RSS SyndicationTwitterFacebook
Rechercher
Ao ! Espaces de la parole et Znet

La trajectoire du changement, Michael Albert

Je crois que nous avons un problème. De Seattle à Prague et San Francisco, nous avons mis en place un style militant qui demande des corrections de mi-parcours.

Quel est le problème, demanderez-vous ? Des milliers de personnes, courageuses et militantes, sont présentes dans ville après ville. La rencontre de Prague ne s’est-elle pas terminée un jour plus tôt que prévu ? Les laquais de l’argent ne s’enfuient-ils pas ? L’impact horrible de l’OMC, du FMI et de la Banque Mondial n’est-il pas mis au grand jour ?

Absolument. Mais notre but n’est pas seulement de faire beaucoup de bruit, d’être visible ou courageux, ni même d’apeurer les pires capitalistes au point de les forcer à raccourcir leurs rencontres. Notre but est de forcer des changements qui améliore la vie de millions de personnes. L’important n’est pas seulement ce que nous réussissons à faire en ce moment mais où nous allons. Gagner des " réformes non-réformistes " qui font avancer la justice demande une pensée stratégique.

Mais n’est-ce pas là ce que nous faisons ? N’avons-nous pas les stratégies permettant d’organiser ces grands événements malgré l’opposition ?

Oui mais pour mettre un terme au FMI et la Banque mondiale à court-terme et créer de nouvelles institutions à long-terme, nous avons besoin d’un nombre toujours croissant de supporters. Ces personnes doivent avoir une implication et une compréhension politique grandissante. Elles doivent être capables d’employer plusieurs tactiques qui attireront encore davantage de participants. Ces tactiques doivent aussi faire monter le coût social immédiat au-delà de ce que peuvent supporter les élites de façon à les faire plier. Voilà la logique de la dissidence : dresser des menaces toujours grandissantes aux programmes qui sont chers aux élites en augmentant notre nombre et en diversifiant nos tactiques jusqu’à ce que les élites cèdent à nos demandes. Ensuite, il faut en demander encore plus.

Si nous mettions correctement cette logique en pratique, de plus en plus de gens et de groupes se seraient joints à nos mouvements anti-globalisation (et autres) depuis Seattle. Nos activités auraient dû continuer à souligner ces grands événements lorsque les circonstances étaient appropriées pour faire grandir notre mouvement. Elles auraient aussi, par contre, mis l’accent sur une organisation plus locale et régionale dans des villes plus petites. En agissant plus localement, nos actions auraient pu rejoindre les gens qui sont incapables de voyager jusqu’à Los Angeles, Prague ou ailleurs. Certaines personnes font ces choses, bien sûr, mais elles ont besoin d’aide et ces tendances nécessitent plus de respect et de support.

Pourquoi notre nombre ne grandit pas autant que nous le voudrions ? Pourquoi des groupes ne se joignent-ils pas à nous aussi rapidement que nous le voudrions ? Pourquoi les événements militants ne se diversifient pas plus rapidement pour atteindre les petites localités ?

La réponse est en partie qu’il n’y a pas de critique de nos efforts. Après tout, le progrès prend du temps. Construire un mouvement n’est pas facile. Une autre partie (complémentaire) de la réponse est de remarquer qu’il y a bel et bien une certaine croissance rapide - par exemple la prolifération des projets Indymedia, offrant des nouvelles et des analyses alternatives. Les sites Indymedia couvrent maintenant presque 30 villes dans 10 pays, du jamais vu. Mais la croissance des Indymedia a lieu en raffinant l’implication de ceux et celles qui sont déjà très impliqués. Bien sûr ce n’est pas mauvais. C’est magnifique. Mais il s’agit de solidification interne, pas de croissance externe. De même, la préparation, la créativité, les connaissances et le courage de ceux qui manifestent sont impressionants et continuent de grandir. Mais cela non plus ne représente pas une croissance mais plutôt des liens et des idées de plus en plus solides entre les personnes déjà impliquées.

Laissez-moi tenter une analogie olympique, bien que légèrement tirée par les cheveux. Imaginez un marathon. Au départ, des milliers de coureuses et coureurs sont regroupés en une masse immense. Pourtant, bien que complètement mélangés au départ, tout le monde se fait compétition. Les coureurs plus rapides veulent s’échapper du grand groupe. Ils se détachent et accélèrent. Après un moment, des inégalités apparaissent même dans ce peloton de tête. Certains coureurs connaissent une meilleure journée, pour une raison ou pour une autre. Il ne se passera pas longtemps avant que ces coureurs veuillent se détacher à nouveau, cette fois du peloton de tête initial. Ils veulent élargir l’écart assez pour que ceux qui sont restés derrière perdent l’élan qu’ils avaient lorsque les coureurs plus rapides étaient là pour les inspirer ; exactement comme le groupe avait fait avec la grande masse peu après le départ. Éventuellement, le nouveau groupe de tête se scinde lui aussi. Les quelques coureurs qui se feront compétition dans le dernier droit se détachent d’un groupe de tête déjà minuscule.

