RSS SyndicationTwitterFacebookFeedBurnerNetVibes
Rechercher
Collectif Les mots sont importants

"Ma chanson leur a pas plu » : à propos de l’émission « Ripostes », et d’un certain verrouillage du débat public en général et du débat sur l’immigration en particulier

Vendredi dernier, j’ai reçu un coup de téléphone qui m’a quelque peu perturbé. L’assistante de Serge Moati, interressée par certains de mes articles qu’elle avait lus sur internet, m’invitait à participer, le mercredi suivant, à l’enregistrement d’un débat d’une heure pour l’émission « Ripostes », autour des questions suivantes : « Le modèle français d’intégration est-il en crise ? » et « Y a-t-il une tentation du repli communautaire ? ». Elle me précisa que les autres participants seraient le dirigeant d’une association d’entrepreneurs noirs-africains, l’historien Benjamin Stora, le député de droite Yves Jégo, le président de SOS Racisme Malek Boutih et enfin Jean-Pierre Chevènement, qu’on ne présente plus… Je lui répondis que j’avais des choses à dire sur ces questions (et sur leur formulation), que la proposition m’intéressait, mais que la composition du plateau et les conditions du débat me semblaient difficiles ; je lui demandais donc de m’accorder deux jours de réflexion, ce qui ne lui posa pas de problème.

Après m’avoir fixé un rendez-vous téléphonique pour le lundi suivant à 11h, l’assistante de Serge Moati me demanda, à titre d’information, de lui dire en deux mots ce que m’inspirait le sujet de l’émission. Je lui répondis ceci : il n’y a pas de problème d’intégration, il n’y a qu’un problème de racisme et de discrimination. Par conséquent, si repli communautaire il y a, celui-ci n’a rien de « culturel » ou d’ « ethnique » : c’est un réflexe de défense parfaitement légitime, de la part de personnes qui sont constamment agressées, stigmatisées ou discriminées. Lorsqu’on est regardé comme des parasites, des bêtes curieuses, des « sauvageons » ou des intégristes, il est normal qu’on finisse par préférer rester entre soi.

J’ajoutais que le mot intégration, ce mot vide de sens, ne servait qu’à une seule chose : éviter de parler de racisme et de discrimination. En effet, parler d’intégration, c’est situer le problème au niveau de la population immigrée, alors qu’on ferait mieux de regarder du côté de la société française, et des mécanismes d’exclusion et de domination qui la traversent. J’évoquai par exemple la discrimination légale : un tiers des emplois sont interdits aux étrangers non-européens, soit un tiers de « préférence européenne ». J’évoquais la discrimination raciale sur le reste des emplois, illégale mais parfaitement tolérée : le taux de chômage des jeunes de 20 à 29 ans dont les deux parents sont nés en Algérie est de 40%, soit quatre fois plus que celui des autres jeunes du même âge... Quant à la réponse institutionnelle, elle n’est pas vraiment à la hauteur du problème : dix condamnations par an, et un numéro vert pour les victimes…

« Vous pensez donc que le modèle français d’intégration est en panne ? » me demanda l’assistante de Serge Moati. Je lui répondis que non, car parler de « panne » suppose qu’il fut un temps où ce « modèle français » a « fonctionné », en tout cas mieux qu’aujourd’hui, ou différemment. Or, il n’en est rien : être un Algérien en France n’était pas plus facile il y a vingt, trente ou quarante ans qu’aujourd’hui, et même les Italiens, les Polonais ou les Arméniens ont eu, dans le passé, à subir la xénophobie, le mépris et la discrimination.

Je m’en suis tenu là , conscient qu’un discours d’apparence trop « radicale » pouvait effrayer mon interlocutrice. Après tout, me disais-je après avoir pris congé d’elle, il serait toujours temps, une fois sur le plateau, d’aller un peu plus loin, et notamment de poser frontalement la question de la composition de ce plateau : pourquoi inviter dans un « débat contradictoire » Jean-Pierre Chevènement et Malek Boutih, dont le regard et le discours sur l’immigration et les banlieues sont identiques et interchangeables ? Et pourquoi les immigrés et leurs enfants ne sont-ils pas invités ? Pourquoi sont-ils toujours objets et non sujets de discours ? Pourquoi, par exemple, des sans-papiers n’auraient-ils pas quelque chose à nous apprendre sur le « modèle français d’intégration », ou sur leur supposé « repli communautaire » ? Pourquoi le « débat public » sur les immigrés et leurs enfants met-il hors-jeu les associations de terrain qui font de la politique au sens noble du terme, comme les Motivés, le Mouvement de l’Immigration et des Banlieues, Agora-divercité, Bouge qui bouge et tant d’autres ? Pourquoi fait-on mine de croire que la personne de Malek Boutih suffit à « représenter » la « jeunesse issue de l’immigration », alors que nombreux sont ceux qui ne se reconnaissent pas dans son discours sécuritaire ?

