La forte opposition à la réforme des retraites met de nouveau les syndicats au centre du jeu politique. Après une mobilisation historique le 19 janvier dans la rue, de nouvelles manifestations sont prévues et des grèves se préparent dans plusieurs secteurs. Mais pour Jean-Marie Pernot, politologue et spécialiste des syndicats, un mouvement social se limitant à des manifestations et à quelques « grèves par procuration » ne sera pas suffisant pour faire reculer le gouvernement. L’organisation de grèves dures sera néanmoins ardue, tant les syndicats se sont affaiblis durant les dernières décennies. Dans cet entretien fleuve, l’auteur de l’ouvrage Le syndicalisme d’après. Ce qui ne peut plus durer revient sur les raisons de ce déclin, entre bureaucratisation, incapacité de la CGT et de la CFDT à s’unir, liens compliqués avec les partis politiques ou encore inadéquation entre la structuration des grandes confédérations et l’organisation du salariat contemporain. Propos recueillis par William Bouchardon.
Le Vent Se Lève : La mobilisation contre la réforme des retraites a débuté par une grande manifestation jeudi 19 janvier, avec entre 1 et 2 millions de personnes dans la rue, ce qui est assez historique. Néanmoins, malgré l’unité syndicale, le choix d’une prochaine date de mobilisation tardive le 31 janvier et des suites un peu incertaines suivant les secteurs donnent l’impression d’une fébrilité des syndicats. Comment analysez-vous ce début de mobilisation ?
Jean-Marie Pernot : D’abord, si je peux bien sûr être critique des syndicats, il faut quand même relever qu’ils ne sont pas morts. Qui est capable dans ce pays de mettre un à deux millions de personnes dans la rue ? Tout affaiblis qu’ils soient, on constate quand même que les syndicats ont réussi cela, grâce à une certaine unité. Certes, cette unité est défensive car les syndicats n’ont pas tous le même avis sur les retraites, mais l’opposition à la réforme les réunit. Ce qui me frappe beaucoup dans cette première journée de mobilisation, même si on l’a déjà vu en 2010, c’est la mobilisation dans les petites villes. 1500 personnes à Chaumont (ville de 22.000 habitants en Haute-Marne) par exemple. C’est assez rare pour le souligner. Donc les syndicats ne sont pas morts. Bien sûr, les retraites sont au cœur du pacte social et c’est un sujet très sensible, d’où l’ampleur de la mobilisation.
Une fois dit cela, l’analyse doit se faire non pas sur une journée mais sur une séquence. Depuis 1995, ces conflits se font en effet sur de grandes séquences et les mouvements acquièrent une dynamique propre. Cette première journée était-elle l’acmé du mouvement ou seulement un point de départ ? Il est encore trop tôt pour le dire. En outre, les rythmes de mobilisation sont différents secteur par secteur, selon les syndicats qui dominent. On sait que la CGT va pousser à la grève reconductible dans certains secteurs, mais même au sein de ce syndicat, les stratégies diffèrent. Les grèves dans les transports par rail et les transports urbains vont probablement tenir un certain temps. Outre les habitudes de mobilisation à la SNCF et à la RATP, je rappelle que leur régime spécial est menacé. Mais de manière générale, on va avoir toutes les configurations sectorielles et géographiques. Il y a une immense variété de stratégies syndicales, d’habitudes, de puissance par secteur etc. et donc beaucoup d’inconnues.
Je retiens deux facteurs importants pour la suite. D’abord la question de la grève : en 2010, contre la réforme des retraites de Nicolas Sarkozy, on avait eu une protestation presque sans grève. La vague de manifestations était considérable, sans doute la plus forte depuis 1968, plus forte même qu’en 1995. Même dans les petites îles au Nord de la Bretagne, dans des villages de 300 habitants, il y avait systématiquement des manifestations. Et pourtant il ne s’est rien passé : Sarkozy se fichait de ces manifestations et a fait sa réforme. Macron a sans doute en tête le même scénario : que les gens manifestent une, deux ou dix fois, puis qu’ils finissent par se lasser, que le front syndical se lézarde etc… Si c’est de nouveau un mouvement sans grève, comme en 2010, je ne vois pas en quoi l’issue serait différente. Les mouvements sans grève ne gênent personne. Bruno Le Maire l’a d’ailleurs rappelé il y a quelques jours : il respecte le droit de manifester mais espère un mouvement indolore, qui ne « bloque » pas le pays.
