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Einstein et Landau : génies scientifiques mais aussi ... anticapitalistes antistaliniens !

Pratiquement tout le monde connaît le nom d’Einstein (1), mais le nom de Lev Landau (2) est familier seulement à quelques adeptes des sciences exactes. Et pourtant, tous les deux présentent plusieurs traits communs : Ils occupent des positions de choix dans la petite liste des plus grands génies du siècle passé. Ils se sont distingués par leur liberté de pensée et l’anticonformisme de leur vie. Et surtout, ils partagent des positions politiques d’habitude traitées, et plutôt à juste titre, d’« extrémistes », de révolutionnaires et de subversives de tout ordre établi ! Et de quelles, « naturellement », personne ne vous a jamais parlé...

Landau : “Camarades, la grande cause de la Révolution d’Octobre a été ignoblement trahie »

Voici donc pourquoi on parlera aujourd’hui d’Einstein et de Landau pas en leur qualité de savants d’exception qui ont marqué l’ère moderne, mais en celle – inconnue car savamment enfouie – de socialistes anti-bureaucrates et de communistes anti-staliniens ! D’Einstein qui, comme on va le voir plus en détail par la suite, propose en pleine guerre froide, comme unique solution aux problèmes existentiels de l’humanité, la socialisation des moyens de production et la planification de l’économie, tout en avertissant qu’ « une économie planifiée pourrait être accompagnée d’un complet asservissement de l’individu » si on n’arrive pas « d’empêcher la bureaucratie de devenir toute-puissante et présomptueuse » ! Et de Landau qui, onze ans plus tôt, en 1938, en pleine Grande Terreur stalinienne, ose l’impensable : (Co-rédiger le manifeste/tract suivant, qui appelle les travailleurs à renverser Staline « et sa clique » au nom de la Révolution d’Octobre « ignoblement trahie. » par eux ! Et ça avec l’intention de le distribuer le 1er Mai 1938 à la Place Rouge de Moscou(!) devant Staline et le gratin de son régime :

Prolétaires de tous les pays, unissez-vous.

Camarades !

La grande cause de la Révolution d’Octobre a été ignoblement trahie. Le pays est inondé de flots de sang et de boue. Des millions d’innocents sont jetés en prison, et personne ne peut savoir quand viendra son tour. L’économie se désagrège. La faim se répand. Il est clair, camarades, que la clique stalinienne a fait un coup d’État fasciste. Le socialisme n’existe que sur les pages des journaux couverts de mensonges. Par sa haine furieuse du vrai socialisme, Staline est comme Hitler et Mussolini. Détruisant le pays pour préserver son pouvoir, Staline en fait une proie facile pour le fascisme bestial allemand. La seule issue pour la classe ouvrière de notre pays est de lutter avec détermination contre le fascisme de Staline et de Hitler, de lutter pour le socialisme.

Camarades, organisez-vous ! N’ayez pas peur des bourreaux du NKVD. La seule chose qu’ils peuvent faire est battre des prisonniers sans défense, arrêter des innocents, piller les richesses du pays et inventer des procès ridicules contre des complots inexistants.

Camarades, rejoignez le Parti Antifasciste des Travailleurs. Prenez contact avec son Comité de Moscou. Organiser dans les entreprises des cellules du PAT. Utilisez des techniques de la clandestinité. Préparez le mouvement de masse pour le socialisme par l’agitation et la propagande.

Le fascisme stalinien existe parce que nous sommes désorganisés. Le prolétariat de notre pays, qui a renversé le pouvoir du tsar et des capitalistes, saura renverser le dictateur fasciste et sa clique.

Vive le 1er mai - le jour de la lutte pour le socialisme !

