Faut-il vendre des Audi en Birmanie, demande Serge Halimi : « De la création en 1950 de la Communauté européenne du charbon et de l’acier (CECA) à celle de l’Union européenne, en passant par le traité de Rome et le Marché commun, les architectes de l’Europe ont eu pour ennemis déclarés le protectionnisme et la souveraineté. On ne doit donc pas s’étonner que, même à un moment où l’économie internationale périclite et où le chômage s’envole, l’Union concocte, imperturbable, de nouveaux élargissements (Albanie, Macédoine du Nord) et qu’elle négocie de prochains accords de libre-échange (Mexique, Vietnam). Le Royaume-Uni a claqué la porte ? Eh bien, les Balkans arrivent. Et demain s’il le faut, ce sera bonjour l’Ukraine ! Nul ne peut convaincre un forcené d’agir contre sa nature. Or l’Europe a l’obsession de construire un grand marché. Sans frontières, droits de douane ou subventions. Faute de nouvelles libéralisations commerciales, elle tomberait en effet par terre. C’est ce qu’on appelle la « théorie de la bicyclette » : on doit pédaler vers davantage d’intégration, ou c’est la chute. Le monde dont rêve Bruxelles ressemble depuis longtemps à une énorme flaque d’huile bien lisse sur laquelle des cargos de marchandises glissent au son de l’Hymne à la joie.
Selon Frédéric Lordon, la zizanie règne chez les « sages » européens : « Sitôt annoncée par Mme Angela Merkel et M. Emmanuel Macron, la proposition franco-allemande de relance européenne impliquant une dette commune a été critiquée par plusieurs États membres de l’Union. La dépression consécutive à la pandémie de Covid-19 porte au point de rupture les contradictions de celle-ci, comme l’illustre également un récent jugement de la Cour constitutionnelle allemande. »
Le nouveau Triptyque de notre République : Travail, Famille, Wi-fi (Julien Brygo) : « Les géants du numérique pouvaient difficilement imaginer qu’un test grandeur nature de leur vision de la société serait un jour justifié par un motif sanitaire. Or, pendant quelques semaines, producteurs et consommateurs ont dû régler toutes leurs affaires par écran interposé. Y compris quand il s’agissait d’école, de divertissement, de santé. »
Alain Garrigou dénonce la grande illusion de la paix par le commerce : « Au début du XXe siècle, l’écrivain Norman Angell développa une réflexion sur le caractère irrationnel d’un conflit majeur en Europe. Selon lui, l’importance des relations économiques et commerciales entre les nations du Vieux Continent devait faire obstacle à une telle éventualité. Démentie par la première guerre mondiale, sa pensée a néanmoins irrigué le pacifisme libéral et donné des arguments au néolibéralisme. »
Pour Thomas Frank, rien ne changera fondamentalement aux Etats-Unis : « Aucun pays ne dénombre autant de victimes du Covid-19 — près de cent mille le 21 mai — que les États-Unis. Et l’absence d’un filet de protection médical et social y provoque une crise sans précédent depuis un siècle. En année électorale, un tel tableau aurait pu provoquer un séisme politique. Pourtant, la réélection du président sortant n’est pas exclue. Et son rival n’ambitionne que le retour aux années Obama. »
D’autant que le Texas est en armes contre le finement (Maxime Robin) : « Tout État d’Amérique a noué sa propre histoire avec le virus. Celle du Texas a démarré brutalement le 6 mars dernier, quand le maire démocrate de la capitale, Austin, M. Stephen Adler, décrétait l’état d’urgence municipal et annulait un festival international une semaine avant qu’il ne commence. Aucun cas de Covid-19 n’avait encore été signalé dans la ville ; M. Adler a tranché après que plusieurs entreprises californiennes – comme Apple, Facebook, Intel et Netflix – ont annulé leur venue, inquiètes à l’idée d’envoyer leurs employés au contact d’un demi-million de festivaliers du monde entier. Le festival, South by Southwest, est essentiel pour la culture américaine ; il rassemble quinze jours durant l’élite du divertissement, de la musique, du cinéma et de la technologie. Entre deux concerts, on aurait pu écouter là des personnalités aussi diverses que Kim Kardashian-West, Noam Chomsky et le patron de Twitter. Le badge « platinum » pour assister aux conférences coûte 1 600 dollars (1 450 euros). L’événement suffit à faire vivre à l’année une petite armée de travailleurs saisonniers dans l’événementiel : l’hôtellerie, les véhicules de transport avec chauffeur (VTC) ou la livraison de pizzas. Sa disparition a fait figure de prélude au désastre économique et sanitaire qui frappe aujourd’hui le pays. »