En effet, face à un mouvement de manifestations mais peu de grèves, les patrons ne disent rien car ils ne sont pas directement visés. En revanche, s’il y a des grèves, que la production et l’économie sont pénalisées, ça peut changer la donne. Si le conflit grippe la machine économique, le patronat va se réveiller, alors qu’il est globalement pour la réforme pour l’instant, du moins en ce qui concerne les gros patrons du MEDEF. Ce n’est pas évident bien sûr : avec l’inflation, les gens réfléchissent à deux fois avant de faire grève. Certains secteurs tiennent des discours de grève dure, mais il faudra voir sur la durée. Dans les raffineries par exemple, cela peut avoir des impacts à la pompe à essence mais aussi pour l’approvisionnement des entreprises. Je suis incapable de connaître la suite, mais en tout cas, contrairement aux manifs, le mouvement syndical a perdu de sa puissance sur ce point.
Le deuxième point, c’est la mobilisation des jeunes. Lorsque les jeunes s’en mêlent, on ne sait jamais où ça va s’arrêter. Il suffit de penser au CPE en 2006, où c’était devenu difficile à gérer. Là-dessus aussi, difficile de trop s’avancer : il y avait beaucoup de lycéens ou d’étudiants le 19 janvier dans la rue, mais pas sûr que la question des retraites les mobilise jusqu’au bout.
Enfin, il y a un troisième facteur, que j’ose à peine évoquer, c’est la violence. Depuis 2010, nous avons eu les gilets jaunes, qui n’étaient pas un mouvement institutionnalisé. Ils ne suivaient pas les habitudes des syndicats : déposer un trajet, assurer le service d’ordre, se disperser tranquillement… Ils faisaient le trajet qu’ils souhaitaient et cela pouvait dégénérer, pour le meilleur comme pour le pire. Ce qui peut jouer dans cette affaire, c’est l’incroyable mépris de Macron. Sarkozy n’était pas un modèle, mais au moins il n’allait pas parader en Espagne le jour où il y avait deux millions de personnes dans la rue. Ce mépris total peut radicaliser un certain nombre de gens, se transformer en haine et susciter de la violence. Ce n’est pas le pari des syndicats bien sûr, mais la situation peut leur échapper.
LVSL : Je reviens au premier facteur que vous évoquiez : la grève. On sait qu’il y en aura un certain nombre, même si leur forme et leur durée sont encore inconnues. Mais n’y a-t-il pas un risque, comme c’est souvent le cas depuis 1995, que les grèves se concentrent dans quelques bastions comme la SNCF, la RATP ou quelques services publics, les salariés d’autres secteurs se contentant de les soutenir sans y participer ? La « grève par procuration » est-elle devenue la norme ?
JM Pernot : C’est fort probable. Dans d’autres secteurs, notamment le secteur privé, il est devenu difficile de faire grève : comme c’est une pratique minoritaire, elle est d’autant plus risquée pour ceux qui s’y livrent. D’autant que la question du pouvoir d’achat n’encourage pas à la grève. Il y a donc un risque de délégation ou de procuration, avec des gens qui posent des RTT pour aller manifester en soutien aux grévistes, mais sans se mobiliser dans leur entreprise. Bien sûr, cela rendra une victoire du mouvement moins probable.
Une grève par procuration est donc un signe que les gens ont du mal à tenir une grève sur la durée. Mais s’ils soutiennent les grévistes, notamment via les caisses de grèves, c’est déjà pas mal. En 1995, par exemple, les transports en Île-de-France étaient tous à l’arrêt et c’était très pénible, mais les gens ont soutenu le mouvement. La droite avait essayé d’organiser les usagers contre les grévistes, mais excepté un petit rassemblement ponctuel dans les beaux quartiers, ça n’avait pas pris.
