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Sahra Wagenknecht : Le marxisme contre la géopolitique

Le prix insoutenable du révisionnisme. Réflexions sur les questions soulevées par l'essai de Sahra Wagenknecht "Stratégies anti-socialistes à l'ère de la contraposition des systèmes" (ACME Gallarate, 2009).

18 mars 2017

Sahra Wagenknecht est certainement le visage public le plus représentatif de la gauche de classe allemande. Présidente du groupe parlementaire Die Linke au parlement fédéral, son visage est identifié dans l’Allemagne contemporaine au radicalisme des secteurs qui, dans le Parti du socialisme démocratique (PDS) né sur les cendres du SED est-allemand, d’abord dans le nouveau parti de gauche fondé à la suite de la fusion avec les anciens sociaux-démocrates d’Oscar Lafontaine (compagnon de vie de Wagenknecht) ensuite, n’ont jamais renié l’expérience socialiste de la République démocratique allemande et ont fermement maintenu leur adhésion à la perspective de la construction d’une société socialiste dans les conditions nouvelles d’une Allemagne unifiée.

Le parcours de Sahra Wagenknecht a certes été émaillé de contradictions, souvent en conflit ouvert avec les directions des deux partis dans lesquels s’inscrivait l’essentiel de son militantisme, parfois caractérisé par des concessions au bon sens et par des réticences plus ou moins grandes tant à l’égard de l’héritage du passé à protéger contre le révisionnisme et la calomnie, qu’à l’égard de l’avenir de la lutte des classes en Allemagne à construire et à organiser. On peut cependant dire que dans la réalité du combat politique allemand contemporain, elle a le mérite d’avoir occupé une place de premier plan dans la défense et la popularisation de questions et d’enjeux fondamentaux dans la bataille pour une nouvelle société qui, sans elle, aurait un écho beaucoup plus faible et qui, grâce à elle, en revanche, peut bénéficier d’un point de référence et d’un élément de cohésion. Il n’y a pas de question fondamentale sur laquelle Sahra Wagenknecht ne se soit pas distinguée par ses prises de position claires et avant-gardistes : du soutien internationaliste aux expériences révolutionnaires latino-américaines à la crise consécutive au coup d’État de 2014 en Ukraine, de la solidarité avec le peuple palestinien à l’opposition tenace contre les manifestations de la rapacité et de la férocité de l’impérialisme allemand au sein de l’Union européenne.

C’est à la première phase de la lutte politique de Wagenknecht, jeune membre dirigeant de la plate-forme communiste du PDS dans les années 1990, qu’appartient le premier essai publié, Stratégies anti-socialistes à l’époque de la contraposition des systèmes, publié en Allemagne en 1995 et proposé en traduction italienne par l’association éditoriale Concetto Marchesi en 2009. Le texte vise à analyser les différentes phases de la stratégie mise en œuvre par le bloc atlantique à partir des années 1940 pour provoquer l’effondrement des systèmes socialistes en Europe de l’Est. En particulier, l’attention de l’auteur se porte sur la transition, qui a eu lieu au tournant des années 1960 et 1970, de la stratégie de l’embargo et de la menace à la stratégie dite "indirecte", visant à affaiblir les fondements hégémoniques du socialisme dans les populations des pays d’Europe de l’Est en encourageant une érosion progressive de la base idéologique des partis communistes en faveur de concessions de plus en plus marquées à l’opportunisme politique.

Le premier concept qui ressort de l’article et qui mérite d’être souligné, car il sous-tend l’ensemble du cadre analytique, est celui de "stratégie de classe unitaire". L’auteur prend en considération à la fois les positions politiques des dirigeants organiques et des intellectuels de l’impérialisme et celles qui se sont progressivement développées dans le camp socialiste, dans le but de mettre en évidence un premier élément d’appréciation essentiel la capacité des directions politiques à déterminer - au-delà de la concurrence inter-impérialiste d’un côté du rideau de fer et de l’autre des spécificités nationales - une stratégie de classe unifiée capable de déterminer un saut qualitatif dans l’opposition irrémédiable entre les deux systèmes, capitalisme et socialisme réel, dans laquelle s’est incarnée, tout au long de la guerre froide, la projection à l’échelle internationale de la lutte des classes. Ce terrain, c’est-à-dire celui de la capacité à répondre stratégiquement aux exigences de la conjoncture internationale, est indiqué comme le terrain décisif sur lequel tout le conflit des systèmes s’est joué et qui en a déterminé l’issue. Ainsi Wagenknecht :

"Dès le début, le bras de fer entre le socialisme et l’impérialisme a été étroitement lié à une question très spécifique, celle de savoir quel système parviendrait à atteindre deux objectifs :

1. élaborer une stratégie politique qui permettrait au système lui-même de réaliser ses objectifs de classe à long terme et d’unifier son bloc au niveau international sur la base de ses principes ;