Comité de Moscou du Parti Antifasciste des Travailleurs

Ce tract n’a été jamais distribué. Deux jours avant le 1er Mai, le 28 avril 1938, le NKVD fait une descente à l’Institut de Landau et l’arrête, comme d’ailleurs il arrête son ami très proche et collaborateur Moisei Korets (qui ne sera libéré que 20 ans plus tard, en 1958), avec lequel il avait rédigé et ronéotypé le tract. La suite ne réservait pas de surprises : interrogatoires et tortures dans la prison moscovite de Butyrka, et finalement condamnation à 10 ans de prison sous l’accusation inénarrable de...« espionnage en faveur de l’Allemagne nazie ». Cependant, Landau est désormais connu mondialement et la communauté scientifique internationale se mobilise pour le faire libérer. Le célèbre physicien Danois Niels Bohr et le président de l’Institut de Physique de l’Académie des Sciences de l’URSS Piotr Kapitsa vont même jusqu’à écrire à Staline et Molotov pour demander la libération de Landau. Et miracle des miracles, après une année d’emprisonnement, Landau est libéré !

Comme on pourrait s’en entendre, il n’y a pas eu de miracle pour les amis et collaborateurs de Landau au – déjà mondialement célèbre à cette époque – Institut Physico-Technique de Kharkov, duquel lui-même était à la fois l’inspirateur, le dirigeant et la force motrice. Des chercheurs Soviétiques mais aussi des étrangers (Allemands, Autrichiens, Polonais, Roumains, Hollandais,...), dont la plupart ont marqué les progrès de la physique au siècle passé, sont aussi arrêtés en 1937-1938, et sont exécutés ou « disparaissent » sans même que soit connue la date et le lieu de leur mise à mort. En somme, ils ont le même destin que des millions de citoyens soviétiques...

Pareillement à Landau qui est décrit comme un “ardent communiste” par ses collègues d’Oxford qu’il avait visité au début des années ‘30, les scientifiques étrangers de l’Institut de Kharkov sont aussi tous des communistes et des membres des partis communistes de leurs pays. Ils viennent à Kharkov en Ukraine pas seulement pour échapper aux nazis – étant presque tous communistes et Juifs – mais aussi pour « contribuer à la construction du socialisme » en URSS. C’est ainsi que l’Institut Physico-Technique de Kharkov, plus connu comme Fiztech, arrive à accueillir la fine fleur des jeunes scientifiques européens, provoquant l’intérêt soutenu de la communauté scientifique internationale, tandis que des célébrités scientifiques lui rendent souvent visite, tout au moins avant que le régime stalinien interdise tout contact avec le monde extérieur.

Chercher non pas le scientifique, mais Landau le révolutionnaire, n’est pas du tout facile. La gauche internationale l’ignore totalement et n’existe le moindre texte le concernant écrit par un homme ou une femme de n’importe quelle sensibilité de gauche ! Les seuls travaux – par ailleurs politiquement perspicaces et honnêtes – sur “l’autre” Landau, le Landau politique, sont dus à deux Étasuniens et à un Russe non pas historiens mais mathématiciens et physiciens, qui ont carrément “découvert” plutôt récemment le communiste anti-stalinien Lev Landau pendant qu’ils préparaient des études sur son œuvre scientifique ! Profitant de la très courte période au début des années ‘90 qui a vu s’entre-ouvrir timidement les archives du NKVD (ainsi que de la GPU et du KGB qui lui ont succédé), ces historiens amateurs ont découvert tout surpris le tract/manifeste des Landau-Korets jusqu’à alors totalement inconnu, mais aussi le dossier personnel de Landau contenant les comptes rendus détaillés de ses interrogatoires successives dans les sous-sols du NKVD !

