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Comment peut-on être Alain Finkielkraut ?

L’imparfait de la philosophie

Un des intellectuels français les plus importants de sa génération, il a publié une douzaine de livres, dont Le Juif imaginaire (1981), La sagesse de l’amour (1984), La Défaite de la pensée (1987), La Mémoire Vaine, du Crime Contre l’Humanité (1989), Le Mécontemporain, Charles Péguy, Lecteur du Monde Moderne (1992), Comment peut-on être croate ? (1992), L’ingratitude et L’imparfait du présent (2002) . Vous trouverez ses livres dans toutes les mauvaises librairies.

Monsieur le Directeur,

Dans le cadre de votre série « Débattre pour avancer » (Marianne, 12 au 18 août), votre journal a donné la parole à Alain Finkielkraut sous la forme d’un entretien de quatre pages consacré au conflit israélo-palestinien.

Dans cet entretien, le « philosophe » Alain Finkielkraut tient des propos très choquants, que ces propos soient les siens propres ou ceux de personnalités israéliennes auxquels il apporte sa caution. Je me permets de vous faire part de remarques que la lecture de l’entretien m’a inspirées.

Alain Finkielkraut emploie la tactique traditionnelle israélienne consistant à culpabiliser les victimes palestiniennes : ainsi, sans s’interroger sur la justesse des positions palestiniennes (le droit des indigènes à résister à la colonisation européo-sioniste tout d’abord puis à l’expansionnisme israélien), le «  malheur des Palestiniens depuis les années 30  » viendrait de leur « maximalisme » et non pas de leurs colonisateurs.

Alain Finkielkraut fustige ceux qui feraient en sorte que les « faits inconfortables soient congédiés » mais oublie de signaler que la colonisation des Territoires Occupés constitue une violation du droit international et de la quatrième convention de Genève (cette convention interdit à la puissance occupante d’installer ses ressortissants civils dans les territoires occupés). Plus généralement, le philosophe aurait dû rappeler que, par définition, toute colonisation repose sur une idéologie raciste.

Alain Finkielkraut nous apprend que les Israéliens sont « soumis à l’intifada, c’est-à -dire au terrorisme ». Ce philosophe met donc sur le même plan les manifestations de civils, les opérations militaires contre l’armée d’occupation, les attaques contre les colons surarmés et les attentats contre des civils. Votre journal écrit qu’Alain Finkielkraut « analyse la situation au Proche-Orient » mais en réalité il pratique un amalgame qui ne peut qu’égarer le lecteur.

Le philosophe souhaiterait qu’Arafat adopte « une attitude plus souple » et qu’il fasse « preuve de souplesse ». Demander au dirigeant d’un peuple occupé et colonisé d’avoir une telle qualité est une façon de tenter d’imposer les conditions du vainqueur, c’est-à -dire de l’occupant et colonisateur.

Alain Finkielkraut indique, sans exprimer la moindre désapprobation, que le seul comportement envisageable pour les Israéliens est de « taper [...] fort [...] pour calmer les habitants des implantations  ». Le philosophe n’ayant pas été totalement explicite dans ses propos, je précise que c’est sur les Palestiniens qu’il s’agit de taper fort et que cette méthode cautionnée par le philosophe a déjà fait 1800 morts palestiniens depuis septembre 2000 et qu’elle consiste aussi à affamer, par le blocus, tout un peuple. On s’étonne de ce que « calmer les habitants des implantations » soit un objectif recevable pour le philosophe et vienne ainsi légitimer la répression dont sont victimes les Palestiniens.

Alain Finkielkraut nous apprend que « Sharon ne fait pas la guerre pour faire la guerre  ». Après avoir tenu de tels propos, le philosophe aurait dû préciser ce que sont les objectifs de la guerre menée par Sharon mais il ne l’a pas fait. Je rappelle que les objectifs de Sharon sont d’épuiser les Palestiniens dans une guerre de façon à permettre la poursuite de la colonisation des Territoires Occupés. Le philosophe s’exprime aussi de façon niaise lorsqu’il affirme douter « qu’il suffirait d’un gentil garçon au pouvoir en Israël pour que le Hamas, le Jihad islamique et les Brigades des martyrs d’Al-Aqsa deviennent raisonnables ». Personne ne demande que le dirigeant israélien soit un gentil garçon. En revanche, le philosophe aurait dû préciser qu’il est indispensable que le pouvoir soit enfin exercé en Israël par des dirigeants soucieux et respectueux des droits des Palestiniens pour permettre une évolution positive de ces formations.

Alain Finkielkraut prend position contre un démantèlement unilatéral des colonies lorsqu’il affirme : « Si on démantelait les implantations aujourd’hui, les Palestiniens crieraient victoire et, sur le modèle de ce qui s’est passé au Liban, ils verraient là un encouragement à poursuivre la lutte ». Le philosophe, qui cautionne explicitement le maintien actuel des colonies israéliennes, déplore donc ce qui s’est passé au Liban alors que le retrait israélien du Liban en 2000 (après 22 ans d’occupation) ne présente que des points positifs (la tension entre le Liban et Israël est désormais moins forte, il y a beaucoup moins de victimes, le sud du Liban n’est plus occupé par l’armée d’un Etat hostile, le droit international a enfin été respecté). Si Alain Finkielkraut croit en ce qu’il dit, il doit aller jusqu’au bout de son raisonnement et conseiller aux Israéliens de réoccuper le Liban.