Donc oui, c’est sûr que s’appuyer sur un faible support gréviste fragilise le mouvement. On connaît la liste des secteurs à l’avance. Mais le fait que la CFDT soit contre la réforme peut jouer, notamment chez les routiers. En 1995 et en 2003, les routiers avaient été très mobilisés et cela avait pesé. Or, la CFDT y est majoritaire. Ce n’est pas rien : contrairement au fret ferroviaire qui ne représente plus grand chose, le fret routier est essentiel pour les entreprises. Mais attention : les pouvoirs publics ont appris de ces mobilisations passées et y sont très attentifs, ils essaieront d’éviter le blocage des routes.
Plus largement, ce phénomène de grève par procuration traduit des changements de l’organisation du travail. Avant, les grandes entreprises étaient des points forts de la mobilisation syndicale. Aujourd’hui les grandes entreprises sont en majorité composées de cadres et le travail ouvrier est sous-traité dans tous les sens. Or, les syndicats ont très peu d’appuis chez les sous-traitants.
LVSL : En effet, la grève par procuration est le symptôme d’un syndicalisme affaibli. Vous l’évoquez d’ailleurs dans votre livre, qui s’ouvre sur un paradoxe : l’exploitation au travail est toujours bien présente, nombre de cadres font face à une crise de sens, les salaires ne suivent plus l’inflation… Bref, les demandes portées par les syndicats sont tout à fait actuelles et même parfois majoritaires dans l’opinion. Pourtant le nombre de syndiqués est en baisse, comme la participation aux élections professionnelles. Pourquoi ?
JM Pernot : On peut retenir deux causes majeures de l’affaiblissement des syndicats. La première, c’est le serpent de mer de la désunion syndicale. Les gens ne comprennent pas bien pourquoi il y a autant de syndicats et pourquoi ils n’arrivent pas à se mettre d’accord. Beaucoup se disent « mettez-vous d’accord et ensuite on s’intéressera à ce que vous faites ». Ça ne veut pas dire que les divergences n’ont pas de bonnes raisons, mais il faut regarder la réalité en face : les débats stratégiques entre la CGT et la CFDT, ça n’intéresse pas les gens. D’autant qu’aucune des deux stratégies ne donne des résultats. Donc ils continuent de se battre mais leurs stratégies sont chacune perdantes de leur côté et ces bagarres rebutent les gens. Certes, quand les gens ont un problème dans leur boîte, ils vont toujours voir le militant syndical quand il y en a un, mais c’est un service élémentaire de soutien aux salariés en difficulté. Mais pour les syndicats qui parlent de transformation sociale, on est loin de passer de la parole aux actes.
Le second problème, c’est cette dynamique du salariat que j’aborde dans mon livre, alors que les syndicats sont restés scotchés à leurs structures antérieures. Nous avons eu un grand mouvement de transformation de l’entreprise et des interrelations entre entreprises. C’est notamment le cas avec la sous-traitance, qui est particulièrement forte en France. Désormais, tout le monde sous-traite tout. La question n’est plus qu’est-ce qu’on sous-traite, mais que garde-t-on en interne ? Évidemment, cela déstructure les collectifs, éclate les communautés d’action, dissout les solidarités entre travailleurs.
En revanche, la négociation collective n’a pas changé. Elle a lieu à l’échelle des branches et des entreprises, alors que ces lieux ont perdu de leur substance. Il se passe encore des choses dans les branches, mais les entreprises sont devenues des palais des courants d’air, avec parfois une majorité de travailleurs dont le contrat de travail est ailleurs que dans l’entreprise. Donc les syndicats se sont retrouvés atomisés boîte par boîte et accompagnent l’éclatement des travailleurs. Cela est contraire à la logique inclusive qui est au fondement du syndicalisme confédéré. Normalement, un syndicat emmène un groupe social avec lui. Là, ils font face à des divisions permanentes entre personnes qui travaillent ensemble mais qui sont rattachées à des entreprises ou des branches différentes. Il y a là un énorme hiatus.
LVSL : Oui, vous rappelez d’ailleurs dans votre livre qu’un quart des syndiqués CGT ne sont rattachés à aucune union professionnelle, c’est énorme. Pourtant le problème n’est pas nouveau et les syndicats ont déjà fait face à d’autres réorganisations du monde du travail, au début du XXème siècle et ils avaient réussi à se réformer. Comment expliquer l’inertie actuelle ? Pourquoi les syndicats ne parviennent-ils pas à créer de la solidarité entre des gens qui ne sont peut-être pas rattachés à la même entreprise de par leur contrat de travail, mais travaillent de fait ensemble ?
