Le Courrier, samedi 15 Décembre 2007.
Corne de l’Afrique - Mogadiscio se vide. Médecins sans frontières sonne l’alarme mais écarte toute intervention militaro-humanitaire.
Lorsque la docteure Hawa Abdi a ouvert une clinique au nord-ouest de Mogadiscio, le paysage était presque vide. Aujourd’hui, plus de 200 000 déplacés s’entassent le long des vingt kilomètres de la route qui mène de la capitale somalienne à la petite ville d’Afgooye. Les habitants de Mogadiscio continuent de fuir les combats acharnés qui opposent depuis des mois les insurgés islamistes au gouvernement de transition soutenu à bout de bras par les forces éthiopiennes.
« Mogadiscio se vide, témoigne Hawa Abdi. Les gens n’ont pu emmener que leurs enfants. Ils s’installent dans des abris de fortune au bord de la route. Ils n’ont ni argent, ni perspective de travail, ni espoir. » La médecin n’est pas la seule à dépeindre un tableau aussi sombre. « Depuis mon premier voyage il y a six mois, la violence, la pression et les intimidations de toutes sortes contre les civils ont clairement empiré », a relaté John Holmes, le chef du Bureau de coordination de l’assistance humanitaire de l’ONU (OCHA), après une visite éclaire le 3 décembre sur la route d’Afgoogye, « probablement la plus grande concentration de déplacés au monde ».
Alerte rouge
Déjà affaiblie par les affrontements et les pénuries de Mogadiscio, la population des camps vit « dans des conditions déplorables », alerte la section suisse de Médecins sans frontières (MSF), présente sur place depuis le mois d’avril. Le taux de mortalité des enfants de moins de cinq ans est maintenant deux fois plus élevé (4,2 pour 10 000 et par jour) que le seuil d’urgence. La moitié des décès sont causés par de simples diarrhées. Rien de très surprenant vu le manque d’eau potable et d’installations sanitaires. Par contre, MSF s’explique moins le grand nombre de fausse couches, qui ne sont pas toutes causées par le traumatisme des violences et des bombardements subis dans la capitale.
« Revenez en Somalie ! »
« La communauté internationale doit absolument s’engager davantage pour empêcher un lent génocide, implore Hawa Abdi. Il ne suffit pas d’envoyer de l’assistance depuis les Etats voisins. Car, seulement un quart de l’aide parvient réellement aux populations. » Depuis seize ans, la Somalie vit sans Etat. Quand ce ne sont pas des pirates qui s’emparent des navires affrétés par l’ONU, les miliciens prélèvent leur part aux check points. Une centaine d’humanitaires étrangers opéreraient en permanence à l’intérieur du pays. Les autres font des allers-retours.
Trop dangereux ? Pas seulement, explique Pedram Yazdi, porte-parole du Comité internationale de la Croix-rouge (CICR) à Nairobi, au Kenya. « Les routes somaliennes sont tellement mauvaises qu’il est parfois plus facile d’acheminer de l’aide dans une zone reculée par avion depuis Nairobi. » Il assure que l’assistance du CICR arrive bien à ses destinataires. A Mogadiscio, le CICR s’appuie sur des chirurgiens somaliens expérimentés. En 2007, les deux hôpitaux soutenus par l’organisation ont soigné plus de 4000 blessés de guerre, deux fois plus qu’en 2006.
Face à la dégradation de la situation, l’OCHA - qui centralise les appels de fonds pour les agences onusiennes et certaines ONG - vient de réclamer 406 millions de dollars pour fournir une assistance humanitaire à 1,5 million de Somaliens l’an prochain. « Nous arrivons au bout de la logique qui consiste à renforcer les organisations locales », concède Dawn Elizabeth Blalock, porte-parole de l’OCHA à Nairobi. En 2008, l’ONU espère envoyer davantage de personnel sur le terrain.