C’était comme s’il émergeait des ténèbres et voyait le jour la face cachée de l’histoire mondiale, peut être la plus grande de ses tragédies. Et comme c’était inévitable, la “découverte” du révolutionnaire Landau mettait en lumière les tragédies également inconnues et habilement cachées de ses amis et collaborateurs à l’Institut de Kharkov. Alors, puisque même la simple mention de leurs noms, constitue un acte de justice élémentaire et de rétablissement de la vérité historique, en voici quelques uns : Lev Shubnikov (1901-1937), Lev Rozenkevich (1905-1937), Vadim Gorsky (1905-1937), Valentin Fomin (1909-1937), Konrad Weisselberg (1905-1937), ainsi que Matvei Bronstein (1906-1938), considéré comme peut être le plus grand génie scientifique de l’entre deux-guerres soviétique. Espérons que chacun d’eux trouve son historien en la personne d’un de nos jeunes scientifiques politiquement sensibles...

Et les autres collaborateurs de Lev Landau ? Pour mieux illustrer leurs triste destin, on a choisi deux dont les histoires personnelles sont emblématiques de la tragédie de cette terrible époque que l’humanité continue de payer chèrement jusqu’à aujourd’hui. L’Allemand Fritz Houtermans et le Polono-autrichien Alexander Weissberg, tous les deux membres des partis communistes de leurs pays, après avoir été arrêtés et torturés, sont finalement livrés en 1940 à la Gestapo de ce régime nazi qu’ils avaient fui pour trouver asile en URSS ! Cet acte odieux s’est fait dans le cadre de la collaboration étroite entre le NKVD et la Gestapo, qui a commencé avant même que le pacte Molotov-Ribbentrop (1939) soit signé en 1939. C’est ainsi que 80 antifascistes et communistes Allemands ont été remis à la Gestapo avant 1939, et plus de 200 après 1939...

Profitant de l’occasion pour raconter en quelques mots une des incroyables histoires personnelles des scientifiques communistes de l’Institut de Kharkov, nous choisissons celle de l’odyssée d’Alexander Weissberg, qui a suivi sa livraison à ses bourreaux nazis. Après avoir été emprisonné dans plusieurs prisons en Allemagne et en Pologne occupée, Weissberg abouti au ghetto de Cracovie. Quand il apprend qu’il va être exécuté le lendemain, il s’en échappe et se réfugie dans d’autres ghetto juifs en Pologne, d’où il s’évade à temps peu avant le début de l’opération d’extermination de leur population. Il réussit à passer à la « partie aryenne » de Varsovie où pourtant il est arrêté par la Gestapo, pour être envoyé successivement à plusieurs prisons et camps de concentration en Pologne. Il s’évade de nouveau et prend part, arme à la main, à l’héroïque insurrection de Varsovie. Il se fait arrêter et il est envoyé à un camp de concentration d’où il s’évade de nouveau aidé par un antifasciste Allemand. Il entre dans la clandestinité jusqu’à la fin de la guerre, et craignant d’être pris de nouveau par le NKVD, qui s’active dans la Pologne d’après guerre, il passe finalement en 1946 en Suède et après en France...

Einstein, l’anticapitaliste antibureaucrate !

Bien plus connu que le totalement inconnu communiste anti-stalinien Lev Landau, l’anticapitaliste antibureaucrate Albert Einstein reste pourtant jusqu’à aujourd’hui ignoré par la gauche de toute sensibilité, qui se refuse de l’invoquer même quand son « socialisme » est traitée d’idéologie archaïque de quelques attardés qui restent emprisonnés dans le 19e siècle. Évidemment, la dissimulation systématique des positions marxistes et socialistes d’Einstein et de Landau ne constitue pas une surprise quand elle provient de la bourgeoisie et des divers médias qui sont ses fidèles serviteurs. D’ailleurs, la falsification de l’histoire a toujours été un passe-temps favori de la droite et de ses excroissances de par le monde...

Mais, que dire de la gauche qui fait presque de même, bien que, logiquement, elle devrait avoir tout intérêt d’invoquer le témoignage anticapitaliste de deux de “plus grands génies” de l’ère moderne, pour répondre à la propagande anticommuniste et anti-socialiste quotidienne de ses adversaires de droite et d’extrême droite ? La réponse n’est pas difficile : la social-démocratie, qui a abandonné le marxisme depuis longtemps et a décidé de cogérer le système capitalisme, abhorre les positions radicalement anticapitalistes tant de Landau que d’Einstein. Alors, c’est pratiquement “normale” et prévisible qu’elle collabore de fait avec la droite pour “enterrer” pour toujours les... éléments subversifs que sont Einstein et Landau !