2. saper la solidarité de classe au sein du bloc adverse et l’empêcher de progresser dans l’organisation de sa stratégie. (Page 13)"

Nous sommes ici en présence d’un choix théorique de terrain d’une valeur décisive : l’auteur inscrit son analyse dans le sillon du matérialisme historique, se donnant pour tâche de la purifier de tout élément d’idéologie bourgeoise afin de ramener le choc des systèmes de la seconde moitié du XXe siècle à sa dimension la plus authentique, celle de la bataille décisive entre la vieille histoire de la domination de classe et la nouvelle histoire de la libération humaine qui s’est ouverte avec la Révolution d’Octobre. En effet, l’ensemble du texte est avant tout un exercice de traduction : l’auteur prend les écrits des théoriciens de la géopolitique impérialiste et des dirigeants politiques occidentaux, de Kennedy à De Gaulle, de Brzezinski à Kissinger, et démasque leur contenu de classe, en le soumettant à un rigoureux travail de transposition de la phraséologie idéologique bourgeoise vers les catégories de l’analyse marxiste. Une leçon d’une importance fondamentale à l’heure où l’on assiste, comme aujourd’hui, à une pénétration idéologique bourgeoise si profonde au sein même du mouvement communiste qu’elle donne lieu à toutes sortes de campismes, de simplifications philistines ou de malentendus. Le choix du texte analysé est diamétralement opposé : reconnaissant la lutte des classes comme le moteur de l’histoire, il en analyse avec lucidité et précision un passage décisif, clarifiant ce qu’a signifié dans l’histoire du siècle dernier la capacité de la théorie politique à agir comme une force matérielle dans le cours des événements.

Au centre de l’analyse de Wagenknecht se trouve un moment précis : le passage, contrasté et non sans difficulté, de l’impérialisme de la stratégie de l’embargo et de la menace, mise en œuvre grâce à la nette supériorité économique de l’Occident au début de l’après-guerre et au monopole nucléaire des États-Unis, à la stratégie indirecte, c’est-à-dire une politique visant à introduire des transformations graduelles dans les pays socialistes en favorisant l’érosion de leur inspiration idéologique marxiste-léniniste. Les trois objectifs immédiats de la stratégie indirecte se résument comme suit :

"1. Désintégration du système socialiste mondial ;
2. dissolution de la conscience marxiste dans les partis communistes ;
3. rétablissement de l’hégémonie idéologique bourgeoise sur les populations des pays socialistes. (Page 63)"

La coopération économique conditionnelle de l’Occident avec les différents pays socialistes, l’intensification des échanges culturels et scientifiques et la rhétorique sur l’élimination des "restrictions aux libertés" dans les sociétés socialistes sont devenues les armes d’une guerre de tranchées visant à éroder lentement mais inexorablement la nature idéologique des démocraties populaires. L’acceptation illusoire par les États-Unis et leurs alliés du statu quo européen ne signifiait rien d’autre que le passage à une perspective à long terme centrée sur la transition de la tentative de renversement contre-révolutionnaire des structures socialistes à leur dissolution par vidange, dont les acteurs devaient être les partis communistes eux-mêmes appelés à diriger ces sociétés. Le tout rendu possible par un profond renouvellement idéologique de l’impérialisme lui-même :

"Le passage à une stratégie indirecte a nécessité des changements radicaux dans la gestion de la guerre idéologique. [...] Ce n’est plus la chute du socialisme qui est souhaitée, mais l’introduction de "réformes" en son sein. La doctrine du totalitarisme cède la place à la doctrine de la convergence. On ne lutte plus ouvertement contre l’idéologie socialiste, mais on annonce la non-pertinence de toute idéologie. Désormais, la propagande impérialiste suit ce modèle d’argumentation, pour définir ce que Lukacs avait inventé comme le concept d’"apologétique indirecte" [...] : il ne s’agit plus de réfuter la vision marxiste-léniniste du monde comme une forme de fausse conscience, mais de mettre en doute la possibilité d’une vraie conscience absolue, c’est-à-dire d’une reconnaissance rationnelle de la réalité. La doctrine du pluralisme est ainsi devenue le principal outil des forces bourgeoises dans la lutte idéologique des classes. (Page 60)"

Nous sommes ici en présence de l’acte étymologique de notre contemporanéité, dominée par ce paradigme post-moderne qui est la véritable idéologie officielle de notre époque et qui a eu la capacité de réinterpréter le paradigme individualiste du libéralisme classique dans les nouvelles conditions d’accès des masses à des niveaux croissants de protagonisme politique, social et culturel : à la négation des idéologies en général, visant à dissoudre la conscience de l’antinomie objective et de classe que représente, tout au long de la guerre froide, l’opposition Est-Ouest, correspond l’effondrement des formations collectives au sein même des sociétés occidentales, induit idéologiquement comme réponse directe au démembrement de la production et à la disparition des grandes concentrations ouvrières. A tous les niveaux, l’impérialisme gagne la lutte des classes en occultant le caractère de classe de sa domination sur l’Humanité.

