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Comment conduire le char de Jaggernaut* de l’AGCS

Par Erik Wesselius. Corporate Europe Observatory / Gatswatch. Traduction. Stan Gir. coorditrad@attac.org traducteurs bénévoles.

Selon la Commission européenne, l’Accord général sur le commerce des
services (AGCS) n’est pas seulement "quelque chose qui existe entre
les gouvernements" : c’est d’abord et avant tout un "instrument au
service du milieu des affaires". Et cela n’est pas un hasard. L’accord
AGCS de 1994 n’aurait jamais été signé sans presque vingt années de
pressions intenses de la part de l’industrie américaine des services.
La Commission européenne semble être à l’origine des négociations
actuelles en vue d’étendre et d’approfondir l’AGCS, en étroite
coopération avec les grands groupes européens de l’industrie des
services.

Les parrains de l’AGCS

La Coalition américaine des industries de services (USCSI) est de
toute évidence le principal groupe de pression mondial de l’industrie
des services. Ses origines remontent au milieu des années 1970, quand
les sociétés de services financiers American International Group,
American Express et Citicorp voulaient améliorer leur accès à certains
marchés très strictement réglementés, surtout dans le Sud-Est
asiatique. Ils considéraient alors que le fait d’inclure le "commerce
des services" dans l’Accord général sur les tarifs douaniers et le
commerce (GATT), l’ancêtre de l’Organisation mondiale du commerce
(OMC), serait un excellent outil pour conquérir un droit d’entrée sur
ces marchés.

Après avoir imposé les "services" au programme des négociations sur le
commerce mondial dès la première moitié des années 1980, la Coalition
américaine des industries de services collabora étroitement avec les
négociateurs américains tout au long de "l’Uruguay Round" (1986-1994).
Comme le reconnut plus tard le président de l’USCSI, Harry Freeman, "à 
la fin du Round, nous avons sans cesse amplifié nos pressions. Nous
disposions d’environ 400 personnes pour représenter les entreprises
américaines. Il y avait peut-être 4 Canadiens, et aucun représentant
des entreprises des autres pays. La façon dont le gouvernement
américain soutient ses entreprises n’a pas d’équivalent dans le
monde."

Les PDG à la barre

Bien qu’en 1994, l’accord AGCS ait créé un cadre multilatéral pour la
libéralisation du commerce des services voulue par les grands groupes,
des éléments importants faisaient encore défaut. En particulier, les
demandes américaines d’accès aux marchés financiers n’ayant pas encore
été acceptées, il ne comportait aucun accord sur les services
financiers. Une tentative en vue d’obtenir une annexe à l’AGCS
concernant les services financiers eut lieu en 1995, mais échoua suite
à l’abandon des négociations par les Etats-Unis. Toutefois, un accord
dans ce domaine était de toute évidence dans l’intérêt de l’industrie
des services financiers, donc des Etats-Unis et de l’Europe.

Conscients des intérêts du milieu des affaires, le gouvernement
américain, la Commission européenne et le Secrétariat de l’OMC ont
activement recherché le soutien des PDG des industries de services
financiers pour faire aboutir les négociations. Au printemps 1996, le
"Groupe des leaders financiers" (Financial Leaders Group), composé de
PDG, de présidents ainsi que de responsables financiers à un niveau
plus modeste, constitua un groupe de travail immédiatement
opérationnel.

Selon Bob Vastine, de l’USCSI, "ce groupe se mit d’accord non
seulement sur ce qu’il chercherait à obtenir lors des négociations, et
sur la liste des principaux pays devant faire des concessions, mais il
définit aussi précisément les barrières qui devraient être levées.
Cette belle unanimité démontra aux autres gouvernements que la
communauté financière des Etats-Unis et de l’Union européenne voulait
obtenir une libéralisation significative et que, par conséquent, les
négociateurs devaient coopérer dans ce sens. Cette stratégie a été un
succès."

