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Gramsci : les relations internationales au prisme de l’hégémonie

En le réduisant l’hégémonie à un simple synonyme de « domination », nombre d’auteurs et autres spécialistes des relations internationales oublient qu’un important mouvement théorique inspiré des idées d’Antonio Gramsci a donné à ce concept une approche bien plus subversive, qui permet notamment une analyse critique poussée des mécanismes qui régissent l’ordre mondial. Nous publions ici la traduction d’un extrait de l’essai “Gramsci, Hegemony and International Relations : An Essay in Method”, avec lequel Robert Cox posa en 1983 la première pierre du courant néo-gramscien. Une grille de lecture qui reste plus que jamais utile pour tenter de mieux comprendre les structures qui sous-tendent le système international actuel.

Préambule du traducteur

Le concept d’hégémonie est employé depuis de nombreuses années dans le champ des relations internationales d’une manière qui néglige considérablement son potentiel critique, étant presque exclusivement associé à l’idée de domination. Il est par exemple très souvent utilisé en géopolitique pour qualifier la nature du pouvoir exercé par la puissance en position de force et en mesure d’imposer sa volonté aux autres États sur la scène internationale.

Or, c’est faire abstraction d’un important courant qui, à partir des années 1980, a transposé à l’ordre international l’approche du concept d’hégémonie développée par le théoricien politique italien Antonio Gramsci (1891-1937), pour qui ce terme impliquait aussi – au-delà de la simple domination – la dimension idéologique du processus d’instauration et de maintien de la subordination consentie d’un groupe au profit d’un autre.

Le canadien Robert Cox (1926-2018) fut le premier à introduire le concept d’hégémonie au sens gramscien dans le cadre de l’étude des relations internationales. Avec son essai Gramsci, Hegemony and International Relations : An Essay in Method – publié en 1983 – il ouvrait la voie au développement d’une nouvelle approche théorique critique, un courant qui prendra le nom de néo-gramscien.

Après une carrière de haut fonctionnaire des Nations Unies, c’est en tant que fin connaisseur des organisations internationales que Cox a enseigné et développé ses idées, d’abord à l’Université de Columbia aux États-Unis, puis à celle de York au Canada, où ses positions se sont radicalisées alors qu’il s’attachait à comprendre les « structures qui sous-tendent le monde. » Ainsi, il a utilisé le cadre conceptuel gramscien pour développer une pensée s’écartant de la classique théorie de la stabilité hégémonique en situant le concept d’hégémonie « dans une reformulation du matérialisme historique à partir d’une double triangulation : trois catégories de forces – les capacités matérielles, les idées, les institutions – interagissent sur trois niveaux – celui des forces sociales, des formes d’État et (...) de l’ordre mondial. » De cette façon, il a par exemple avancé qu’un État s’avère être hégémonique non seulement lorsque celui-ci domine par la force mais aussi s’il réussit à instaurer un ordre mondial dans lequel les autres acteurs étatiques conservent à leur tour certains intérêts, consentant de la sorte à une dynamique qui limite la contestation.

Il a également pointé du doigt le rôle des institutions internationales qui légitiment les normes de l’organisation hégémonique, et avancé que l’hégémonie n’est établie que lorsque les autres acteurs du système adhérent à l’ordre dominant qu’ils considèrent comme légitime. Enfin, si pour Cox l’hegemon était bien un État, c’est en premier lieu l’hégémonie de sa classe sociale dominante qui utilise celui-ci pour promouvoir ses idées et défendre ses intérêts au niveau international et réussit à déployer son mode de production en dehors de ses frontières, en soumettant les modes de productions alternatifs. L’hégémonie dépend donc de la configuration des forces sociales au sein de l’État hégémonique, ce qui a amené l’universitaire canadien à conclure que « la tâche de transformer l’ordre mondial commence avec le long et laborieux effort qui consiste à créer de nouveaux blocs historiques à l’intérieur des frontières nationales ».