Mais ce n’est pas tout. C’est à ce stade que la forme particulière d’européanisme que l’impérialisme a imaginé comme une alternative idéale à l’imaginaire socialiste, toujours vivante aujourd’hui, prend sa forme définitive. Ayant perdu la conscience de la nature de classe de l’affrontement international actuel, l’impérialisme a choisi d’utiliser la rhétorique européiste comme corollaire du mensonge de la "détente" : un changement qui a commencé dans la France de De Gaulle avec des accents anti-américains, que les idéologues de la stratégie indirecte de la bannière étoilée ont pu s’approprier et interpréter, en restituant aux impérialismes européens une partie du protagonisme perdu, précisément dans la perspective de recompacter le front uni antisocialiste menacé par les intérêts particuliers des impérialismes occidentaux en concurrence :

"L’assimilation de l’idéologie européiste à la stratégie commune de la classe impérialiste a donc immédiatement apporté deux avantages. D’une part, un projet idéologique, qui n’était à l’origine que l’expression des divergences internes toujours croissantes au sein de l’impérialisme, s’est transformé en un élément de cohésion efficace, recomposant sur de nouvelles bases le bloc impérialiste éclaté. En même temps, l’idéologie européenne a permis de trouver un programme idéologique populaire adapté aux rapports de force internationaux et nécessaire comme superstructure pour une stratégie indirecte. (Page 97)"

Une circonstance qui mérite d’être analysée attentivement dans le cadre actuel de l’affrontement multipolaire : les classes dirigeantes peuvent toujours répondre aux contrastes inter-impérialistes en formulant des cadres stratégiques et théoriques qui peuvent les recomposer sur la base d’intérêts de classe communs. Rien n’est prédéterminé de manière déterministe. Une fois de plus, la clé de lecture marxiste s’avère fondée : la possibilité pour des formations humaines organisées d’imposer un cours aux événements historiques est bien présente dans l’approche des intellectuels organiques du capital monopoliste, et c’est paradoxalement à nous de la redécouvrir.

Nous n’irons pas plus loin dans l’examen du contenu du livre. Il appartiendra au lecteur intéressé de découvrir à la lecture directe les temps et les modes d’affirmation d’un projet stratégique destiné, par sa réussite, à ouvrir la porte à la phase de barbarisation des rapports sociaux dans laquelle, avec la crise actuelle du capitalisme, nous avons sombré aujourd’hui plus que jamais. Une stratégie esquissée dans les années 60 et menée à terme dans les années 70, qui n’aurait cependant eu aucune chance de s’affirmer si elle n’avait pas su interpréter et orienter correctement les tendances dégénératives déjà à l’œuvre en Europe de l’Est - où la résurgence des tensions nationales éclipsait progressivement l’horizon de classe unitaire - mais surtout en Union soviétique, où les échecs constants de la direction du PCUS ont joué un rôle décisif dans la pénétration de l’Occident. C’est précisément la direction de l’URSS de Gorbatchev qui, au nom de la construction de la "Maison européenne commune", a finalement agi activement pour la liquidation finale du socialisme dans l’ensemble du Pacte de Varsovie.

Certes, conclut Sahra Wagenknecht, de nombreuses concessions aux prétentions occidentales ont été motivées par des circonstances objectives (difficultés économiques, coûts de la course aux armements, rupture avec la Chine, etc.) Quelle a donc été l’erreur essentielle ?

"Apparemment, les dirigeants soviétiques sont partis du principe qu’une désidéologisation (Entideologisierung) de la vie sociale [...] ne présentait aucun danger vital, même pour le socialisme. Cependant, cette hypothèse perdait de vue le fait que la relation entre l’idéologie et la politique dans le socialisme est tout à fait différente de celle de l’impérialisme. Le capitalisme monopoliste se reproduit naturellement ; le mécanisme de fonctionnement capitaliste, pour fonctionner, ne requiert aucune approbation explicite de la part de ceux qui y sont impliqués, il suffit qu’ils ne le nient pas ou ne le combattent pas explicitement. Le socialisme, au contraire, ne se reproduit pas naturellement. Il doit être géré par un processus rationnel et suppose donc une orientation permanente de sa vision du monde, au moins chez ceux qui sont chargés de le gérer. L’Entideologisierung de la vie sociale, l’assimilation des thèses révisionnistes à l’idéologie officielle, ne minerait pas seulement l’hégémonie idéologique des partis communistes auprès de la population de leurs pays ; tôt ou tard, elle déformerait aussi ces partis sur le plan idéologique. C’est ainsi que l’existence même du pouvoir socialiste a été menacée à long terme. (p.185)"

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