Comme un marathon, bâtir un mouvement est un long parcours, demande de l’endurance et demande de surmonter des obstacles. Un grand nombre de personnes est impliqué et nous voulons gagner le plus rapidement possible. La vitesse à laquelle nous atteindrons notre objectif ultime est très importante et cela vaut aussi pour les victoires secondaires comme mettre fin à une guerre, mettre fin au FMI, augmenter les salaires ou gagner un écourtement de la journée de travail. Malgré tout, gagner des changement sociaux n’est pas une course habituelle, ou du moins ne devrait pas l’être. La logique de la victoire n’est pas de permettre à ceux qui se développent plus rapidement de laisser la majorité derrière pour passer les premiers la ligne d’arrivée. La seule façon de gagner la " course du changement social " et de faire avancer tout le groupe aussi vite que possible pour que tout le monde passe simultanément la ligne d’arrivée. Les militants les plus rapides, les meilleurs du groupe, doivent rester derrière afin de faire accélérer l’ensemble. Il ne s’agit pas d’aller aussi vite qu’ils le peuvent sans tenir compte du reste du groupe. Un léger écart entre les plus avancés et le reste, par exemple sous la forme d’activités exemplaires, peut être excellent mais l’écart ne devrait pas être trop grand.

Voilà donc notre problème actuel, tel que je le perçois. Il y a une déconnexion partielle entre nos militant les mieux informés et la majorité des gens qui sont insatisfait du statu quo mais qui sont inactifs ou qui commencent tout juste à s’impliquer. Cette déconnexion incite certains à s’impliquer énormément et à bien interagir entre eux au point de développer leur culture propre. Ils perdent toutefois contact avec d’autres qui deviennent des spectateurs à distance, regardant l’action ou s’en détachant complètement. Je donne parfois des conférences sur les campus et c’est peut-être là que la division est la plus facile à percevoir. Les militants ont une apparence complètement différente, ont des goûts différents, parlent différemment et sont en grande partie isolés du reste de la population plutôt que d’y être immergés. La même situation existe dans les communautés.

Bien sûr, plusieurs facteurs contribuent à cet état de fait. Aucun n’est facile à identifier précisément, sans parler de le corriger. Néamoins, un facteur pertinent ici est qu’au cours des mois qui ont suivis Seattle, la dissidence est devenue, pour plusieurs observateurs, synonyme de long voyages où l’ont vit des conditions difficiles. La dissidence est aussi devenue synonyme d’aller dans la rue dans le cadre d’actions militantes impliquant la désobéissance civile et d’autres tactiques parfois plus agressives et finalement de risquer l’arrestation et le mauvais traitement.

En n’importe quelle circonstance, tout cela est beaucoup demander aux gens mais c’est encore plus demander s’il s’agit de leur première expérience militante. Par exemple, combien de personnes, parmi celles participant à des événements comme Los Angeles et Prague, l’auraient fait si cela n’avait pas été le point culminant d’un long processus d’approfondissement de leur implication ? L’auraient-elles fait si, au contraire, elles avaient dû faire le saut d’un seul coup à partir d’une non-implication totale ? Pensez aux gens qui sont dans la trentaine ou plus et qui ont donc souvent de grandes responsabilités familiales. Pensez au gens qui ont un emploi et qui doivent le conserver de peur de faire subir de terribles conséquences à eux-même et leurs proches. Combien d’entre ces personnes feront les premiers pas de leur implication politique en se joingnant à une manifestation ayant ce genre d’aura ; une manifestation demandant une grande mobilité et comportant de grands risques ?

L’ironie dans tout cela est que l’efficacité de la désobéissance civile et des autres tactiques militantes ne vient pas de la Lune. Elle réside plutôt dans le lien entre ces pratiques militantes et un mouvement grandissant de dissidents dont plusieurs ne peuvent participer à ces tactiques mais en supporte la logique et progressent dans cette direction. Ce qui donne à la désobéissance civile et aux autre tactiques la force de soumettre les élites à nos demandes est la peur que ces événements n’annoncent une tempête encore plus grande. Mais s’il y a une (ou même plusieurs) manifestation pacifique de 2 000 ou même 10 000 personnes sans un support dissident plus grand et visible à partir duquel les gens qui manifestent peuvent se renouveller et même grandir, alors il n’y a pas risque de tempête.

En d’autres mots, la dissidence qui semble avoir atteint un plateau n’a pas de trajectoire vers l’avant et est donc gérable, peu importe la hauteur du plateau. La dissidence qui plafonne est une épine dans le pied que l’état peut contrôler avec des équipes de nettoyage ou la répression.