JM Pernot : Oui, c’est le grand problème. La différence majeure avec le début du XXème siècle, c’est que les syndicats de l’époque n’étaient pas du tout institutionnalisés. Au contraire aujourd’hui, leur organisation, leur mode de financement, leur mode de décision en interne, etc. doit faire face au poids des fédérations professionnelles qui se sont formées au cours de plusieurs décennies. Remettre ça en cause est très compliqué : même si ces fédérations sont en crise, elles font peser une chape de plomb sur les confédérations syndicales. Je lisais récemment les textes du prochain congrès de la CGT, ces questions sont certes abordées. Mais ça fait six ou sept congrès, c’est-à-dire une vingtaine d’années, que l’on dit qu’il faut réformer l’organisation pour mieux refléter le monde du travail !
Cette inertie totale renvoie à l’épaisseur bureaucratique des organisations. Les syndicats sont de grosses bureaucraties avec des rapports de pouvoir et des chefs, ce qui concourt à l’immobilité. C’est paradoxal : ils se vident de leurs adhérents, mais ils restent dans ce fonctionnement bureaucratique. Il faut aussi dire que beaucoup de financements passent par les branches, ce qui contribue à figer les structures. Bernard Thibaut (ancien secrétaire général de la CGT, ndlr) avait tenté de faire bouger les choses, mais tout ça a été étouffé par les fédérations.
En 1901, les syndicats constatent que le capitalisme change, que l’on passe d’une logique de métiers à une logique d’industrie et ils s’adaptent. Bien sûr, cela a été compliqué : dans la métallurgie, cela a pris 20 ans. Cela a secoué les routines et les hiérarchies internes au monde ouvrier. Par exemple, à la SNCF on n’a jamais réussi à syndiquer les conducteurs de locomotive dans le même syndicat que ceux qui posent le ballast sur les voies. Donc bien sûr c’est compliqué. Mais aujourd’hui, on sent qu’il n’y a pas de volonté réelle de changer.
LVSL : En effet, les syndicats sont de grosses machines bureaucratiques. Pour beaucoup de travailleurs, les syndicats apparaissent comme une réalité lointaine : on pense aux délégués du personnel ou aux chefs des centrales chargés de mener un vague « dialogue social » avec le patron ou le gouvernement. Les syndicats ne se sont-ils pas bureaucratisés et éloignés de leur base ?
JM Pernot : Attention, une certaine bureaucratie est nécessaire. S’il n’y en a pas, cela donne ce que l’on observe avec ces nouveaux collectifs de travailleurs qui émergent ces dernières années, par exemple les contrôleurs SNCF qui ont fait grève à Noël. Avec les réseaux sociaux ou une boucle Whatsapp, c’est facile de mettre en lien les travailleurs entre eux. Pour entrer dans l’action, c’est facile. Mais ensuite la direction fait une proposition. Là, le problème débute : comment arbitrer, comment décider ? Est-ce qu’on continue ? Comment négocie-t-on ? Comment vérifier ensuite que l’accord est respecté ? Tout cela, une coordination de travailleurs ne sait pas le faire. Donc toute forme d’action sociale a besoin d’un minimum d’institutionnalisation et de représentation, ne serait-ce que pour négocier. La bureaucratie, c’est ce qui assure la continuité de son action, la reproduction du collectif et l’interface avec les autres institutions.
Cela étant dit, il faut aussi que l’organisme reste vivant. Qu’est-ce qui prend le dessus ? Le mouvement ou la bureaucratie ? Il y a toujours une tension entre ces deux pôles. Il faut à la fois une représentation et des structures, mais aussi ne pas se figer dans des luttes de pouvoir internes. Or, toute organisation, même un groupe de locataires, est toujours marquée par des jeux de pouvoir pour des postes, pour des rétributions matérielles ou symboliques… Le problème des syndicats, c’est qu’ils ont des bureaucraties bien constituées qui n’ont pas besoin de beaucoup d’adhérents pour survivre. Si on compare l’appareil de la CGT à celui d’IG Metall en Allemagne, ce sont deux mondes différents. Par exemple, je défends, comme d’autres, l’idée de redistribuer des moyens vers l’action locale, donc les Unions locales (UL) et les Unions départementales (UD). Mais c’est un débat à couteaux tirés. La bataille pour la répartition de la ressource est ici comme ailleurs assez compliquée mais aussi très politique.