De plus, les PDG du "Groupe des leaders financiers", en particulier
ceux des compagnies américaines, ont joué un rôle décisif dans les
dernières heures de la négociation, en décembre 1997 à Genève. La
conclusion de l’Accord sur les services financiers de l’OMC, qui
élargissait l’accès des compagnies de services financiers américaines
et européennes aux marchés de l’Europe centrale et de l’Est, de l’
Asie, de l’Afrique et de l’Amérique latine, récompensa les deux années
de lobbying du "Groupe des leaders financiers".

L’idée de Brittan

Le rôle décisif joué par le "Groupe des leaders financiers" pendant
les négociations de 1997 à l’OMC impressionna profondément le
commissaire européen au Commerce, Leon Brittan. Il avait également été
frappé par le rôle important joué par la Coalition américaine des
industries de services dans la négociation des objectifs lors de l’
Uruguay Round. Dès le début de la préparation des négociations pour l’
AGCS 2000, Brittan décida donc de créer un groupe de pression européen
des industries de services comparable à l’USCSI et s’inspirant des
méthodes de travail du "Groupe des leaders financiers" pour assister
les négociateurs européens.

Ainsi, dès 1998, Leon Brittan demanda à Andrew Buxton - qui avait été
une des figures de proue du "Groupe des leaders financiers" - de
former un groupe de pression pour les industries de services
européennes. A l’occasion de la réunion d’ouverture du Forum européen
des qervices (ESF), le 26 janvier 1999, le commissaire Brittan
explicita le rôle qu’il entendait attribuer à cette nouvelle
organisation : "Je suis à votre disposition pour écouter quels sont
vos objectifs et vos priorités en matière de libéralisation [.]. Je
compte sur votre appui et sur vos interventions, au niveau des
compagnies et de leurs dirigeants comme au niveau des fédérations
nationales ou européennes, afin qu’il nous soit possible de raffiner
nos stratégies et de fixer clairement des objectifs prioritaires de
négociation qui permettront le développement international des
affaires en matière de services."

En septembre 1999, Robert Madelin, un haut fonctionnaire à la
Direction générale du commerce, déclara à une audience composée d’
hommes d’affaire britanniques : "La Commision européenne est
convaincue de la nécessité de coopérer non seulement avec les experts
des administrations nationales, mais aussi directement avec les
industries européennes. Nous comptons beaucoup sur le Forum européen
des services [.]. Nous attacherons autant d’importance à son avis qu’à 
celui des représentants des Etats membres dans la formulation de nos
objectifs."

Le Corporate Europe Observatory a réuni des preuves indiquant de façon
claire que l’ESF a en fait développé des structures de relations
privilégiées entre les négociateurs de la Commission européenne à l’
AGCS et les industries de services européennes. En fait, l’ESF a joué
un rôle déterminant dans la formulation des listes de demandes
imposées au dernier moment aux Etats membres de l’UE à l’occasion d’
une procédure accélérée, entre avril et juin 2002.

Demandes et offres à l’AGCS : un débat ouvert est nécessaire

Lors de la conférence ministérielle de Doha, les Etats membres de l’
OMC se sont fixé des échéances pour la présentation des requêtes
bilatérales (30 juin 2002) et des offres correspondantes d’engagements
en vue de libéraliser le commerce des services. La préparation des
requêtes a été menée de façon peu transparente et complètement
déséquilibrée. Dans l’Union européenne mais également dans les pays de
l’OCDE, les gouvernements et les entreprises privées ont étroitement
collaboré à la préparation des listes de requêtes alors que les
syndicats, les Parlements et les ONG ont été complètement exclus de
cette discussion.