Reste pourtant l’autre, la gauche non social-démocrate, qui continue de brandir le drapeau du socialisme. Celle-ci devrait -logiquement- avoir tout intérêt à répondre à la propagande de la droite mais aussi de la social-démocratie, en invoquant systématiquement les témoignages de deux grands scientifiques des temps modernes. Et pourtant, elle ne l’a jamais fait. Pourquoi ? Mais, parce que cette gauche stalinienne et meta-stalinienne ne peut pas tolérer -ou plutôt hait à mort- l’antistalinisme clair et net de Landau mais aussi d’Einstein.Et c’est comme ça qu’on arrive à la triste conclusion que, depuis au moins 70 ans, existe une conspiration du silence hétéroclite mais très efficace, qui a comme unique objectif de faire disparaître la parole subversive d’Einstein et de Landau !

Bien sur, il y a ceux, peu nombreux, qui n’appartiennent pas à aucune de catégories susmentionnées, et qui pourraient avoir tout intérêt d’invoquer tant l’anticapitalisme que l’anti-stalinisme d’Einstein – les positions et les activités politiques de Landau étant inconnus jusqu’à il y a environ 20 ans. Ce qui surprend n’est pas qu’ils ne se réfèrent jamais au socialisme et à l’anti bureaucratisme d’Einstein. C’est surtout que, quand ils publient, bien rarement, son texte historique « Pourquoi le socialisme ? », ils ne font aucun commentaire ou analyse qui pourrait trahir une compréhension élémentaire de l’énorme valeur et signification de ce texte. Non pas parce qu’il a été écrit par « le grand Einstein », mais parce que ce texte régénère le discours marxiste, allant directement à la racine des malheurs du capitalisme, comme ceux-ci se manifestent et sont vécus en détruisant à la fois l’humanité et chacun des êtres humains. Et pas seulement ceux de 1949, mais aussi ceux de 2021 ! Et en plus, pas avec des demi-mots et les phrases embrouillées d’un certain discours marxisant, mais en mots simples, clairs et bien compréhensibles.

Certes, Landau savait qu’il risquait sa tête en rédigeant le tract/manifeste du 1er Mai, et sa pleine conscience du danger mortel qu’il encourait rend son acte encore plus héroïque et admirable. Mais, bien qu’Einstein était déjà célébrissime, il lui fallait aussi beaucoup de courage pour écrire et publier un texte comme ce “Pourquoi le socialisme ?” en 1949, pendant que la guerre froide faisait rage et au moment où pointait déjà le nez la chasse aux sorcières (de gauche) qui serait bientôt généralisée par le tristement célèbre sénateur McCarthy. Et pourtant, Einstein choisit d’aller contre le courant et de frapper le système à sa racine, en proposant comme unique solution aux problèmes de l’humanité, et donc des États-Unis où il vit et travaille, le socialisme, la socialisation des moyens de production et la planification de l’économie ! Sans doute, il fallait beaucoup de courage pour publier un tel texte à ce moment précis de l’histoire et à la métropole du système capitaliste mondial...