LVSL : Face à l’inertie des syndicats, des « collectifs » de travailleurs qui ont vu le jour ces dernières années comme vous le rappeliez. On pense par exemple au collectif inter-hôpitaux, aux livreurs à vélo ou encore à celui des contrôleurs SNCF. Finalement, là où les syndicats ont la bureaucratie pour négocier et assurer la représentation, ces collectifs ont eux le lien avec la base. Est-ce que syndicats et collectifs arrivent à travailler ensemble ?
JM Pernot : Ça dépend des secteurs. Par exemple, chez les livreurs à vélo, qui ont été bien étudiés par de jeunes sociologues, des connexions se sont faites avec les syndicats dans certaines villes comme Bordeaux ou Toulouse. Concrètement, les coordinations de livreurs n’affichent pas une étiquette syndicale, mais on leur prête un petit local dans les unions départementales, quelques jeunes se sont syndiqués pour faire un lien, etc. En l’occurrence avec l’économie de plateforme, c’est plutôt la CGT, Solidaires ou la CNT qui sont présents dans ce genre d’univers. Mais la liaison existe.
Pour la SNCF, ça reste encore à voir. En 1986, il y avait déjà un mouvement social qui était parti d’un collectif de conducteurs, et cela avait heurté la FGAAC (Fédération Générale Autonome des Agents de Conduite) et la CGT. La CGT s’était remise en question par la suite et elle reste attentive à cela, donc je pense que des coopérations sont possibles.
Dans la santé, la bataille est plutôt perdue pour les syndicats. Ce sont les collectifs inter-urgence ou inter-hôpitaux qui mènent le combat depuis 3 ou 4 ans. Mais dans ces collectifs, il y a des syndiqués. Par exemple l’urgentiste Christophe Prudhomme : tout le monde sait qu’il est syndiqué à la CGT, mais on lui fait confiance car c’est un bon organisateur, il s’exprime bien et ne la ramène pas toujours à son syndicat. Donc les syndicats ne sont pas au cœur des mots d’ordre, mais ne sont pas totalement extérieurs non plus. Lorsqu’il y a eu les négociations pour le Ségur de la santé, ce sont les syndicats qui ont négocié et il y a eu un lien : il n’y a pas eu de soulèvement contre les syndicats, donc ça a plutôt fonctionné. Bref, les formes sont très diverses, mais l’important c’est que ça marche.
LVSL : Vous parliez tout à l’heure de l’unité syndicale. La France a connu une multiplication des syndicats depuis une trentaine d’années, mais les deux principaux restent la CGT et la CFDT. Tout semble les opposer : la CGT est un syndicat de rapport de force, parfois qualifié de « jusqu’au boutiste », tandis que la CFDT est un syndicat « réformiste » souvent accusé de complaisance avec les patrons et le gouvernement. Cette opposition frontale entre « réformistes » et « syndicats de rapport de force » rebute beaucoup de monde. Est-il possible de dépasser ces guerres intestines, au-delà de quelques mobilisations défensives comme en ce moment avec la réforme des retraites ?
JM Pernot : En effet, pour l’instant sur les retraites, l’unité est défensive et la désunion peut revenir par la suite. Alors bien sûr, les stratégies peuvent être différentes, mais tant la CGT que la CFDT ont une stratégie en partage : chacun pense pouvoir faire sans l’autre. Du moins, c’est ce qui a dominé les dix dernières années. Je reste sceptique car la volonté de travailler ensemble semble faible, mais je préfère continuer à rêver que c’est possible. Sinon chacun va continuer dans son coin et tout le monde va se planter. Cette unité peut donc venir d’une nécessité, lorsque chaque bloc a compris qu’il ne parvenait à rien seul.