Le débat sur l’intervention des entreprises privées dans les coulisses
des négociations de l’AGCS s’est développé au printemps 2002, à l’
occasion d’une "fuite" vers des ONG d’informations sur les projets de
requêtes de l’Union. Ces projets contenaient des demandes détaillées à 
29 pays membres de l’OMC d’appliquer les règles de libre-échange de l’
AGCS à un éventail important du secteur des services incluant l’eau, l
’énergie, les transports, le tourisme, la construction et la
distribution. Les requêtes adressées à des pays comme l’Indonésie, les
Philippines et la Colombie ne servent pas le développement de ces pays
mais les intérêts des industries de services basées en Europe.

La Commission européenne avait prévu de tenir secrets ces documents,
même après leur approbation par les Etats membres du "Comité 133" sur
les services, ainsi que le chef de cabinet de Pascal Lamy, Pierre
Defraigne, l’avait déclaré quelques semaines avant la "fuite" : "La
liste des requêtes ne peut être et ne SERA PAS rendue publique." Mais,
bien entendu, cette recommandation ne valait pas pour les entreprises.
Le 22 octobre 2001, la Commission précisa, dans une note à Pascal
Kerneis, directeur de l’ESF : "Nous accueillerons très favorablement
toute contribution des entreprises à cet exercice, tant en ce qui
concerne la définition des problèmes que sous forme de requêtes
spécifiques. Sans la contribution de l’ESF, cet exercice risque de n’
être qu’intellectuel." La Commission revient sur cette proposition
dans un memo daté du 14 mars 2002, dans lequel elle met l’accent sur
"l’importance qu’il y aurait à recevoir dans les jours prochains toute
contribution éventuelle (de l’ESF) car la requête finale sera
transmise aux Etats membres très prochainement."

Ces documents illustrent avec quelle insistance la Commission
européenne a recherché l’aide de l’ESF pour formuler sa position dans
les négociations de l’AGCS. Cela fait ressortir combien le point de
vue des entreprises peut prévaloir sur celui des Etats membres. Par
ailleurs, les représentants de la société civile, y compris les
syndicats, n’ont eu aucune occasion de présenter le leur. La
Commission n’a pas davantage répondu au large éventail des inquiétudes
exprimées depuis le début des négociations de l’AGCS en février 2000,
si ce n’est pour les dénier comme fausses et exagérées.

Les groupes qui ont fait campagne dans l’Union européenne contre le
programme de l’AGCS n’ont cessé de réclamer que les négociations
correspondantes soient transparentes ainsi que la suppression des
liens existant entre la Commission européenne et l’ESF. Mais au jour
où cet article était écrit (décembre 2002), aucune de ces demandes n’
avait été satisfaite. Bien que des résumés des requêtes reçues et
exprimées lors de l’AGCS aient été publiés, cela ne correspondait pas
et de loin au niveau de transparence qui aurait pu permettre un débat
bien informé sur le programme des négociations de l’AGCS en Europe.

L’influence des entreprises sur les négociations de l’AGCS ne s’est
pas limitée à l’Union européenne et aux Etats membres de l’OMC mais a
constitué un phénomène général, particulièrement dans les pays
possédant un secteur des industries de services bien développé. Bien
que la prise en compte des intérêts des entreprises par les
gouvernements puisse parfois être utile et justifiée, le fait de
privilégier une telle coopération n’a pas sa place dans un processus
démocratique de définition des politiques.

La crise qui frappe ainsi les méthodes traditionnelles appelle la
création d’un modèle nouveau de définition des politiques et des
règles internationales dans une économie globalisée. La toute première
priorité devrait être réservée au développement de mécanismes
démocratiques et équilibrés permettant la participation de la société
civile à la préparation de la politique commerciale. La politique
commerciale internationale devrait être repensée et réorientée de
façon à servir l’intérêt commun et à poursuivre un développement
soutenable.

* Jaggernaut est l’incarnation du dieu hindou Vishnou en tant que
seigneur de l’univers. De grandioses processions de chars l’honorent
chaque année. (N.d.l.R.)

Première publication. Red Pepper - janvier 2003
Contact pour cet article : erik@corporateeurope.org

Source : COURRIEL D’INFORMATION ATTAC (n°396)du mardi 14/01/03


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