Toutefois, il fallait au moins autant de courage pour aller contre le courant de l’époque, et faire la critique impitoyable de la bureaucratie stalinienne et de son régime qui figure dans l’avant dernier paragraphe de son texte. En effet, ce n’est pas seulement que le culte de la personnalité de Staline atteignait en 1949 son zénith, et que quiconque osait le contester en dévoilant l’horrible réalité soviétique, était traité de « vendu » et d’ « agent » de l’ennemi, qui devait disparaître. C’est que Einstein va dans cet avant dernier paragraphe bien au-delà de la simple critique dure du régime stalinien, en tirant des leçons plus générales lesquelles aboutissent à désigner la dégénérescence bureaucratique comme le danger mortel qui menace toute tentative de renversement du système capitaliste.Et tout ça en faisant des constats totalement hérétiques pour la gauche « officielle » de cette époque, comme par exemple que « l’économie planifiée n’est pas encore le socialisme » ou que « une telle économie pourrait être accompagnée d’un complet asservissement de l’individu », avant de conclure en posant à la gauche 2-3 questions d’importance capitale pour sa propre crédibilité si malmenée, qui restent toujours sans réponse : « Comment serait-il possible, en face d’une centralisation extrême du pouvoir politique et économique, d’empêcher la bureaucratie de devenir toute-puissante et présomptueuse ? Comment pourrait-on protéger les droits de l’individu et assurer un contrepoids démocratique au pouvoir de la bureaucratie ? »

Présentant un long extrait du « Pourquoi le socialisme ? », nous écrivions en 2015, ces quelques mots en guise d’introduction : « Rien de mieux pour connaître l’autre Einstein que de l’écouter nous parler avec ses propres mots de la question plus actuelle que jamais... « Pourquoi le socialisme ? ». Et comme nous écrivions il y a exactement 10 ans, quand nous publions ces larges extraits, « Cependant, attention : ce serait une erreur de traiter ce texte comme s’il était une « curiosité », une preuve des multiples facettes du génie d’Einstein, d’un savant qui ose aller plus loin de ce qu’il sait faire. En réalité, il s’agit d’un texte qui, destiné au premier numéro de la revue de gauche Monthly Review, révèle un Einstein qui n’est pas seulement un profond et terriblement actuel penseur des problèmes présents de l’humanité,mais aussi un anti-bureaucrate de combat, c’est à dire un communiste anti-stalinien. Au lecteur attentif de tirer ses conclusions... »

Pourquoi le socialisme ?

Par Albert Einstein

(...) D’innombrables voix ont affirmé, il n’y a pas longtemps, que la société humaine traverse une crise, que sa stabilité a été gravement troublée. Il est caractéristique d’une telle situation que des individus manifestent de l’indifférence ou, même, prennent une attitude hostile à l’égard du groupe, petit ou grand, auquel ils appartiennent. Pour illustrer mon opinion je veux évoquer ici une expérience personnelle. J’ai récemment discuté avec un homme intelligent et d’un bon naturel sur la menace d’une autre guerre, qui, à mon avis, mettrait sérieusement en danger l’existence de l’humanité, et je faisais remarquer que seule une organisation supranationale offrirait une protection contre ce danger. Là-dessus mon visiteur me dit tranquillement et froidement : « Pourquoi êtes-vous si sérieusement opposé à la disparition de la race humaine ? »

Je suis sûr que, il y a un siècle, personne n’aurait si légèrement fait une affirmation de ce genre. C’est l’affirmation d’un homme qui a vainement fait des efforts pour établir un équilibre dans son intérieur et qui a plus ou moins perdu l’espoir de réussir. C’est l’expression d’une solitude et d’un isolement pénibles dont tant de gens souffrent de nos jours. Quelle en est la cause ? Y a-t-il un moyen d’en sortir ?

Il est facile de soulever des questions pareilles, mais il est difficile d’y répondre avec tant soit peu de certitude. Je vais néanmoins essayer de le faire dans la mesure de mes forces, bien que je me rende parfaitement compte que nos sentiments et nos tendances sont souvent contradictoires et obscurs et qu’ils ne peuvent pas être exprimés dans des formules aisées et simples.