Le précédent de 1992
« C’est très difficile de travailler en Somalie mais ce n’est pas impossible. A chacun de prendre ses responsabilités », estime Huub Verhagen, responsable des programmes à MSF. Alors qu’elle est présente à l’intérieur de la Somalie depuis seize ans, l’ONG a mis de longs mois avant de réussir à s’installer sur la route d’Afgooye. Les garanties de sa sécurité, dit-elle, ce sont son indépendance et sa neutralité plus quelques gardes du corps. Raison pour laquelle MSF se refuse catégoriquement à appeler à une nouvelle intervention militaro-humanitaire en Somalie. « Ce mélange des genres met en danger les humanitaires », juge Huub Verhagen.
Pour sa part, Hawa Abdi ne garde pas un mauvais souvenir du débarquement des boys étasuniens sur les plages de son pays. En 1992, l’opération « Restore Hope » (« Restaurer l’espoir ») avait mis un terme à la famine. L’année suivante, deux hélicoptères US étaient abattus en plein Mogadiscio et les cadavres de soldats traînés dans les rues, précipitant le retrait des Etats-Unis et de l’ONU à leur suite.
Laissée à elle-même, la Somalie a ressurgi dans l’actualité fin 2006. Le régime des tribunaux islamiques contrôlait tout le centre et le sud du pays avant d’être balayé par l’armée éthiopienne encouragée et conseillée par Washington. Les troupes éthiopiennes, honnies par les Somaliens, doivent progressivement être remplacées.
Mais sur les 8000 casques bleus promis par les pays africains, seuls 1600 soldats ougandais sont à pied d’oeuvre. Stationnés dans Mogadiscio, ils sont de plus en plus visés par les insurgés qui les accusent de parti pris en faveur du gouvernement de transition et des occupants éthiopiens.
Humanitaires et défenseurs des droits humains : pas le même combat
Les uns doivent faire profil bas pour accéder aux victimes, les autres ruent dans les brancards et accusent publiquement les fauteurs de guerre. Les humanitaires et les défenseurs des droits humains ne font pas toujours bon ménage. Pas de quoi se fâcher mais l’occasion d’en débattre. C’était jeudi dernier à l’initiative de Médecins sans frontières (MSF). « Vous partagez tous un certain idéalisme et êtes issus des mêmes milieux sociaux mais vos visions sont incompatibles », lance le journaliste US David Rieff. Les militants des droits humains voudraient changer le monde, alors que les humanitaires, en bons médecins, se contentent d’en alléger les souffrances. Quand les premiers appellent parfois à des sanctions internationales pour faire plier les gouvernements oppressifs, les seconds mettent en garde contre les effets immédiats sur les populations civiles.
Les frictions sont aujourd’hui évidentes au sujet du Darfour. Quelque 12 000 humanitaires travaillent dans la province soudanaise et Khartoum est mis sous pression par les puissances occidentales pour qu’il mette fin aux exactions.
Chacun son boulot, plaide Rony Brauman, l’éminence grise de MSF. « Si l’on n’y prend pas garde, les humanitaires deviennent vite l’avant-garde des militaires ». Et de dénoncer l’interventionnisme mêlant principes humanitaires et lutte contre les injustices du ministre des Affaires étrangères français Bernard Kouchner, son ancien compagnon à MSF. « Si on accepte cette conception, on ne peut rien redire à l’invasion de l’Irak à part peut-être qu’elle a été mal fichue », argue Rony Brauman. Avant d’être tant dévoyé par l’administration Bush, l’interventionnisme humanitaire avait été invoqué en Somalie avec l’opération « Restore Hope » (lire ci-dessus) ou par l’OTAN au Kosovo. Les défenseurs des droits humains sont-ils instrumentalisés ? « Amnesty International s’est dotée de critères tellement stricts qu’il est peu probable qu’elle appelle un jour à une intervention militaire », justifie Peter Splinter, le représentant de l’ONG londonienne à Genève.
Simon Petite
– Source : Le Courrier www.lecourrier.ch
L’agonie de la Somalie dans la morsure des éthiopiens, par Abdi Jama Ghedi.
Sombres pensées somaliennes en ce sale Noël 2006, par Igiaba Scego.
Dix raisons de soupçonner que "Sauver le Darfour" est une arnaque de relations publiques, par Bruce Dixon.