Partant de ces idées, nombre d’auteurs se réclamant de la grille de lecture de Cox et d’une analyse néo-gramscienne n’ont pas tardé à voir en la figure des États-Unis l’État qui porterait les valeurs dominantes – celles du néolibéralisme – et qui chercherait à les propager. D’autres ont refusé de voir l’hégémonie matérialisée en un seul État, préférant pointer du doigt l’apparition d’un « État impérial global » dirigé par une « classe capitaliste transnationale » s’appuyant notamment sur des organisations (OMC, FMI, Banque mondiale...) et le droit commercial international pour imposer les règles du jeu économique international.

Quoi qu’il en soit, avec des positions qui l’ont souvent placé à proximité d’auteurs comme Susan Strange ou encore Immanuel Wallerstein, il est indéniable que les apports théoriques de Cox ont considérablement enrichi l’étude des Relations internationales. Considérant qu’il est important de participer à la diffusion de ses idées, Le Vent Se Lève propose ici la première traduction en français de l’extrait de son article Gramsci, Hegemony and International Relations : An Essay in Method (publié originairement dans la revue Millenium : Journal of International Studies de la London School of Economics) consacré à la relation hégémonie/ordre international. À quelques mois de sa disparition, c’est aussi en quelque sorte un hommage que nous rendons ici celui qui, à travers ses écrits, a contribué à alimenter la réflexion critique internationale, bien précieuse pour celles et ceux qui aspirent à comprendre le monde pour ensuite le transformer.

Luis Alberto Reygada (@la_reygada)

Nous vous invitons vivement à consulter le hors-série L’hégémonie dans la société internationale : un regard néo-gramscien publié en 2014 par la Revue québécoise de droit international, dont l’introduction, de Marie-Neige Laperrière et Rémi Bachand, a largement inspiré cette brève présentation des travaux de Robert Cox.

Gramsci, hégémonie et relations internationales : proposition méthodologique (Robert Cox - 1983)

Il y a quelque temps j’ai commencé la lecture des Cahiers de prison de Gramsci. Dans ces fragments, écrits dans une prison fasciste entre 1929 et 1935, l’ancien chef du Parti communiste italien se préoccupait du problème de la compréhension des sociétés capitalistes dans les années 1920 et 1930, et en particulier de la signification du fascisme et des possibilités de construire une forme alternative d’État et de société qui se fonderait sur la classe ouvrière. Ses analyses se focalisaient sur l’État, sur la relation existant entre la société civile et l’État, et sur les relations entre la politique, l’éthique et l’idéologie par rapport à la production. Comme on pouvait s’y attendre, Gramsci n’avait pas grand-chose à dire au sujet des relations internationales. Néanmoins, j’ai trouvé que la pensée de Gramsci pouvait être utile pour comprendre le sens de l’organisation internationale, sujet dont je m’occupais alors principalement. Son concept d’hégémonie était particulièrement important, mais plusieurs notions connexes – élaborées par lui-même ou développées par d’autres mais enrichies par lui – étaient tout aussi utiles. Cet essai présente mon interprétation de ce que Gramsci entendait par hégémonie et de ces concepts connexes, et suggère comment je pense qu’ils peuvent être adaptés, en conservant leur sens essentiel, à la compréhension des problèmes de l’ordre mondial. Il ne prétend pas être une étude critique de la théorie politique de Gramsci, mais simplement une dérivation à partir de celle-ci de quelques idées utiles pour une révision de la théorie actuelle des relations internationales. [1]

(...)

