Bien que leur genèse soit beaucoup plus ancienne, les entités regroupées sous le vocable d’organisations non gouvernementales (ONG) ont eu un essor fulgurant dans les années 80 et 90 du siècle dernier et leurs domaines d’intervention se sont diversifiés : urgence humanitaire, alimentation, droits de l’homme ou environnement.
D’après les spécialistes, cet accroissement coïncide avec la montée du néolibéralisme impulsé durant les années Reagan-Thatcher. Selon la militante Ana Minski, « la prolifération des ONG au Sud, dans les années 1990, est indubitablement liée à l’affaiblissement des capacités gouvernementales à fournir des services publics, résultat des politiques néolibérales qui se sont imposées dans le contexte d’un capitalisme mondialisé et fortement financiarisé ».
À cause des politiques d’austérité et de réduction des dépenses publiques, les gouvernements se sont tournés vers les ONG pour fournir des services à bas prix, services qu’ils assuraient naguère dans les secteurs de la santé, de l’éducation, de la culture, etc. Abondant dans ce sens, l’écrivaine indienne Arundhati Roy précise que les ONG distribuent « au compte-gouttes, sous forme d’aide ou de bénévolat, ce à quoi les gens devraient normalement avoir droit ». Ce qui amène certains spécialistes à qualifier les ONG de « cheval de Troie » du néolibéralisme.
L’ONG-isation de la résistance (par Arundhati Roy) (voir retranscription à la fin de l’article)
Extrait d’une conférence donnée à San Francisco, Californie, le 16 août 2004
Avec la fin de la Guerre froide, les ONG ont été utilisées à d’autres desseins. Il s’agissait de la « démocratisation » des pays de l’Est anciennement dans le giron soviétique, afin de les extraire de l’influence russe. Dans cet objectif, les États-Unis ont déployé un arsenal d’organismes spécialement dédiés à cette tâche. Citons, à titre d’exemple : l’USAID (United States Agency for International Development), la NED (National Endowment for Democracy) et ses quatre satellites, Freedom House et l’Open Society de G. Soros. À part ce dernier qui est privé, tous les autres organismes sont financés directement ou indirectement, partiellement ou entièrement par le gouvernement américain.
Les satellites de la NED sont bien connus : l’IRI (International Republican Institute), le NDI (National Democratic Institute), le Solidarity Center et le CIPE (Center for International Private Enterprise).
Pour se prévaloir de la dénomination d’ONG, une organisation doit satisfaire au moins aux cinq conditions suivantes : l’origine privée de sa constitution, le but non lucratif de son action, son indépendance financière, son indépendance politique et la notion d’intérêt public de sa mission. Dans le cas de ces organismes américains et des groupes qu’ils financent dans les pays visés, ces conditions ne sont jamais réunies.
L’utilisation de ces organismes a prouvé l’efficacité du « soft power » étasunien dans les opérations de « regime change ». Cela a été manifeste dans les révolutions colorées en Serbie, en Géorgie ou en Ukraine. Lors du « printemps » arabe, ces mêmes organismes américains d’« exportation » de la démocratie ont été impliqués en Tunisie, en Égypte, en Libye, en Syrie et au Yémen et le résultat désastreux de leur implication est maintenant connu, tout particulièrement dans les trois derniers pays.
Le modus operandi de cette « démocratisation » est toujours le même. Des activistes locaux, regroupés ou non dans des ONG locales sont choisis, financés, formés et réseautés dans leur région d’appartenance (dans le cas des pays arabes, il s’agit de la région MENA – Middle East and North Africa). Lors d’éventuelles protestations populaires légitimes causées par de réels problèmes sociaux, ces activistes se mettent aux premières loges des manifestations et tentent de les diriger selon des agendas concoctés à l’étranger.
Pour illustrer ce propos, citons des activistes comme Slim Amamou (Tunisie), Mohamed Adel (Mouvement du 6 avril – Égypte), Ali Ramadan Abouzaakouk, (Libya Human and Political Development Forum – Libye), Aussama Monajed (Movement for Justice and Development – Syrie) et Tawakkol Karman (Women Journalists Without Chains – Yémen).