L’homme est en même temps un être solitaire et un être social. Comme être solitaire il s’efforce de protéger sa propre existence et celle des êtres qui lui sont le plus proches, de satisfaire ses désirs personnels et de développer ses facultés innées. Comme être social il cherche à gagner l’approbation et l’affection de ses semblables, de partager leurs plaisirs, de les consoler dans leurs tristesses et d’améliorer leurs conditions de vie. C’est seulement l’existence de ces tendances variées, souvent contradictoires, qui explique le caractère particulier d’un homme, et leur combinaison spécifique détermine dans quelle mesure un individu peut établir son équilibre intérieur et contribuer au bien-être de la société. Il est fort possible que la force relative de ces deux tendances soit, dans son fond, fixée par l’hérédité. Mais la personnalité qui finalement apparaît est largement formée par le milieu où elle se trouve par hasard pendant son développement, par la structure de la société dans laquelle elle grandit, par la tradition de cette société et son appréciation de certains genres de comportement. Le concept abstrait de « société » signifie pour l’individu humain la somme totale de ses relations, directes et indirectes, avec ses contemporains et les générations passées. Il est capable de penser, de sentir, de lutter et de travailler par lui-même, mais il dépend tellement de la société – dans son existence physique, intellectuelle et émotionnelle – qu’il est impossible de penser à lui ou de le comprendre en dehors du cadre de la société. C’est la « société » qui fournit à l’homme la nourriture, les vêtements, l’habitation, les instruments de travail, le langage, les formes de la pensée et la plus grande partie du contenu de la pensée ; sa vie est rendue possible par le labeur et les talents de millions d’individus du passé et du présent, qui se cachent sous ce petit mot de « société ».

(...)Si nous nous demandons comment la structure de la société et l’attitude culturelle de l’homme devraient être changées pour rendre la vie humaine aussi satisfaisante que possible, nous devons constamment tenir compte du fait qu’il y a certaines conditions que nous ne sommes pas capables de modifier. Comme nous l’avons déjà mentionné plus haut, la nature biologique de l’homme n’est point, pour tous les buts pratiques, sujette au changement. De plus, les développements technologiques et démographiques de ces derniers siècles ont créé des conditions qui doivent continuer. Chez des populations relativement denses, qui possèdent les biens indispensables à leur existence, une extrême division du travail et une organisation de production très centralisée sont absolument nécessaires. Le temps, qui, vu de loin, paraît si idyllique, a pour toujours disparu où des individus ou des groupes relativement petits pouvaient se suffire complètement à eux-mêmes. On n’exagère pas beaucoup en disant que l’humanité constitue à présent une communauté planétaire de production et de consommation.

Je suis maintenant arrivé au point où je peux indiquer brièvement ce qui constitue pour moi l’essence de la crise de notre temps. Il s’agit du rapport entre l’individu et la société. L’individu est devenu plus conscient que jamais de sa dépendance à la société. Mais il n’éprouve pas cette dépendance comme un bien positif, comme une attache organique, comme une force protectrice, mais plutôt comme une menace pour ses droits naturels, ou même pour son existence économique. En outre, sa position sociale est telle que les tendances égoïstes de son être sont constamment mises en avant, tandis que ses tendances sociales qui, par nature, sont plus faibles, se dégradent progressivement. Tous les êtres humains, quelle que soit leur position sociale, souffrent de ce processus de dégradation. Prisonniers sans le savoir de leur propre égoïsme, ils se sentent en état d’insécurité, isolés et privés de la naïve, simple et pure joie de vivre. L’homme ne peut trouver de sens à la vie, qui est brève et périlleuse, qu’en se dévouant à la société.

L’anarchie économique de la société capitaliste, telle qu’elle existe aujourd’hui, est, à mon avis, la source réelle du mal. Nous voyons devant nous une immense société de producteurs dont les membres cherchent sans cesse à se priver mutuellement du fruit de leur travail collectif — non pas par la force, mais, en somme, conformément aux règles légalement établies. Sous ce rapport, il est important de se rendre compte que les moyens de la production — c’est-à-dire toute la capacité productive nécessaire pour produire les biens de consommation ainsi que, par surcroît, les biens en capital — pourraient légalement être, et sont même pour la plus grande part, la propriété privée de certains individus.