Philippe S. Golub décrit trois hypothèses géopolitiques : « Le brutal ralentissement de l’économie mondiale oblige les grandes puissances à repenser leurs stratégies industrielles et commerciales. Outre les effets d’annonce destinés à amadouer des populations que la crise sanitaire a angoissées, de nombreux pays promettent de tout faire pour moins dépendre de la Chine. Mais les reconfigurations à venir dépendront surtout de la tension qui oppose Washington à Pékin. »
Anne-Dominique Correa et Renaud Lambert dressent le portrait de missionnaires médiatiques et de leur regard biaisé quant à l’Amérique Latine : « Pourquoi M. Juan Guaidó est-il le vrai président du Venezuela ? À quelle vitesse le chef de l’État brésilien doit-il amputer les retraites ? Comment les péronistes vont-ils aggraver la crise argentine ? Du Mondeau Financial Times, une poignée d’« experts » latino-américanistes passent l’actualité politique de la région à la moulinette de leurs obsessions : le libre-échange et l’anticommunisme. »
Carine Milicent explique Pourquoi il faut se méfier des chiffres chinois sur le coronavirus : « L’assemblée générale de l’Organisation mondiale de la santé (18-19 mai 2020), sous le feu des critiques, a proposé de traiter tout futur vaccin contre la pandémie de Covid-19 comme un « bien commun ». Pas de quoi calmer les États-Unis, qui accusent Pékin d’être responsable du désastre sanitaire et soulignent la faiblesse du nombre de morts déclarés. Mais que cache la polémique sur ces chiffres ? »
Estelle Levresse explique que la Russie a réagi à la pandémie rapidement, mais avec des infrastructures obsolètes : « L’expérience de la Russie dans la lutte contre les maladies infectieuses et ses capacités hospitalières ont permis de gagner du temps contre le Covid-19. Ces atouts dissimulent, cependant, de profonds déséquilibres dans le système de santé. Alors que les cas se multipliaient début mai, la population pourrait faire les frais des faiblesses de celui-ci. »
Selon N’Dongo Samba Sylla, en Afrique, la promesse de l’« émergence » reste un mirage : « Sans cesse agité pour louer les performances prometteuses de nombreuses économies africaines, le concept d’« émergence » offre un label aux pays qui se plient aux dogmes néolibéraux, ainsi qu’aux injonctions du Fonds monétaire international (FMI) et de la Banque mondiale. Surtout, il cache mal des croissances en trompe-l’œil, qui ne profitent qu’à une minorité. »
Milan Rivié décrit le jeu de dupes sur la dette des pays pauvres : « Contrairement aux déclarations du président français, la dette des pays africains ne sera pas annulée, et la suspension momentanée des remboursements qui a été consentie ne réglera pas les problèmes aggravés par la pandémie de Covid-19. Le refus de payer mérite désormais d’être envisagé. »
Sebastian Castelieret Quentin Müller critiquent la charité omanaise pour le Yémen : « En accueillant des réfugiés yéménites et en assurant une aide humanitaire ciblée à sa frontière, le sultanat d’Oman veille à préserver sa marque dans le sud-est de la péninsule arabique. Une présence qui se heurte aux ambitions hégémoniques de l’Arabie saoudite et des Émirats arabes unis, lesquels soupçonnent leur voisin de complaisance avec la rébellion houthiste. »
Adlene Mohammedi observe leretour feutré de la Syrie dans la « famille arabe » : « Dans l’attente de la réintégration de la Syrie au sein de la Ligue arabe, les rapprochements bilatéraux se multiplient, notamment avec les pétromonarchies du Golfe, l’Égypte et le Maghreb, largement encouragés par la puissance tutélaire russe. La victoire militaire du régime est loin d’être définitive, mais elle renforce une reconfiguration géopolitique à l’œuvre depuis quelques années. »
Pour Sadek Boussena, il y a beaucoup d’accords et de désaccords dans l’industrie du pétrole : « Longtemps, les États-Unis ont délégué à Riyad le soin d’assurer un prix du baril suffisamment élevé en échange de leur protection militaire. En obligeant Washington à négocier directement avec les autres grands producteurs, l’actuel plongeon des cours éclaire l’épuisement de cet arrangement. Sans que l’on sache par quoi il sera remplacé : la concurrence sans règle ou une autre forme de régulation. Ce 21 avril 2020 restera certainement dans l’histoire le jour où l’« or noir » a coûté moins cher que l’eau de pluie. À la clôture de la Bourse des matières premières à New York, le baril de West Texas Intermediate (WTI) s’est échangé au prix négatif de — 37,63 dollars sur le marché à terme. Une moitié de l’humanité est alors confinée en raison de la pandémie de Covid-19. La demande pétrolière est au plus bas, les pipelines et tankers déversent leur trop-plein dans des capacités de stockage approchant la saturation. Les acteurs financiers, qui spéculent sur le cours, se retrouvent avec du brut sur les bras dont ils cherchent désespérément à se débarrasser… y compris en payant les acheteurs. »
