégration
sociale, celle des plus pauvres, qui leur ouvre l’accès à la consommation en
reconvertissant toute une industrie pensée jusqu’alors pour répondre aux
besoins de l’élite, et sur l’augmentation des exportations, la renégociation
de la dette et l’entrée de capitaux productifs. Le problème est de savoir
comment mettre en oeuvre ce plan. Car on constate que, jusqu’à présent, s’il
est vrai que ce qui a été promis a été accompli et que l’orthodoxie a donné
des résultats « satisfaisants » selon la logique gouvernementale, au plan
structurel, la dépendance s’est aggravée.

Traduction : Michèle Faure
Collaboration : E-CHANGER

* Cette page est la première d’une série consacrée aux premiers mois de la gauche brésilienne au pouvoir.


Social en panne, dialogue en route


Quel impact a eu le désormais célèbre programme Faim zéro ?

Je crois que cette idée a surgi avant que l’on ait la capacité
réelle de la mettre en pratique. Pour le moment, même s’il est vrai qu’il
semble prendre corps, le programme n’a guère avancé et les espoirs qu’il a
fait naître dans de nombreux secteurs risquent d’être déçus. Le projet, s’il
reste inopérant, peut perdre de sa force. Sans compter que, malgré les
bonnes intentions, on constate un manque de coordination dans l’action
sociale du gouvernement. Il existe une bonne coordination dans les domaines
politique et économique, on observe des signes positifs en matière de
dialogue social, mais pas dans la politique sociale.


Le gouvernement est-il aussi populaire qu’à ses débuts ?

Sa popularité a faibli, mais peu. Lula propose deux très importantes
réformes. L’une est de nature fiscale et l’autre concerne la protection
sociale. Elles sont présentées comme devant réduire les privilèges de la
minorité, élargir le marché du travail et entraîner des améliorations
sociales. Mais il y a des contradictions. Par exemple, le versement d’une
retraite minimum aux travailleurs ruraux de plus de 60 ans est l’un des
mécanismes les plus cohérents et les plus efficaces de redistribution du
revenu et de la richesse. Son extension serait bien plus positive que n’
importe quelle autre mesure. Mais elle n’est pas réellement prévue. Le
programme Faim zéro réussira s’il est lié à l’approfondissement de la
réforme agraire, à la redistribution du revenu et d’autres mesures
structurelles qui induisent le changement.


Trouvez-vous que le panorama est un peu sombre ?

Je dirais plutôt que la réalité économique et sociale est complexe
et semée de risques. Je voudrais cependant évoquer, dans ce bilan, des
éléments très positifs. Je veux parler de l’extraordinaire capacité du
président à dialoguer avec tous les secteurs sociaux. Par exemple, il tient
des réunions avec les gouverneurs de tous les Etats, quelle que soit leur
appartenance politique. Trois rencontres ont déjà eu lieu en six mois.
Personne avant lui n’avait eu cette initiative. On peut aussi évoquer la
création du CES, qui rassemble entre 80 et 90 personnes. Une moitié est
formée des représentants de l’entreprise privée et l’autre prioritairement
de syndicats, mais aussi d’autres secteurs, comme le Mouvement des sans
terre (MST). J’y participe en tant que représentant des ONG. Lula préside
les rencontres mensuelles de ce Conseil, dont la diversité est véritablement
impressionnante et où il se passe des choses très intéressantes. Les
représentants des divers secteurs doivent discuter ensemble, et non de façon
bilatérale, ou sectorielle, comme cela se faisait dans la culture politique
qui prédominait auparavant. Le troisième exemple, c’est le processus d’
élaboration collective du Plan pluriannuel.


De quoi s’agit-il ?

C’est un plan de gouvernement qui s’élabore grâce à des audiences
publiques dans chaque Etat. Y participent environ 200 leaders locaux du
mouvement social ou de l’entreprise privée, soit 5000 dirigeants dans tout
le pays. L’idée est de définir les axes de l’action gouvernementale. Chaque
ministère mène le même débat avec les représentants de son secteur.


Ces instances ont-elles un pouvoir de décision ?

Elles sont consultatives. Mais cela manifeste une volonté de changer
la façon de prendre les décisions politiques. Elles sont l’expression des
valeurs du PT, de ses expériences (tel le budget participatif) et
enrichissent cette dynamique de dialogue. En plus, tout le monde est bien
conscient qu’on ne peut pas jouer avec l’idée de participation. On peut
réunir deux ou trois fois une instance consultative, mais s’il n’y a pas de
répercussions, si ses réflexions ne sont pas prises en compte, le mécanisme
s’affaiblit. Tout le monde est très attentif à cela. Ce mécanisme de
dialogue est un grand espoir à mes yeux. Ces instances ouvrent le cadre de l
’Etat, consolident la capacité de lutter pour gagner plus d’espaces,
défendre des positions correspondant davantage aux revendications de la
base. Elles peuvent représenter un instrument pour que l’actuel gouvernement
de Lula, de centre gauche, se saisisse davantage des propositions de la
gauche, dans la mesure où se renouvellent les pressions depuis la base de la
société... SFi


Leadership latino


Y a-t-il d’autres points positifs à l’actif du gouvernement ?

La politique internationale. Lula s’est montré très habile,
indépendant, et cela lui permet d’exercer un certain leadership. Rappelons
qu’il a un poids indéniable, surtout en Amérique latine.