Pour des raisons de simplicité je veux, dans la discussion qui va suivre, appeler « ouvriers » tous ceux qui n’ont point part à la possession des moyens de production, bien que cela ne corresponde pas tout à fait à l’emploi ordinaire du terme. Le possesseur des moyens de production est en état d’acheter la capacité de travail de l’ouvrier. En se servant des moyens de production, l’ouvrier produit de nouveaux biens qui deviennent la propriété du capitaliste. Le point essentiel dans ce processus est le rapport entre ce que l’ouvrier produit et ce qu’il reçoit comme salaire, les deux choses étant évaluées en termes de valeur réelle. Dans la mesure où le contrat de travail est « libre », ce que l’ouvrier reçoit est déterminé, non pas par la valeur réelle des biens qu’il produit, mais par le minimum de ses besoins et par le rapport entre le nombre d’ouvriers dont le capitaliste a besoin et le nombre d’ouvriers qui sont à la recherche d’un emploi. Il faut comprendre que même en théorie le salaire de l’ouvrier n’est pas déterminé par la valeur de son produit.

Le capital privé tend à se concentrer en peu de mains, en partie à cause de la compétition entre les capitalistes, en partie parce que le développement technologique et la division croissante du travail encouragent la formation de plus grandes unités de production aux dépens des plus petites. Le résultat de ces développements est une oligarchie de capitalistes dont la formidable puissance ne peut effectivement être refrénée, pas même par une société qui a une organisation politique démocratique. Ceci est vrai, puisque les membres du corps législatif sont choisis par des partis politiques largement financés ou autrement influencés par les capitalistes privés qui, pour tous les buts pratiques, séparent le corps électoral de la législature. La conséquence en est que, dans le fait, les représentants du peuple ne protègent pas suffisamment les intérêts des moins privilégiés. De plus, dans les conditions actuelles, les capitalistes contrôlent inévitablement, d’une manière directe ou indirecte, les principales sources d’information (presse, radio, éducation). Il est ainsi extrêmement difficile pour le citoyen, et dans la plupart des cas tout à fait impossible, d’arriver à des conclusions objectives et de faire un usage intelligent de ses droits politiques.

La situation dominante dans une économie basée sur la propriété privée du capital est ainsi caractérisée par deux principes importants : premièrement, les moyens de production (le capital) sont en possession privée et les possesseurs en disposent comme ils le jugent convenable ; secondement, le contrat de travail est libre. Bien entendu, une société capitaliste pure dans ce sens n’existe pas. Il convient de noter en particulier que les ouvriers, après de longues et âpres luttes politiques, ont réussi à obtenir pour certaines catégories d’entre eux une meilleure forme de « contrat de travail libre ». Mais, prise dans son ensemble, l’économie d’aujourd’hui ne diffère pas beaucoup du capitalisme « pur ».

La production est faite en vue du profit et non pour l’utilité. Il n’y a pas moyen de prévoir que tous ceux qui sont capables et désireux de travailler pourront toujours trouver un emploi ; une « armée » de chômeurs existe déjà. L’ouvrier est constamment dans la crainte de perdre son emploi. Et puisque les chômeurs et les ouvriers mal payés sont de faibles consommateurs, la production des biens de consommation est restreinte et a pour conséquence de grands inconvénients. Le progrès technologique a souvent pour résultat un accroissement du nombre des chômeurs plutôt qu’un allégement du travail pénible pour tous. L’aiguillon du profit en conjonction avec la compétition entre les capitalistes est responsable de l’instabilité dans l’accumulation et l’utilisation du capital, qui amène des dépressions économiques de plus en plus graves. La compétition illimitée conduit à un gaspillage considérable de travail et à la mutilation de la conscience sociale des individus dont j’ai fait mention plus haut.

Je considère cette mutilation des individus comme le pire mal du capitalisme. Tout notre système d’éducation souffre de ce mal. Une attitude de compétition exagérée est inculquée à l’étudiant, qui est dressé à idolâtrer le succès de l’acquisition comme une préparation à sa carrière future.