Par contre, une dissidence grandissante qui montre la capacité de continuer de grandir est plus menaçante et donc plus puissante, même si elle est plus petite. Les élites sont dans une situation très dangeureuse lorsque quelques milliers de personnes font de la désobéissance civile et qu’il y a dix ou vingt fois plus de personnes supportant ces militants dans des manifestations et des marches plus grandes. Toutes ces personnes repartent ensuite dans leur communauté pour organiser encore d’autres événements. A travers le contact personnel direct, des messages imprimés ou audiovisuels, des ateliers, des rallys et des marches, les gens passe d’un manque d’information à davantage d’information. Leur opinion passe d’un rejet des manifestations à un support et, lorsque les circonstances leur permettront, à s’y joindre. Une masse grande et croissante de gens dissidents limitent les options du gouvernement lorsqu’il fait face à la désobéissance plus militante. Tout cela n’est pas un plateau de la dissidence facile à gérer et à réprimer par les élites ; c’est une trajectoire de croissance dont les élites doivent s’inquiéter.

Il s’ensuit toutefois que si l’État réussi à créer une image dans laquelle les seules personnes qui devraient venir aux manifestations sont celles qui sont déjà convaincues ou du moins celles qui sont prêtes à faire face aux gaz, aux bâtons et aux " vacances forcées " alors nous ne trouverons pas dans ces manifestations de parents avec leurs enfants en poussettes, ou de personnes âgées dont les yeux et les os ne supporteraient pas de courir à travers le gaz lacrymogène, ou de jeunes adultes gardés à la maison par des parents qui s’inquiètent pour leur santé, ou un travailleur moyen incapable de risquer une période indéterminée hors du boulot. Ajoutez à tout cela le manque de moyens locaux pour manifester leurs inquiétudes et développer leurs opinions et leurs allégeances et le mouvement est forcé à plafonner.

Donc le problème que nous avons est une déconnexion opérationnelle entre le mouvement et certaines façons de manifester ; entre le mouvement et le public non-impliqué mais potentiellement réceptif. Je sais que cette évaluation de la situation semblera sévère à certains même j’y mets un bémol en reconnaissant tout ce qui a été accompli et que je reconnais qu’il y a même de l’énergie dépensée à régler ces problèmes précis. Mais même avec ces exceptions exemplaires, il est important de souligner que ces questions ont besoin de plus d’attention.

Prenez par exemple l’internet. C’est un outil puissant et utile à notre travail de plusieurs façons. Mais avec l’internet, nous communiquons principalement avec les gens qui veulent déjà entendre ce que nous avons à dire. Ils viennent sur nos sites et s’abonnent à nos listes de diffusion parce qu’ils font déjà partie du mouvement. Autrement, comment aurait-ils su où nous trouver ? C’est la même chose qu’avec un magazine imprimé ou une émission radio que nous pourrions avoir dans notre arsenal d’institutions de gauche. Seulement ceux et celles qui s’abonnent ou qui nous écoutent régulièrement entendent notre message parce qu’ils savent déjà qu’ils veulent nous entendre. Je ne dis pas que c’est mauvais. C’est certainement bien et j’ai moi-même passé une bonne partie de ma vie à travailler sur de tels projets dont je sens qu’ils font partie de l’avancement de notre conscience, nos idées, notre solidarité et notre implication. Ils font aussi partie du raffinement de nos méthodes et de nos programmes, et nous aident à nous équiper et nous ré-équiper pour accomplir nos tâches. Le problème est que, pour revenir à l’analogie de tout à l’heure, si tout cela est fait sans mettre aussi en priorité des activités plus humaines, face à face, cela peut faire de nous, intentionnellement ou non, un petit groupe qui se détache des gens avec qui nous tentons de communiquer.

Une autre façon de s’organiser est d’aller explicitement sur le terrain pour parler aux gens. Le but n’étant pas de solidifer et d’intensifier les connaissances et l’engagement de ceux qui parlent déjà notre langage et partagent nos objectifs mais de rejoindre les gens qui ont une opinion différente de la nôtre. C’est ce qui se passe lorsque nous donnons des dépliants, que nous donnons de l’information ou faisons du théatre de rue dans des endroits publics. C’est ce qui se passe lorsque nous organisons des marches publiques, des ateliers et que nous n’envoyons pas seulement des courriels à ceux qui veulent déjà venir mais en plus, en priorité, nous allons de porte à porte dans nos quartiers ou sur nos campus pour demander aux gens de venir aux événements. On peut les convaincre en les cajolant, en les incitant ou même en les pressant de venir. Cette interaction en face à face avec des gens qui ne sont pas déjà d’accord avec nous, ou même qui sont en profond désaccord avec nous, est au cur de la construction d’un mouvement. C’est plus difficile et plus angoissant que de communiquer avec ceux qui partagent nos opinions, bien sûr, mais c’est encore plus important.