HÉGÉMONIE ET RELATIONS INTERNATIONALES

Nous pouvons maintenant faire la transition à partir de ce que Gramsci disait au sujet de l’hégémonie et de ses concepts connexes pour analyser les implications de ces concepts dans le champ des relations internationales. Tout d’abord, il est cependant utile de passer en revue ce que le jeune Gramsci a dit au sujet des relations internationales. Commençons par ce passage :

« Les relations internationales précèdent-elles ou suivent-elles (logiquement) les relations sociales fondamentales ? Elles les suivent sans aucun doute. Toute innovation organique dans la structure sociale, à travers ses expressions technico-militaires, modifie aussi organiquement les relations absolues et relatives sur la scène internationale. » [17]

Par « innovation organique », Gramsci voulait dire structurelle, à long terme ou relativement permanent, par opposition à court terme ou « conjoncturel ». Il avançait que les changements fondamentaux dans les relations de pouvoir internationales ou dans l’ordre mondial, qui sont observés comme des changements dans l’équilibre stratégico-militaire et géopolitique, peuvent être identifiés comme des changements fondamentaux dans les relations sociales.

Gramsci n’a aucunement l’intention d’éluder l’État ou de minimiser son importance. L’État reste pour lui l’entité de base des relations internationales et le lieu où se déroulent les conflits sociaux – le lieu aussi, par conséquent, où se construisent les hégémonies des classes sociales. Dans ces hégémonies de classes sociales, les caractéristiques particulières des nations s’assemblent d’une manière unique et originale. La classe ouvrière, qui peut être considérée comme internationale dans un sens abstrait, se nationalise dans le processus de construction de son hégémonie. L’émergence au niveau national de nouveaux blocs dirigés par les travailleurs pourrait, en suivant ce raisonnement, précéder toute restructuration fondamentale des relations internationales. Cependant, l’État, qui demeure le point central de la lutte sociale et l’entité fondamentale des relations internationales, est l’État au sens large qui comprend ses propres bases sociales. Ce point de vue laisse de côté une vision limitée ou superficielle de l’État qui le réduit, par exemple, à la bureaucratie de la politique étrangère ou à ses capacités militaires.

L’émergence au niveau national de nouveaux blocs dirigés par les travailleurs pourrait (...) précéder toute restructuration fondamentale des relations internationales

Depuis son point de vue italien, Gramsci avait un jugement tranchant sur ce qu’aujourd’hui nous appellerions la dépendance. Il savait à quel point l’Italie avait été influencée par des puissances extérieures. Sur le plan exclusif de la politique étrangère, les grandes puissances jouissent d’une relative liberté pour déterminer leur politique étrangère en fonction de leurs intérêts nationaux ; les petites puissances ont quant à elles moins d’autonomie. [18] La vie économique des nations subordonnées est pénétrée par et imbriquée avec celle des nations puissantes. Cette situation est davantage compliquée par l’existence, au sein des pays, de régions structurellement diverses qui ont des modèles distincts de relations avec les forces extérieures. [19]

A un niveau encore plus poussé, nous pouvons dire que les États puissants sont précisément ceux qui ont subi une profonde révolution économique et sociale et qui ont pleinement résolu les conséquences de cette révolution sous la forme d’État et de relations sociales. Gramsci faisait référence à la Révolution française, mais nous pouvons considérer le développement des puissances américaines et soviétiques de la même façon. Il s’agit à chaque fois de développements nationaux qui se sont répandus au-delà des frontières nationales pour devenir des phénomènes se propageant au niveau international. D’autres pays ont été touchés par ces événements d’une manière bien plus passive, ce que Gramsci décrit au niveau national comme une révolution passive. Cela se produit lorsque l’impulsion du changement ne provient pas d’un « important développement économique local... mais qu’elle reflète plutôt l’évolution des événements internationaux qui transmettent leurs courants idéologiques à la périphérie. » [20]

Le groupe porteur d’idées nouvelles, dans ces circonstances, n’est pas un groupe social autochtone qui serait activement engagé dans la construction d’une nouvelle base économique avec une nouvelle structure des relations sociales. Il s’agit d’une strate intellectuelle qui reprend des idées issues d’une précédente révolution sociale et économique étrangère. Ainsi, la pensée de ce groupe prend une forme idéaliste qui n’est pas fondée sur le développement économique local ; et sa conception de l’État prend la forme d’un « absolu rationnel ». [21] Gramsci a critiqué la pensée de Benedetto Croce, la figure dominante de l’establishment intellectuel italien de l’époque, pour avoir exprimé ce genre de distorsion.

