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"Je brûle Paris" de Bruno Jasienski, chef d’œuvre de littérature bolchévique recension d’un roman antifasciste de pointe

Paris avait craqué le long de la couture de la Seine, cousue naguère par le fil blanc des ponts”.

Qui se souvient, ou a même entendu parler, de l’organe de l’Union internationale des écrivains révolutionnaires (UIER) ? De son magazine Littérature de la révolution mondiale ? De Bruno Jasienski, son rédacteur en chef ? Cette publication fut pourtant éditée en langues allemande, russe, anglaise, française et chinoise, et six numéros paraîtront au cours de la seule année 1931 [1]. Pour donner un aperçu de cette revue de haute tenue, Louis Aragon, Lev Ovalov, Henri Barbusse (membre fondateur de l’UIER), Michael Gold, Léopold Averbakh (auteur d’un texte lapidaire et génial sur Trotski [2]) et Paul Vaillant-Couturier y contribuèrent, pour ne citer que quelques-uns d’entre eux.

Illustres méconnus, ces brillants auteurs ne sont plus lus que par des communistes réfractaires et acharnés à retrouver leur mémoire volée. Bien évidemment, ces grands noms du réalisme socialiste sont absolument évincés du système d’édition actuel, et soustraits au grand public. Somme toute, cela est parfaitement naturel, et on n’en attend pas moins de nos boursicoteurs du papier : spéculer sur des livres médiocres, voilà qui est bien, renvoyer à l’oubli les œuvres de leurs ennemis vaincus, voilà qui est mieux.

C’est toujours au moyen de perverses omissions que le marécage germanopratin sait sanctionner ceux qui, jadis, se sont mis au service d’un continent littéraire nouveau, qui tentait d’émerger des flots du roman moderne pendant que se construisait, à l’Est, le prodigieux effort d’établir un autre monde.

On peut se demander alors qui fut ce Bruno Jasienski pour avoir l’honneur de chapeauter une telle troupe ? Cet homme ne fut rien de moins qu’un immense écrivain polonais prolétarien, soviétique fidèle au socialisme réel jusqu’à la fin, à l’épreuve de l’injustice, de la torture et de son exécution. Comme bon nombre de camarades valeureux, il ne survécut pas à l’une des périodes les plus troublées, tragiques et chaotiques de l’histoire de l’URSS. Dévoré par la terreur mais mort en marxiste, son œuvre ne fut pas ressuscitée par la déstalinisation, bien qu’il ait été réhabilité en 1955.

N’ayant jamais cédé aux sirènes du trotskisme, il était aussi irrécupérable par ceux-là, et il n’intéressa guère les obsédés de la pureté révolutionnaire. Contre toute déviation romantique, Jasienski se rit toute sa vie de ceux dont les leçons de morale et les vitupérations constituent le seul bilan pratique, et qui se contentent de caqueter un catéchisme de bons gardiens de conscience. Cela étant, et sans faire le moins du monde dans l’essentialisme national, Jasienski semble incarner, avec une probité biographique presque terrifiante, l’étrange malédiction qui frappe les révolutionnaires polonais. Enclavée entre les grandes puissances, leur petite nation est prise entre le marteau et l’enclume, trahie par tous, condamnée à l’oubli et à la nuit, avant que la calotte réactionnaire ne ramasse le butin du désespoir et de la frustration.

A son arrivée en Union Soviétique en 1929, le prestige de Jasienski était pourtant immense. En effet, immigré en France depuis 1925, ce fut d’abord par un duel magistral que notre homme se fit un nom littéraire, entre septembre et novembre 1928. C’est à cette période précise que Je brûle Paris (1929) fut rédigé, en roman feuilleton, dans les colonnes de l’Humanité. Évidemment, nous évoquons ici l’époque héroïque de ce journal, loin des rédactions croûtées de Patrick Le Hyaric qui, comme tant d’autres liquidateurs, faussaires et saboteurs, est expert en captation d’héritage.