Je m’étais bien gardé, également, d’effrayer mon interlocutrice avec une liste exhaustive des violences qui sont faites aux immigrés ou à leurs enfants : privation du droit de vote, double peine, contrôles au faciès, tabassages ou crimes policiers, qui touchent presque toujours des jeunes noirs ou arabes. Mais une fois sur le plateau, il me faudrait parler…

Enfin, je m’étais bien gardé de manifester la moindre animosité à l’égard des autres invités, même si intérieurement je n’en pensais pas moins, et même si, dans un accès de ressentiment et de mégalomanie, il me prenait l’envie d’être le grand Vengeur, celui qui allait enfin faire payer à Malek Boutih et Jean-Pierre Chevènement tout le mal qu’ils ont fait. Car il fallait que cela soit dit : lorsqu’on est président d’une association qui s’appelle SOS racisme, c’est de la double peine qu’il faut parler, des « emplois réservés », du droit de vote des étrangers, des contrôles au faciès, des violences policières ; or, sur tous ces sujets, on n’entend pas Malek Boutih. En revanche, on l’entend à longueur de temps parler d’insécurité, de jeunes barbares et de viols collectifs, et entretenir ainsi des stéréotypes qu’il est censé combattre.

Les deux jours de réflexion passèrent. Certains de mes amis me conseillèrent de ne pas aller dans ce qu’ils considéraient comme un traquenard, à trois contre un, et même pas à domicile… D’autres me poussèrent à tenter ma chance, puisqu’après tout, je n’avais rien à perdre. Pour achever de me convaincre, un ami militant du MIB accepta de m’accompagner. Si Serge Moati acceptait, je serais donc moins seul face au « pôle républicain » que formaient Jean-Pierre Chevènement, Malek Boutih et Yves Jégo ; et s’il refusait, je consacrerais mon maigre temps de parole à la question cruciale de la composition du plateau, et de la mise hors-jeu des principaux concernés.

J’étais donc bien décidé à en découdre lorsque, le lundi suivant, à 11h, mon téléphone… ne sonna pas. Et il en fut de même durant toute la journée, puis le lendemain, puis le surlendemain : « j’ai attendu, attendu, elle n’est jamais venue ». Il fallut se rendre à l’évidence : malgré toutes mes précautions, malgré mes efforts d’autocensure, quelque chose n’était pas passé. Mais quoi ? J’en perdis mon sang froid : peut-être, tel Betty Elms dans Mullholland drive, m’étais-je vu évincé du plateau par une « Camilla Rhodes de l’intégration », imposée au malheureux Serge Moati par une quelconque Mafia. Mais quelle Mafia : l’Élysée, le PS, le Pôle républicain ? Et qui était cette « Camilla Rhodes » ? Pour connaître son identité, il me fallait attendre la diffusion de l’émission, le dimanche suivant.

Je me suis torturé l’esprit quelques minutes, puis je me suis ressaisi : « ma chanson leur a pas plu, n’en parlons plus ». Ou plutôt parlons-en, mais publiquement. Parlons de la question de « l’intégration » et du « repli communautaire », et de l’obligation d’en accepter les termes biaisés si l’on souhaite prendre part au « débat ». Parlons de l’intégration, et répétons que ce mot ne veut rien dire. Parlons de la discrimination, et de l’impossibilité d’en parler à la télévision. Parlons des autres grands tabous : racisme, emplois réservés, double peine, contrôles au faciès, brutalité et impunité policière.

Parlons, surtout, de la composition des plateaux dans les débats télévisés. Rappelons que ma petite mésaventure n’est qu’un exemple parmi une multitude d’autres, et qu’elle ne fait qu’illustrer un problème structurel, que Pierre Bourdieu avait parfaitement analysé dans son livre Sur la télévision. Parlons de ces débats sur l’immigration qui se font sans immigrés. Parlons de l’OPA réalisée par Malek Boutih et SOS Racisme sur la « jeunesse issue de l’immigration », et de l’invisibilité dans laquelle les grands médias maintiennent les autres associations, celles qui sont vraiment sur le terrain et qui luttent vraiment contre le racisme et la discrimination. Parlons de tout ça, et diffusons cette parole avec les moyens du bord : des tracts, des journaux, des livres, des radios associatives, en attendant que la télévision cesse d’être un instrument policier - j’entends par là  : en attendant que, sur des questions comme le racisme et la discrimination, la télévision nous dise autre chose que le sempiternel « circulez y’a rien à voir ! ».