Je suis convaincu qu’il n’y a qu’un seul moyen d’éliminer ces maux graves, à savoir, l’établissement d’une économie socialiste, accompagnée d’un système d’éducation orienté vers des buts sociaux. Dans une telle économie, les moyens de production appartiendraient à la société elle-même et seraient utilisés d’une façon planifiée. Une économie planifiée, qui adapte la production aux besoins de la société, distribuerait le travail à faire entre tous ceux qui sont capables de travailler et garantirait les moyens d’existence à chaque homme, à chaque femme, à chaque enfant. L’éducation de l’individu devrait favoriser le développement de ses facultés innées et lui inculquer le sens de la responsabilité envers ses semblables, au lieu de la glorification du pouvoir et du succès, comme cela se fait dans la société actuelle.

Il est cependant nécessaire de rappeler qu’une économie planifiée n’est pas encore le socialisme. Une telle économie pourrait être accompagnée d’un complet asservissement de l’individu. La réalisation du socialisme exige la solution de quelques problèmes socio-politiques extrêmement difficiles : comment serait-il possible, en face d’une centralisation extrême du pouvoir politique et économique, d’empêcher la bureaucratie de devenir toute-puissante et présomptueuse ? Comment pourrait-on protéger les droits de l’individu et assurer un contrepoids démocratique au pouvoir de la bureaucratie ?

La clarté au sujet des buts et des problèmes du socialisme est de la plus grande importance à notre époque de transition. Puisque, dans les circonstances actuelles, la discussion libre et sans entrave de ces problèmes a été soumise à un puissant tabou, je considère que la fondation de cette revue est un important service rendu au public.

Notes

1. Albert Einstein, né le 4 mars 1879 à Ulm, dans le Wurtemberg (Empire allemand), et mort le 18 avril 1955 à Princeton, dans le New Jersey (États-Unis), est un physicien théoricien. Il publie sa théorie de la relativité restreinte en 1905 et sa théorie de la gravitation, dite relativité générale, en 1915. Il contribue largement au développement de la mécanique quantique et de la cosmologie, et reçoit le prix Nobel de physique de 1921 pour son explication de l’effet photoélectrique N 2. Son travail est notamment connu du grand public pour l’équation E=mc2, qui établit une équivalence entre la masse et l’énergie d’un système. Il est aujourd’hui considéré comme l’un des plus grands scientifiques de l’histoire, et sa renommée dépasse largement le milieu scientifique. Il est la personnalité du XXe siècle selon l’hebdomadaire Time. Dans la culture populaire, son nom et sa personne sont directement liés aux notions d’intelligence, de savoir et de génie (source : Wikipedia)

2. Lev Davidovitch Landau (en russe : Лев Давидович Ландау, [lʲɛv dɐˈvidəvʲitɕ lɐnˈda.u] Écouter), né le 22 janvier 1908 à Bakou (Empire russe) et mort le 1er avril 1968 à Moscou (Union soviétique), est un physicien théoricien soviétique. Il est lauréat du prix Nobel de physique de 1962 « pour ses théories pionnières à propos de l’état condensé de la matière, particulièrement l’hélium liquide1 » mais ses contributions à la physique vont bien au-delà et couvrent de nombreuses branches où il apporta des formalisations théoriques des phénomènes de la mécanique des fluides à la théorie quantique des champs. Il élaborera ainsi un formalisme théorique des transitions de phase de deuxième ordre, de la supraconductivité (théorie de Ginzburg-Landau), du diamagnétisme, des liquides de Fermi, etc. Il est aussi crédité d’avoir anticipé l’existence d’étoiles à neutrons (ou, du moins, d’étoiles denses de particules subatomiques sans charge électrique) avant même la découverte des neutrons en 1932 (source : Wikipedia)

Traduit du grec

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Ramon CHAO
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Aneurin Bevan (1897-1960)

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