Mais on comprend, à quelques signes, que Lula serait prêt à discuter
de la Zone de libre-échange des Amériques (ZLEA) ?

Lula n’a jamais dit qu’il s’opposerait à la création de la ZLEA. En
outre, le PT n’a pas participé en tant qu’organisation à la grande campagne
du plébiscite contre la ZLEA, en 2002. Ce sont des acteurs sociaux, tels le
MST, les communautés ecclésiales, certains secteurs du parti et les ONG qui
l’ont menée à bien. La proposition du gouvernement est de renforcer et d’
étendre le MERCOSUR (Marché commun du Cône Sud, ndlr) et de commencer à 
négocier la ZLEA en imposant des conditions qui ne portent préjudice ni au
Brésil ni à la sous-région. Il ne faut pas perdre de vue les très fortes
pressions exercées par Washington. Les USA sont le premier partenaire
commercial du Brésil.


Comment se situer en tant que dirigeant populaire dans cette phase
complexe ?

Je pense qu’il faut pratiquer une opposition critique engagée. C’est
là un dilemme et un défi pour les différents secteurs sociaux.
 »Une opposition critique et engagée, cela veut dire qu’il faut agir
pour gagner une position hégémonique dans le gouvernement afin de peser dans
le sens du changement. Mais sans le déstabiliser. Le grand danger, à mes
yeux, c’est que les gens concluent de cette étape complexe que la gauche est
incapable de diriger le pays ou que le retour de la droite au pouvoir est
nécessaire. J’insiste sur le fait qu’il faut s’engager sur le terrain de la
politique institutionnelle pour avancer vers le changement, pour que le
gouvernement entende et réponde aux revendications de la majorité. Avec l’
idée d’un processus durable, qui permette au peuple de mettre à profit ces
quatre ans de gouvernement pour avancer dans son organisation, dans son
niveau de conscience, dans la perspective des changements de fond. SFi


Boff : « Lula n’a pas changé de camp, seulement de tranchée »


Figure reconnue de la théologie de la libération, écrivain, conseiller
des mouvements populaires brésiliens, Leonardo Boff est également un ami
très proche du président Lula. Sa réflexion enrichit la lecture de l’étape
complexe par laquelle passe le Brésil.

« Lors du Sommet de la Terre de Rio de Janeiro, en 1992, se souvient
Leonardo Boff, sous la pression des autorités du Vatican qui participaient à 
cet événement, j’ai dû prendre une décision douloureuse : abandonner la
prêtrise et prendre de moi-même l’état laïc. Je ne voulais pas qu’un de mes
grands amis apprenne ma décision par les journaux. Je suis donc allé le voir
à son hôtel pour la lui annoncer. » Cet ami, venu à Rio pour participer au
Sommet, n’était autre que Fidel Castro, qui a immédiatement demandé : « Mais
tu vas continuer à défendre l’option pour les pauvres et leur libération ? »
Je lui ai répondu par un oui catégorique, car l’option pour les pauvres est
une option de vie. Fidel Castro a alors fait la réflexion suivante : « Il y a
des moments dans la vie où il faut changer pour continuer à être soi-même. »

C’est ce vécu qui permet à Leonardo Boff de répondre avec une extrême
humanité aux questions qui lui sont faites sur l’action de Luiz Inacio
« Lula » da Silva à la tête du plus grand pays latino-américain. « Le président
Lula a changé, comme il l’a reconnu lui-même, car la vie a changé. Avant, il
était dans l’opposition ; il est désormais au pouvoir, toujours inspiré par
les choix de fond du parti, de la coalition qui l’a porté au gouvernement.
Toujours attentif à la réalité concrète... Or celle-ci est complexe,
contradictoire et soumise aux impondérables des politiques mondiales que l’
on ne peut ignorer si l’on veut survivre. Gouverner dans un tel contexte, c’
est se mouvoir dans une réalité remplie d’incertitudes et de virtualités qui
exigent que l’on soit capable d’apporter des réponses dans des conjonctures
nouvelles, d’être flexible et de changer afin de continuer dans la même
direction, le sauvetage du Brésil. »


TITANIC BRÉSILIEN

L’action de Lula au cours de ces premiers mois est-elle cohérente ?
Tout dépend de ce que l’on appelle cohérence : « La cohérence est la
concordance entre la théorie et la pratique, la tête et les mains. Mais
entre la tête et les mains, il n’existe pas de passage direct. Au contraire,
elles sont immergées dans une situation complexe, où acteurs et facteurs ont
chacun leur logique et leur force propres ; et la tête ne peut pas les
contrôler. Celui qui ne prend pas en compte ces facteurs réduit la réalité à 
la taille de sa tête. C’est ce que fait le fondamentalisme, ce que fait
toute pensée autoritaire. »

Il poursuit : « Des cercles proches du gouvernement expliquaient il y a
peu que Lula avait hérité d’un déluge et d’un Titanic, que le président
faisait d’immenses efforts pour transformer le Titanic en un
transatlantique, qu’il tentait maintenant de lui faire prendre la direction
pour laquelle il a été élu, mais que cela prend du temps. » Et M. Boff lui
fait totalement confiance : « Le président Lula a changé pour rester le même.
Il n’a pas changé de camp : il mène toujours la même bataille, il a juste
changé de tranchée. » SFi


Source : Le Courrier



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