Des Liens sont associés aux images.

Article publié par le Collectif Les mots sont importants


URL de cet article 456
  
AGENDA

RIEN A SIGNALER

Le calme règne en ce moment
sur le front du Grand Soir.

Pour créer une agitation
CLIQUEZ-ICI

Gabriel Péri : homme politique, député et journaliste
Bernard GENSANE
Mais c’est vrai que des morts Font sur terre un silence Plus fort que le sommeil (Eugène Guillevic, 1947). Gabriel Péri fut de ces martyrs qui nourrirent l’inspiration des meilleurs poètes : Pierre Emmanuel, Nazim Hikmet, ou encore Paul Eluard : Péri est mort pour ce qui nous fait vivre Tutoyons-le sa poitrine est trouée Mais grâce à lui nous nous connaissons mieux Tutoyons-nous son espoir est vivant. Et puis, il y eu, bien sûr, l’immortel « La rose et le réséda » qu’Aragon consacra (...)
Agrandir | voir bibliographie

 

Il n’y a pas de moyen plus violent de coercition des employeurs et des gouvernements contre les salariés que le chômage. Aucune répression physique, aucune troupe qui matraque, qui lance des grenades lacrymogènes ou ce que vous voulez. Rien n’est aussi puissant comme moyen contre la volonté tout simplement d’affirmer une dignité, d’affirmer la possibilité d’être considéré comme un être humain. C’est ça la réalité des choses.

Henri Krazucki
ancien secrétaire général de la CGT
Extrait sonore du documentaire de Gilles Balbastre "Le chômage a une histoire",

Médias et Information : il est temps de tourner la page.
« La réalité est ce que nous prenons pour être vrai. Ce que nous prenons pour être vrai est ce que nous croyons. Ce que nous croyons est fondé sur nos perceptions. Ce que nous percevons dépend de ce que nous recherchons. Ce que nous recherchons dépend de ce que nous pensons. Ce que nous pensons dépend de ce que nous percevons. Ce que nous percevons détermine ce que nous croyons. Ce que nous croyons détermine ce que nous prenons pour être vrai. Ce que nous prenons pour être vrai est notre réalité. » (...)
55 
"Un système meurtrier est en train de se créer sous nos yeux" (Republik)
Une allégation de viol inventée et des preuves fabriquées en Suède, la pression du Royaume-Uni pour ne pas abandonner l’affaire, un juge partial, la détention dans une prison de sécurité maximale, la torture psychologique - et bientôt l’extradition vers les États-Unis, où il pourrait être condamné à 175 ans de prison pour avoir dénoncé des crimes de guerre. Pour la première fois, le rapporteur spécial des Nations unies sur la torture, Nils Melzer, parle en détail des conclusions explosives de son enquête sur (...)
11 
Le fascisme reviendra sous couvert d’antifascisme - ou de Charlie Hebdo, ça dépend.
Le 8 août 2012, nous avons eu la surprise de découvrir dans Charlie Hebdo, sous la signature d’un de ses journalistes réguliers traitant de l’international, un article signalé en « une » sous le titre « Cette extrême droite qui soutient Damas », dans lequel (page 11) Le Grand Soir et deux de ses administrateurs sont qualifiés de « bruns » et « rouges bruns ». Pour qui connaît l’histoire des sinistres SA hitlériennes (« les chemises brunes »), c’est une accusation de nazisme et d’antisémitisme qui est ainsi (...)
124 
Vos dons sont vitaux pour soutenir notre combat contre cette attaque ainsi que les autres formes de censures, pour les projets de Wikileaks, l'équipe, les serveurs, et les infrastructures de protection. Nous sommes entièrement soutenus par le grand public.
CLIQUEZ ICI
© Copy Left Le Grand Soir - Diffusion autorisée et même encouragée. Merci de mentionner les sources.
L'opinion des auteurs que nous publions ne reflète pas nécessairement celle du Grand Soir

Contacts | Qui sommes-nous ? | Administrateurs : Viktor Dedaj | Maxime Vivas | Bernard Gensane
Le saviez-vous ? Le Grand Soir a vu le jour en 2002.