En ce moment, il y a peut-être un mouvement de la part de la CFDT. Comme c’est un syndicat réformiste, ils ont besoin de bons liens avec le gouvernement ou le patronat pour espérer des victoires. En 2017, la CFDT a accompagné l’arrivée de Macron au pouvoir et ses sympathisants ont voté Macron à plus de 50% dès le premier tour (45% en 2022). Donc idéologiquement, la CFDT n’est pas très loin de Macron. Sauf que Macron ne veut pas négocier, il veut passer en force. Donc Berger se retrouve bien seul et il y a un malaise en interne. Ils sont en train de se rendre compte que Macron, ce n’est pas la deuxième gauche, mais juste la droite. Beaucoup commencent à en avoir marre de servir de faire-valoir du gouvernement sans rien obtenir. Berger fait des propositions unitaires depuis quelque temps, mais tout dépend de la réaction qu’aura la CGT.
Or, il y a une dialectique négative entre les deux organisations. La CFDT est devenue d’autant plus caricaturalement « dialogue social » que la CGT est devenue caricaturalement « grève générale et convergence des luttes ». La dérive de l’une nourrit la dérive de l’autre. Quand la CFDT veut justifier sa stratégie, ils disent « c’est contre la CGT » et vice-versa. Il faut sortir de cela, c’est mortifère : la CGT et la CFDT doivent se définir par rapport aux enjeux du moment et non pas l’une par rapport à l’autre.
On verra ce qui va se passer au congrès de la CGT, mais je ne suis pas sûr qu’un rapprochement soit à l’ordre du jour. Les relations sont très mauvaises depuis 10 ans : la CFDT a joué à fond la carte du mandat Hollande, puis Macron, alors que la CGT n’a jamais fait ce pari. Désormais, les conditions pour l’unité sont là. D’autant plus que les grands mouvements sociaux comme celui des retraites posent la question du gouvernement d’après. Si le gouvernement s’entête, les perspectives s’assombrissent : la NUPES, et la France insoumise en particulier, auront beau essayer de surfer sur la colère populaire, une victoire du RN est plus probable. Cela peut contribuer à rapprocher les syndicats.
Donc même si rien n’est fait, je préfère croire que c’est encore possible. Sinon l’histoire est écrite : les syndicats ne susciteront plus que de l’indifférence. J’avais même proposé par le passé une convention citoyenne sur la réorganisation du syndicalisme. En tout cas, il faut essayer des choses sinon les syndicats vont à la marginalisation assurée.
LVSL : Ce divorce des syndicats avec la société se voit aussi par un autre aspect. Bien qu’ils continuent à formuler des propositions intéressantes, les syndicats ne semblent plus porter de vision du monde comme cela a pu être le cas à d’autres époques. Ceux qui veulent s’engager sur cette voie choisissent d’ailleurs plutôt de rejoindre des associations ou des ONG. Est-ce une fatalité ? Les syndicats ne pourraient-ils pas faire émerger de nouvelles idées et élargir leur champ de réflexion, au-delà du travail, sur des questions majeures comme le féminisme ou l’écologie ?
JM Pernot : Oui, il faut que le syndicalisme s’élargisse à de nouvelles problématiques, par exemple, la question du sens du travail, qui est très actuelle. Cela ne doit pas faire oublier que les salaires, les conditions de travail, les retraites, etc. sont toujours des sujets majeurs. Mais votre constat est juste : les syndicats sont peu porteurs d’idées alternatives aujourd’hui. La raison est simple : 30 ans de chômage de masse, cela pèse sur la capacité à penser un autre monde. Depuis le milieu des années 1970, quand la crise s’est installée et que l’élan de mai 68 s’est dissipé, le mouvement social a été dominé par une conjoncture marquée par le chômage de masse. Certes, il y a eu quelques projets intéressants avec l’arrivée de la gauche au pouvoir en 1981 autour des nationalisations ou des lois Auroux par exemple. Mais le tournant de la rigueur a très vite cassé cette dynamique et durablement abîmé les relations entre la CGT et la CFDT.