HÉGÉMONIE ET ORDRE MONDIAL

Le concept gramscien d’hégémonie est-il applicable au niveau international ou mondial ? Avant d’essayer de suggérer des moyens d’y parvenir, il est bon d’écarter certaines utilisations de ce terme courantes dans l’étude des relations internationales. Très souvent, hégémonie renvoie à la domination d’un pays sur d’autres, de sorte que son utilisation est limitée à une relation strictement inter-étatique. Parfois, hégémonie est utilisé comme un euphémisme d’impérialisme. Lorsque les dirigeants politiques chinois accusent l’Union soviétique d’hégémonisme, ils semblent avoir une combinaison de ces deux éléments en tête. Ces significations diffèrent tellement du sens que Gramsci donne à ce terme qu’il est préférable, pour des raisons de clarté dans cet écrit, d’utiliser le terme domination pour les remplacer.

Afin d’appliquer le concept d’hégémonie à l’ordre mondial, il est important de déterminer à quel moment une période d’hégémonie commence et se termine. Une période au cours de laquelle une hégémonie a été établie au niveau mondial peut être qualifiée d’hégémonique, et une période au cours de laquelle prévaut une domination de type non-hégémonique, sera qualifiée de non-hégémonique. À titre d’exemple, examinons le siècle et demi écoulé en distinguant quatre périodes distinctes, soit environ 1845-1875, 1875-1945, 1945-1965 et de 1965 à nos jours. [22]

La première période (1845-1875) peut être qualifiée d’hégémonique : il y avait en effet une économie mondiale au centre de laquelle se trouvait la Grande-Bretagne. Les doctrines économiques conformes avec la suprématie britannique, mais universelles dans leur forme (avantage comparatif, libre-échange et étalon-or), se sont progressivement répandues à l’extérieur de la Grande-Bretagne. La force coercitive a soutenu cet ordre. La Grande-Bretagne a maintenu l’équilibre des pouvoirs en Europe, empêchant ainsi toute contestation de l’hégémonie par une puissance terrestre. La Grande-Bretagne avait également le contrôle absolu des mers et la capacité d’imposer l’obéissance des pays périphériques aux règles du marché.

Dans la deuxième période (1875-1945), toutes ces caractéristiques ont été inversées. D’autres pays ont défié la suprématie britannique. L’équilibre des pouvoirs en a été déstabilisé en Europe, entraînant deux guerres mondiales. Le libre-échange a été supplanté par le protectionnisme ; l’étalon-or a finalement été abandonné et l’économie mondiale s’est fragmentée en blocs économiques. C’était une période non-hégémonique.

Durant la troisième période, après la Seconde Guerre mondiale (1945-1965), les États-Unis ont fondé un nouvel ordre mondial hégémonique dont la structure de base était semblable à celle de la Grande-Bretagne au milieu du XIXe siècle, mais avec des institutions et des doctrines adaptées à une économie mondiale plus complexe et des sociétés nationales plus sensibles aux répercussions politiques des crises économiques.

À un certain moment entre la fin des années soixante et le début des années soixante-dix, il était devenu clair que cet ordre mondial basé sur les États-Unis ne fonctionnait plus correctement. Durant les années incertaines qui ont suivi, trois possibilités de transformation structurelle de l’ordre mondial sont apparues : une reconstruction de l’hégémonie avec un élargissement des politiques de gestion suivant les orientations envisagées par la Commission trilatérale ; une plus grande fragmentation de l’économie mondiale autour de sphères économiques centrées sur les grandes puissances ; et l’affirmation possible d’une contre-hégémonie portée par le Tiers monde et ayant pour précurseur la revendication commune d’un Nouvel Ordre Economique International. [a]