Avec ce roman, il s’agissait pour Jasienski de répondre à Je brûle Moscou, brûlot ridicule dont l’auteur, Paul Morand, se donnait des sensations en fantasmant sur un Moscou aux mains de judéo-bolchéviques, le couteau entre les dents et les doigts crochus. Jasienski humilia magistralement ce pitoyable vichyste pour qui la mondanité, la préciosité et les manières tiennent lieu de génie. « Génie » d’ailleurs valorisé encore récemment, sur France Culture, par l’immortel Alain Finkielkraut [3], qui raffole de sonder les secrètes intentions des antisémites pourvu qu’ils ne soient pas arabes. Mais laissons cela de côté et parlons d’un écrivain de qualité.

Avec Je brûle Paris, Jasienski produit un livre assez unique en son genre. On y trouve d’abord des prouesses littéraires en termes de capacité du narrateur à épouser le point de vue des différents personnages, d’un chapitre à un autre. L’immersion du lecteur dans l’environnement, les corps, les idéologies et les représentations du monde de chacun d’entre eux est radicale.

A ce titre, on peut se rappeler que, dans son oraison funèbre à Maxime Gorki, Lukacs prétend que Tolstoi aurait dit à Gorki qu’il avait “l’intelligence du cœur". Il semble que ce terme soit parfait pour souligner l’extraordinaire empathie de Jasienski, une empathie qui n’est pas niaise, mais presque semblable à un effacement momentané de l’écrivain, un oubli de soi dans le personnage, une compréhension profonde de ce qui le meut, avant de se reprendre pour en exposer tous les ressorts mécaniques, avec une froideur détachée.

Dans ce livre maîtrisé, vous suivrez le destin de Pierre, un ouvrier casseur de grève, servile, passif, et qui subit son existence de bête de somme. En dépit de ses bons et loyaux services, il se fait licencier sans ménagement, et se retrouve désœuvré. Il est alors incapable d’offrir à sa Jeannette ses souliers de bal, qui le quitte, fâchée. Il passe une première nuit, seul, sans le sou, avec des colonnes de clochards, devant la grille de la bouche d’entrée d’un métro. Après toutes sortes de péripéties, il découvre que sa Jeannette se prostitue, et qu’un bourgeois l’entretient. Dans un acte de résistance inédit, il frappe ce dernier, et finit en prison. Là bas, il y retrouvera une vieille connaissance, un chimiste, qui l’invitera chez lui. Sur place, habité par une indicible rage, il s’empare discrètement de quelques fioles, qui contiennent le virus de la peste. Il répandra le soir même leur contenu dans la Seine.

Quel roman est plus actuel ? Car on se retrouve très vite dans un Paris confiné, mis en quarantaine, où les êtres humains tombent comme des mouches, alors même que le pouvoir vacille, que des violences éclatent, et que des factions s’emparent d’arrondissements entiers, qu’elles barricadent et fortifient dans l’espoir d’une victoire définitive sur les autres.

Dans ce livre, vous suivrez une communauté juive acculée, le parcours héroïque de communards isolés et les états d’âmes d’un grand bourgeois adultérin et cosmopolite, coincé dans un Paris bubonique, en même temps que vous retracerez le parcours d’un implacable révolutionnaire chinois, et les déboires d’un ancien russe blanc, rétrogradé en chauffeur de taxi pétri de ressentiments.

Il s’agit d’une histoire épique, de portraits qui se croisent sans jamais se retrouver, de tragédies cruelles à la pelle, où des êtres humains se débattent pour survivre dans une Babylone capitaliste qui se consume, en faisant éclater son vernis mondain pour laisser voir ses entrailles pourries par l’exploitation.

C’est un grand livre. Une leçon d’antifascisme radical. Et afin de ne rien gâcher à cette expérience de lecture, on ne peut que finalement recommander au lecteur, et chaudement, de se précipiter sur ce chef d’œuvre précieux.

[1] Lecture en ligne de la revue disponible au lien ci-joint : https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k890692h

[2] Titre : “Il se démasque lui-même”. dans Littérature de la révolution mondiale : organe central de l’Union internationale des écrivains révolutionnaires 1931, numéro 2 (trouvable sur le site Gallica Bnf).

[3] https://www.franceculture.fr/emissions/repliques/paul-morand-lhomme-et-loeuvre

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