Il est difficile de maintenir un discours de transformation lorsque les travailleurs pensent moins à l’autogestion qu’à la sauvegarde de leur emploi. Inverser la tendance ne sera pas simple. On nous répète que le chômage baisse, mais en réalité il reste beaucoup de chômeurs et la précarité s’accroît. Le capitalisme nous mène de crise en crise : crise financière en 2008, crise du pouvoir d’achat avec la guerre en Ukraine… Avant, les gens s’engageaient en se disant que leurs enfants vivraient mieux qu’eux grâce à leurs combats, aujourd’hui ce n’est plus le cas. L’optimisme qui prévalait dans les années suivant mai 68 a disparu. Et je ne parle même pas du climat !
Donc le champ des luttes s’est plutôt élargi, mais les syndicats doivent aider les travailleurs face à une succession de crises. Les syndicats savent qu’ils ont besoin de la société civile pour penser des alternatives : tant la CFDT que la CGT se sont engagées dans des alliances élargies avec des ONG. On peut citer l’alliance « Plus Jamais ça » ou le « Pacte de pouvoir de vivre ». Mais là encore, ce n’est pas simple et cela cause de vifs débats en interne.
LVSL : La question du lien avec la société civile amène celle des relations avec les partis politiques. En France, les syndicats ont toujours été soucieux de leur indépendance à l’égard des partis, même si les liens entre la CGT et le Parti Communiste ont longtemps été forts. Bien sûr, ils remplissent des rôles différents : les syndicats sont là pour représenter le monde du travail, tandis que les partis politiques ont en charge la représentation des citoyens dans l’arène institutionnelle. Mais beaucoup de citoyens ne comprennent pas que syndicats et partis de gauche n’arrivent pas à travailler ensemble. La « marche contre la vie chère »organisée cet automne par la NUPES a ainsi été critiquée par la CGT, alors que celle-ci partageait globalement les mots d’ordre de la manifestation. Pourquoi aucune coopération ne semble-t-elle possible ? Peut-on dépasser cette situation ?
JM Pernot : Comme vous le rappelez, les syndicats et les partis ont des fonctions différentes. Les syndicats ont un rôle de rassemblement du monde du travail autour de revendications et de construction d’une vision partagée sur certains sujets. Les partis politiques ont la responsabilité inverse : ils sont là pour partitionner l’opinion et faire émerger des visions du monde différentes. Donc on peut comprendre que chacun soit dans son propre sillon.
Bien sûr, il peut y avoir des coopérations et des convergences programmatiques entre la NUPES et la CGT existent. Mais attention, les convergences sont plus faibles avec la CFDT, sans parler de la CFE-CGC (syndicat de cadres, ndlr) ou de la CFTC (syndicat chrétien-démocrate, ndlr) et il faut aussi préserver l’intersyndicale. Par ailleurs, la NUPES, et notamment la France Insoumise qui en est le cœur, a tenté de prendre la tête du mouvement social et cela n’est pas bien passé. Que la NUPES ou la FI aient des choses à dire sur les questions sociales, essaient d’agréger d’autres groupes sociaux comme les jeunes ou fassent des propositions alors que les syndicats en font peu, très bien. Mais si les partis tentent de prendre la tête de l’organisation des manifestations, cela se passera mal.
Ce serait même contre-productif : beaucoup de travailleurs peuvent venir à une manifestation syndicale ou se retrouver dans les mots d’ordre d’une mobilisation sans pour autant être électeurs de la France Insoumise. Par exemple à Marseille, mais aussi ailleurs, quand il y a autant de monde dans les rues, on sait très bien qu’on retrouve aussi beaucoup d’électeurs RN dans les cortèges. Bon et alors ? N’était-ce pas Mélenchon qui parlait des « fâchés pas fachos » ? Tous syndicats confondus, environ 15 à 20% de leurs sympathisants ont voté RN. De même avec la CFDT et les électeurs de Macron. On ne va pas jeter ces personnes hors des cortèges. Les syndicats doivent rassembler, la CGT doit viser au-delà des gens que la NUPES intéresse. Si le mouvement social est trop marqué par la France Insoumise, cela risque de mettre des gens à l’écart. Donc les convergences peuvent exister mais il faut faire attention et préserver l’intersyndicale. Les politiques peuvent aider à mobiliser, mais dans un moment comme celui-ci, je pense qu’il faut laisser la main aux syndicats sur la mobilisation.
Le syndicalisme d’après. Ce qui ne peut plus durer. Jean-Marie Pernot, Editions du détour, 2022, 18,90 €.