Partant de ces annotations provisoires, il pourrait sembler que, historiquement, pour devenir hégémonique, un État devrait mettre en place et maintenir un ordre mondial qui serait universel dans sa conception, c’est-à-dire non pas un ordre dans lequel un État hégémonique exploiterait directement les autres mais plutôt un ordre que la plupart des autres États (ou du moins ceux qui se retrouveraient dans la sphère de ce pouvoir hégémonique) pourraient considérer comme compatible avec leurs propres intérêts. Un tel ordre ne serait guère conçu uniquement en termes interétatiques car cela mettrait probablement en évidence les divergences en matière d’intérêts des États. Il donnerait très probablement la priorité aux possibilités pour les forces de la société civile d’agir à l’échelle mondiale (ou à l’échelle de la sphère dans laquelle l’hégémonie prévaut). Le concept hégémonique d’ordre mondial se base non seulement sur la régulation des conflits interétatiques mais aussi sur une société civile globalisée, c’est-à-dire un modèle de production globalisé qui instaure des liens entre les différentes classes sociales des pays concernés.

Une hégémonie mondiale est donc une expansion de l’hégémonie interne – nationale – établie par la classe sociale dominante.

Historiquement, les hégémonies de ce genre sont mises en place par des États puissants qui ont connu de véritables révolutions sociales et économiques. La révolution modifie non seulement les structures économiques et politiques internes de l’État en question, mais elle libère aussi des énergies qui s’étendent au-delà des frontières de cet État. Une hégémonie mondiale est donc, à ses débuts, une expansion vers l’extérieur de l’hégémonie interne (nationale) établie par la classe sociale dominante. Les institutions économiques et sociales, la culture, la technologie associées à cette hégémonie nationale deviennent des modèles qu’il convient d’émuler à l’étranger. Une hégémonie s’étendant de la sorte empiète sur les pays les plus périphériques à la manière d’une révolution passive. Ces pays n’ont pas subi la même révolution sociale profonde, leurs économies ne sont pas développées de la même manière, mais ils essaient d’intégrer des éléments du modèle hégémonique sans perturber les anciennes structures du pouvoir. Alors qu’ils peuvent adopter certains aspects économiques et culturels du noyau hégémonique, la capacité des pays périphériques à adopter ses modèles politiques est moindre. Tout comme en Italie la révolution passive a pris la forme du fascisme dans l’entre-deux-guerres, de nombreuses formes de régimes militaro-bureaucratiques dirigent la révolution passive dans les périphéries d’aujourd’hui. Dans le modèle hégémonique mondial, l’hégémonie est plus intense et cohérente au centre et plus chargée de contradictions à la périphérie.

L’hégémonie au niveau international n’est donc pas simplement un ordre entre États. C’est un ordre au sein d’une économie mondiale avec un modèle de production dominant qui pénètre tous les États et les relie à d’autres modèles de production subordonnés. C’est aussi un ensemble de relations sociales internationales qui connecte les classes sociales de différents pays. L’hégémonie mondiale peut être modélisée comme une structure sociale, une structure économique, et une structure politique ; elle ne peut toutefois pas être réduite à un seul de ces éléments puisqu’elle est composée des trois à la fois. Par ailleurs, l’hégémonie mondiale s’exprime à travers des normes internationales, des institutions et des mécanismes qui fixent des règles générales de comportement pour les États et pour les forces de la société civile qui agissent au-delà des frontières nationales – des règles qui soutiennent le modèle de production dominant.

LES MÉCANISMES DE L’HÉGÉMONIE : LES ORGANISATIONS INTERNATIONALES

L’organisation internationale représente un des mécanismes à travers lequel s’expriment les normes universelles d’une hégémonie mondiale. En effet, l’organisation internationale fonctionne comme le processus par lequel les institutions de l’hégémonie et son idéologie se développent. Parmi les caractéristiques qui montrent le rôle hégémonique des organisations internationales, nous pouvons citer les suivantes : (1) elles comportent les règles qui facilitent l’expansion de l’ordre hégémonique mondial ; (2) elles sont en elles-mêmes le produit de l’ordre hégémonique mondial ; (3) elles légitiment idéologiquement les normes de l’ordre hégémonique mondial ; (4) elles assimilent les élites des pays périphériques et (5) elles absorbent les idées contre-hégémoniques.