En Algérie, plusieurs ONG locales financées par les organismes américains ont été très visibles lors des manifestations, aussi bien en 2011 que lors du Hirak, en 2019-2020. Il s’agit, entre autres, de la Ligue algérienne de défense des droits de l’homme (LADDH), du Rassemblement Actions Jeunesse (RAJ), du Collectif des familles de disparus en Algérie (CFDA), etc. Il est quand même curieux de constater que les ONG qui reçoivent des subsides étrangers sont toutes sur la même longueur d’onde concernant leurs revendications. Pas un seul petit bémol ?
Qualifiés d’ONG - Organisations Non Grata-, les organismes américains d’« exportation » de la démocratie ont été bannis de certains pays comme la Russie qui a interdit USAID pour « ingérence dans la vie politique russe ». La liste des ONG « indésirables » en Russie s’est allongée et englobe actuellement la NED, le NDI, l’IRI, Freedom House et l’Open Society de Soros.
En Amérique du Sud, les pays de l’ALBA (Alianza Bolivariana para los Pueblos de Nuestra América) ont signé une résolution en 2012 demandant l’expulsion immédiate de l’USAID des pays membres de l’alliance (la Bolivie, Cuba, l’Équateur, la Dominique, le Nicaragua et le Venezuela).
D’autre part, certains pays du BRICS (Brésil, Russie, Inde, Chine et Afrique du Sud) se sont dotés de lois interdisant ou renforçant le contrôle des ONG sur leurs sols.
Depuis 2014, les ONG travaillant en Égypte ont l’obligation de s’enregistrer auprès des autorités sans quoi, elles risquent la saisie de leurs biens ou des poursuites judiciaires. En outre, les autorités doivent également approuver tout financement venant de l’étranger.
Parmi les autres pays arabes, les Émirats arabes unis (EAU) ont procédé, en 2012, à la fermeture des bureaux de plusieurs ONG étrangères dont le NDI. De son côté, le député jordanien Zakaria Al-Cheikh a demandé, en janvier 2016, à la chambre basse du Parlement de Jordanie de mettre fin aux activités de ce même organisme arguant qu’il « constitue un danger pour la sécurité nationale ».
Il faut savoir que de telles activités sur le sol américain sont régies par le « Foreign Agents Registration Act » qui est une loi américaine exigeant l’enregistrement des lobbyistes représentant des intérêts politiques ou économiques étrangers.
Finalement, il ne faut absolument pas croire que les ONG américaines sont les seules actives sur le sol algérien. D’autres, européennes, y sont très présentes.
Faut-il alors légiférer pour encadrer, contrôler voire interdire le financement étranger des ONG en Algérie ? C’est certainement un point sur lequel il est impératif de se pencher sérieusement dans un avenir très proche.
EN COMPLEMENT : retranscription de l’intervention d’A. Roy
Extrait du discours qu’Arundhati à prononcé lors d’une conférence qu’elle a donnée à San Francisco, le 16 août 2004 (traduit de l’anglais).
Le second risque qui menace les mouvements de masse, c’est celui de l’ONG-isation de la résistance. II serait aisé de retourner ce que je m’apprête à dire en accusation contre toutes les organisations non gouvernementales (ONG), mais ce serait un mensonge. Si, dans les eaux troubles des créations de fausses ONG, certains cherchent à siphonner des subventions ou à frauder le fisc, nombre d’ONG font un travail valable. II importe toutefois de considérer le phénomène dans un contexte politique plus large.
En Inde, par exemple, le boom des ONG subventionnées a commencé à la fin des années 1980 et dans les années 1990. Cela a coïncidé avec l’ouverture des marchés indiens au néolibéralisme. À l’époque, l’État, se conformant aux exigences de L’ajustement structurel, restreignait les subsides destinés au développement rural, à l’agriculture, à L’énergie, aux transports et à la santé publique.