Alain Finkielkraut a une étrange façon d’interpréter les propos de ceux qui ne sont pas d’accord avec lui. Ainsi un « Etat binational » israélo-palestinien serait une « dissolution de l’Etat juif » alors qu’en toute logique, cela serait aussi une dissolution de l’entité palestinienne constituée des Territoires Occupés. Evoquer le « cancer israélo-palestinien » revient à prendre « violemment à partie » «  les juifs » mais pas les musulmans ou les chrétiens. Et c’est aussi ce même Alain Finkielkraut qui déclare «  Le voilà le vrai choc des civilisations : l’Occident vit sous le régime de la critique, et le monde musulman - élites laïques comprises - sous celui de la paranoïa. ». Outre le fait qu’une déclaration aussi globalisante est d’une prétention ridicule, outre le fait qu’elle exprime un mépris envers les musulmans, on peut signaler que le qualificatif de paranoïaque conviendrait plutôt à celui qui perçoit les expressions équilibrées comme une insupportable attaque anti-israélienne.

Lorsqu’il condamne les critiques sérieuses de la politique israélienne, Alain Finkielkraut a recours aux superlatifs sans prendre le soin de justifier le choix de tels qualificatifs censés caractériser les opinions des autres :

- les Palestiniens auraient eu continuellement une position basée sur le « maximalisme ». Les positions des Palestiniens sont principalement basées sur le droit international, ce qui n’est pas, à ma connaissance, être maximaliste ;

- alors qu’Edward Saïd réclame l’égalité des droits entre Palestiniens et Israéliens et envisage un Etat binational et alors qu’un tel projet accorde une place équitable aux Israéliens, Alain Finkielkraut s’indigne et estime qu’Edward Saïd représente « la position palestinienne la plus radicale ». Ce n’est pas cohérent car, selon Alain Finkielkraut, les commanditaires des attentats palestiniens feraient « de tout Israélien, où qu’il vive, un ennemi mortel », ce qui est une position palestinienne beaucoup plus radicale que celle d’Edward Saïd, attaché à la démocratie et au respect des Israéliens ;

- Selon Alain Finkielkraut, Edward Saïd exigerait une « repentance sans limite ». Avant d’inventer chez autrui une exigence de repentance sans limite, Alain Finkielkraut aurait dû s’inquiéter de l’absence totale de repentance de la part des dirigeants israéliens qu’ils soient travaillistes ou du Likoud ;

- Télérama estimerait qu’« il n’y aurait pas d’autre attitude morale que la délégitimation absolue du sionisme ». Avant d’inventer chez autrui une exigence de déligitimation absolue du sionisme, Alain Finkielkraut pourrait indiquer quelles sont les limites de la légitimité sioniste.

En réalité, le philosophe utilise les superlatifs pour accuser d’extrémisme ceux qui ne pensent pas comme lui. Il est probable que ces accusations d’extrémisme sont émises par Alain Finkielkraut pour camoufler l’extrémisme de ses propres prises de position (le philosophe manifeste une grande complaisance vis-à -vis de la politique de Sharon, de la colonisation, de l’occupation et de la répression même si, pour des raisons tactiques, il émet des critiques superficielles sur ces sujets).

Alain Finkielkraut va jusqu’à apporter sa caution à la fable du chef de renseignements de l’armée israélienne qui prétend souhaiter voir Israël « tout faire pour améliorer la situation matérielle catastrophique des Palestiniens » et voir Israël se montrer « généreux » « une fois le terrorisme palestinien jugulé ». Ainsi, le philosophe tente de faire accepter les persécutions actuellement infligées par Israël aux Palestiniens en les minimisant et en prétendant que les persécuteurs israéliens seront sympathiques plus tard. Personne ne demande à Israël d’aider les Palestiniens et de se montrer généreux. Israël doit appliquer maintenant le droit international (retrait des territoires occupés, démantèlement des colonies toutes illégales, reconnaissance du droit au retour des réfugiés palestiniens) et réparer les torts qu’il a causés.

Le philosophe pousse la provocation jusqu’à prétendre qu’il « aimerai[t] tant pouvoir penser à autre chose » que le conflit israélo-palestinien. On ne saurait trop le lui conseiller.

Pour faire avancer les choses, un débat devrait être d’une certaine qualité, satisfaire des critères d’honnêteté intellectuelle et respecter les principes de la clarté de l’argumentation. Or, vous avez offert une tribune à quelqu’un qui emploie des procédés infâmes : culpabilisation de la victime, omission de données fondamentales telles que le caractère raciste et illégal de la colonisation, amalgame (entre terrorisme et intifada), emploi d’un langage codé (« taper fort », « être souple ») qui camoufle le tort infligé à une population occupée et colonisée, caution du maintien actuel des colonies, accusations d’extrémisme non argumentées contre ceux qui ne pensent pas comme soi, interprétation d’expressions équilibrées comme étant des attaques anti-israéliennes, mépris du monde musulman qualifié de paranoïaque, caution apportée à la fable du colonisateur plein de bonnes intentions envers les colonisés. En diffusant ces propos d’Alain Finkielkraut sans en dénoncer le caractère pervers, votre journal cautionne les procédés que je viens de décrire et cela risque d’avoir deux conséquences fâcheuses pour votre journal : d’une part, la complaisance de votre journal vis-à -vis de ces procédés fait que vous aurez désormais du mal à convaincre de votre bonne foi sur la question israélo-palestinienne et d’autre part, si ces procédés sont jugés acceptables par vous dès lors qu’il s’agit du conflit israélo-palestinien, vous aurez du mal à contester l’emploi de ces mêmes procédés sur d’autres sujets. Ces deux conséquences ne correspondent certainement pas à vos ambitions journalistiques.

Je vous prie d’agréer, Monsieur le Directeur, l’expression de mes sentiments distingués.

Yves Lemarié, Nantes

Cet article est publié dans le site presse-palestine.org : Titre original : Courrier postal envoyé le 16 août 2002 à Monsieur Jean-François Kahn, Directeur du journal Marianne


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