Dans la mesure où ce travail touchera, convaincra et retiendra de nouvelles personnes dans nos mouvements, celui-ci doit leur offrir des façons de garder le contact, soutenant et faisant graldir ainsi leur intérêt initial. Si l’objectif final d’une conversation en face à face à propos du FMI, par exemple, est que nous demandions à quelqu’un de voyager 500, 1000 ou 5000 kilomètres pour participer à une manifestation, dormir sur un plancher ou ne pas dormir du tout et descendre dans la rue dans un contexte où ils s’attendent, à tort ou à raison, à recevoir des gaz lacrymogènes, à se faire arrêter et à passer une longue période en détention loin de leur travail et de leurs enfants, peu de gens nouveaux voudront participer. Par contre, s’il ne s’impliquent pas immédiatement, s’il n’y a pas d’activités significatives auxquelles participer, il n’y a aucune façon de garder contact avec la communauté de militants qui a piqué leur intérêt. Le résultat est que leur colère se dissipera probablement dans la routine de la vie quotidienne et des médias. Ainsi, sans mécanismes pour préserver et renforcer l’impact initial, les nouveaux arrivants ne prennent pas racine. Nous planifions la prochaine manifestation, nous y allons et nous célébrons avec les même personnes que lors de la manifestation précédente.

Je pense que ce tableau, avec plusieurs variantes, montre un problème majeur qui empêche nos efforts, aussi impressionnant aient-ils été, d’être non seulement impressionnant mais irrésistiblement puissant et victorieux. Je pense donc que plus d’attention doit être accordée à étendre et raffiner nos programmes, pas à éliminer les tactiques plus militantes - pas du tout - mais à leur donner plus de signification et de force en incorporant plus de contact avec des gens nouveaux, plus d’événements et d’activités d’introduction et aussi plus de moyens locaux pour une implication continuelle des gens qui commencent tout juste à s’intéresser à la dissidence. Le tout, bien sûr, relié aux efforts nationaux et globaux d’un mouvement pour le changement.

traduction Jean-René David

Cette traduction a d’abord été publié sur le site de Ao ! Espaces de la parole dans le site que la revue réalise en commun avec Znet
Le titre de l’article original est The Trajectory Of Change


URL de cet article 57
   
Même Thème
Comment la mondialisation a tué l’écologie
Aurélien BERNIER
Le débat scientifique sur la réalité du changement climatique a ses imposteurs. Mais, en matière d’environnement, les plus grandes impostures se situent dans le champ politique. Lorsque l’écologie émerge dans le débat public au début des années 1970, les grandes puissances économiques comprennent qu’un danger se profile. Alors que la mondialisation du capitalisme se met en place grâce à la stratégie du libre échange, l’écologie politique pourrait remettre en cause le productivisme, (…)
Agrandir | voir bibliographie

 

"L’un des grands arguments de la guerre israélienne de l’information consiste à demander pourquoi le monde entier s’émeut davantage du sort des Palestiniens que de celui des Tchétchènes ou des Algériens - insinuant par-là que la raison en serait un fonds incurable d’antisémitisme. Au-delà de ce qu’il y a d’odieux dans cette manière de nous ordonner de regarder ailleurs, on peut assez facilement répondre à cette question. On s’en émeut davantage (et ce n’est qu’un supplément d’indignation très relatif, d’ailleurs) parce que, avant que les Etats-Unis n’envahissent l’Irak, c’était le dernier conflit colonial de la planète - même si ce colonisateur-là a pour caractéristique particulière d’avoir sa métropole à un jet de pierre des territoires occupés -, et qu’il y a quelque chose d’insupportable dans le fait de voir des êtres humains subir encore l’arrogance coloniale. Parce que la Palestine est le front principal de cette guerre que l’Occident désoeuvré a choisi de déclarer au monde musulman pour ne pas s’ennuyer quand les Rouges n’ont plus voulu jouer. Parce que l’impunité dont jouit depuis des décennies l’occupant israélien, l’instrumentalisation du génocide pour oblitérer inexorablement les spoliations et les injustices subies par les Palestiniens, l’impression persistante qu’ils en sont victimes en tant qu’Arabes, nourrit un sentiment minant d’injustice."

Mona Chollet

© Copy Left Le Grand Soir - Diffusion autorisée et même encouragée. Merci de mentionner les sources.
L'opinion des auteurs que nous publions ne reflète pas nécessairement celle du Grand Soir

Contacts | Qui sommes-nous ? | Administrateurs : Viktor Dedaj | Maxime Vivas | Bernard Gensane
Le saviez-vous ? Le Grand Soir a vu le jour en 2002.