Julien Vercueil pose le problème de la thérapie de choc ou gradualisme pour les pays de l’Europe de l’Est par rapport au système capitaliste :« Trente ans après leur rupture avec le système communiste, plusieurs pays d’Europe centrale et orientale boudent l’Union européenne, en dépit de l’aide financière que celle-ci leur apporte. Souvent présentées comme exemplaires, les trajectoires de la Pologne et de la Slovénie éclairent ce paradoxe et les choix économiques des pays de la région, qui naviguent entre souveraineté retrouvée et nouvelles subordinations. »
Andrew Murray décrit les Adieux discrets au corbynisme dans le parti travailliste : « Après avoir suscité l’espoir bien au-delà des frontières du Royaume-Uni sous la direction de M. Jeremy Corbyn, le Parti travailliste vient de se doter d’un nouveau dirigeant, sir Keir Starmer, parvenu à n’incarner ni la continuité ni un retour au New Labour de M. Anthony Blair. Son principal atout ? Le fiasco de la gestion de la pandémie en cours par le premier ministre conservateur Boris Johnson. »
Philippe Bacqué décrit la condition des personnes âgées dépendantes et sacrifiées : « À la mi-mai, la moitié des décès du Covid 19 en France provenaient d’établissements d’hébergement pour personnes âgées dépendantes (Ehpad). Pénurie de tests, de masques. Incurie dans la gestion de la crise. L’hécatombe était cependant bien prévisible. Depuis des mois, le personnel alertait sur le manque de moyens et la dégradation des conditions de travail. »
Denis Duclos décrit le monde terrifiant des humains confinés dans la matrice : « Comptages quotidiens macabres, toxicité du voisin, prévisions apocalyptiques, images morbides en boucle : sous couvert de protection contre le Covid-19, les médias ont organisé la terreur sanitaire au sein d’une population française prise pour aussi mûre qu’un enfant en bas âge. Devenus l’interlocuteur unique d’une audience confinée pendant deux mois, ils ont fini par absorber la réalité. »
Un article très intéressant d’Évelyne Pieiller sur J.R.R. Tolkien : « Vendue à 150 millions d’exemplaires, « Le Seigneur des anneaux » est une œuvre qui, au fil des décennies, loin de se démoder, a été saluée de plus en plus largement. Elle semble avoir rencontré, voire nourri, un imaginaire collectif toujours plus partagé. Or le système de valeurs et la conception de la société de la Comté déploient une morale politique dont le charme archaïque n’est pas sans ambiguïté. »
Marion Leclair et Edward Lee-Six nous parlent de Shaw et son engagement ironique : « La bourgeoisie victorienne applaudissait George Bernard Shaw, qui, pourtant, la condamnait, tout en la faisant rire, malgré des sujets un peu « scandaleux ». Sa rupture avec le marxisme et son choix d’accompagner le mouvement qui donnera naissance au Parti travailliste rendirent désirables ses étincelantes démonstrations progressistes. »
Ibrahim Warde explique ce qu’est la “ kakistocratie ” : « Stanley Hoffmann considérait que la meilleure explication du déclenchement de la seconde guerre mondiale se trouvait dans Rhinocéros, la pièce d’Eugène Ionesco. Pour cet éminent universitaire américain, l’absurde de la pièce « saisit, mieux que n’importe quel ouvrage d’histoire ou de sciences sociales, toutes les absurdités et tragédies de cette longue descente aux enfers ». L’allégorie, qui porte sur la transformation de la population entière (à l’exception d’un seul homme) en rhinocéros, illustre en effet la dynamique d’un totalitarisme qui gagne jusqu’aux esprits les moins dociles.
Plus souvent, c’est dans le registre satirique que les artistes ont abordé les grands problèmes de leur temps. Dans Le Dictateur,qu’il a réalisé en 1940, Charlie Chaplin interprète deux rôles : celui du dictateur Adenoïd Hynkel, bien évidemment inspiré d’Adolf Hitler, et celui d’un pauvre barbier juif confronté aux persécutions. Dans les scènes les plus mémorables, le tragique se profile derrière le burlesque. Tout est dit lorsque le dictateur saisit une mappemonde, qu’il caresse affectueusement avant d’en faire un ballon (qui va bientôt se dégonfler) avec lequel il joue avec entrain, en imaginant être devenu « empereur du monde ». Ou lorsqu’il reçoit dans un salon de coiffure son collègue Benzino Napoleoni, sosie de Benito Mussolini, et que tous deux se préoccupent de la hauteur de leurs sièges respectifs. »