L’état abandonnant son rôle traditionnel, les ONG ont commencé à travailler dans ces domaines. La différence, bien sûr, est que les fonds mis à leur disposition ne formaient qu’une minuscule fraction des coupes opérées dans les dépenses publiques.
La plupart des ONG sont financées et patronnées par les agences d’aide au développement, qui sont à leur tour financées par les gouvernements occidentaux, la Banque mondiale, les Nations unies et quelques entreprises multinationales. Sans être identiques, ces agences font partie d’un ensemble politique aux contours flous qui supervise le projet néolibéral et dont la demande prioritaire est d’obtenir des coupes drastiques dans les dépenses gouvernementales.
Pour quelles raisons ces agences financent-elles les ONG ? Serait-ce seulement un zèle missionnaire démodé ? De la culpabilité ? C’est sans doute un petit peu plus que cela. Les ONG donnent l’impression de remplir le vide laissé par un État en retraite. Et c’est ce qu’elles font, mais d’une manière inconséquente. Leur contribution réelle est de désamorcer la colère et de distribuer au compte-gouttes, sous forme d’aide ou de bénévolat, ce à quoi les gens devraient normalement avoir droit.
Les ONG altèrent la conscience publique. Elles transforment les gens en victimes dépendantes et émoussent les angles de la résistance politique. Elles forment une sorte d’amortisseur entre le sarkar [gouvernement] et le public, entre l’Empire et ses sujets. Elles sont devenues les arbitres, les interprètes, les entremetteuses.
Sur le long terme, les ONG sont responsables envers leurs donateurs, pas envers les gens parmi lesquels elles travaillent. Elles sont ce que les botanistes appellent une espèce indicatrice. Plus la dévastation causée par le néolibéralisme est importante, plus elles prolifèrent. Rien n’illustre cela de manière plus poignante que les États-Unis s’apprêtant à envahir un pays et préparant simultanément les ONG à s’y rendre pour nettoyer les dégâts.
Pour être sûres que leur financement n’est pas mis en péril et que les gouvernements des pays dans lesquels elles travaillent vont leur permettre de fonctionner, les ONG doivent présenter leur travail d’une manière superficielle plus ou moins détachée du contexte politique ou historique, en tout cas d’un contexte historique ou politique dérangeant.
Les appels de détresse apolitiques — et donc, en réalité, éminemment politiques — en provenance des pays pauvres et des zones de guerre présentent au final les (sombres) gens de ces (sombres) pays comme des victimes pathologiques. Encore un Indien sous-alimenté, encore un Éthiopien mourant de faim, encore un camp de réfugiés afghans, encore un Soudanais mutilé… et tous en grand besoin de L’aide de L’homme blanc. Sans le vouloir, les ONG renforcent les stéréotypes racistes et mettent l’accent sur les succès, les avantages et la compassion, le “qui aime bien châtie bien”, de la civilisation occidentale. Elles sont les missionnaires séculaires du monde moderne.
Au bout du compte — sur une plus petite échelle, mais de manière plus insidieuse — le capital mis à la disposition des ONG joue le même rôle dans les politiques alternatives que les capitaux spéculatifs qui entrent et sortent des économies des pays pauvres. Il commence par dicter l’ordre du jour. Il transforme ensuite la confrontation en négociation. Il dépolitise la résistance et interfère avec les mouvements populaires locaux, qui sont traditionnellement indépendants. Les ONG manient des budgets leur permettant d’employer des personnels locaux, qui auraient autrement été des militants dans les mouvements de résistance, mais qui désormais peuvent sentir qu’ils font le bien de manière immédiate et créative (et tout cela en gagnant leur vie). La réelle résistance politique n’offre pas ce genre de raccourcis.
L’ONG-isation de la politique menace de transformer la résistance en un travail courtois, raisonnable, payé, et en 35h. Avec quelques bonus en plus. La vraie résistance a de vrais coûts. Et aucun salaire.