Les institutions internationales comportent des règles qui facilitent l’expansion des forces économiques et sociales dominantes mais tout en permettant aux intérêts subordonnés de réaliser des ajustements avec un préjudice minimal. Les règles régissant la politique monétaire mondiale et les relations commerciales sont particulièrement significatives. Elles sont élaborées avant tout pour promouvoir le développement économique. En même temps, elles permettent des exceptions et des dérogations pour faire face à des situations problématiques ; elles peuvent être revues dans certaines circonstances. Comparées au système de l’étalon-or, les institutions de Bretton Woods offraient plus de garanties pour les préoccupations sociales nationales telles que le chômage, à condition que les politiques nationales soient compatibles avec l’objectif d’une économie mondiale libérale. Le régime actuel de taux de change flottant permet aussi d’agir au niveau national tout en respectant le principe préalable suivant : l’engagement à harmoniser les politiques nationales avec les intérêts d’une économie mondiale libérale.

Les institutions et les règles internationales sont généralement établies par l’État qui instaure l’hégémonie. Elles doivent au moins avoir le soutien de cet État. L’État dominant s’occupe d’assurer l’assentiment des autres États selon la hiérarchie des pouvoirs au sein de la structure interétatique de l’hégémonie. Certains pays de deuxième rang sont consultés en premier lieu et leur soutien est assuré ; le consentement d’au moins quelques-uns des pays les plus périphériques est sollicité. La participation formelle peut être pondérée en faveur des puissances dominantes comme au Fonds Monétaire International et à la Banque Mondiale, ou elle peut se faire sur la base d’un État/une voix comme dans la plupart des autres principales institutions internationales. Il existe une structure d’influence informelle qui reflète les différents niveaux de pouvoir réel du point de vue politique et économique, qui sous-tend les procédures formelles de prise de décision.

Les institutions internationales jouent également un rôle idéologique. Elles contribuent à définir les lignes directrices des politiques des États et à légitimer certaines institutions et pratiques au niveau national. Elles reflètent des orientations favorables aux forces sociales et économiques dominantes. En recommandant le monétarisme, l’OCDE [Organisation pour la Coopération et le Développement Economique, NDT] a cautionné un consensus dominant en matière de réflexion politique dans les pays du centre et a renforcé ceux qui étaient déterminés à combattre l’inflation de cette manière, alors que d’autres étaient plus préoccupés par le chômage. En prônant le tripartisme, l’OIT [Organisation Internationale du Travail, NDT] a légitimé la manière dont les relations sociales se sont développées dans les pays du centre et l’a présenté comme le modèle à suivre.

L’hégémonie est comme un oreiller : elle absorbe les coups et tôt ou tard l’agresseur potentiel trouvera confortable de se reposer dessus.

Les plus grands talents des pays périphériques sont captés par les institutions internationales, rappelant la pratique politique du transformisme [b]. Les individus des pays périphériques, même s’ils pourraient envisager d’intégrer les institutions internationales avec l’idée de changer le système de l’intérieur, sont condamnés à travailler dans le cadre des structures d’une révolution passive. Dans le meilleur des cas, ils contribueront à transférer des éléments de modernisation à la périphérie, mais seulement s’ils sont compatibles avec les intérêts des pouvoirs locaux établis. L’hégémonie est comme un oreiller : elle absorbe les coups et tôt ou tard l’agresseur potentiel trouvera confortable de se reposer dessus. Ce n’est que lorsque la participation au sein des institutions internationales est résolument fondée sur un clair défi social et politique à l’encontre de l’hégémonie – en s’appuyant sur un bloc historique et contre-hégémonique émergent – qu’elle pourra constituer une menace réelle. Mais la captation des talents de la périphérie rend ce scénario trop peu probable.

Le transformisme absorbe aussi potentiellement les idées contre-hégémoniques et les rend conformes à la doctrine hégémonique. La notion d’autosuffisance, par exemple, représentait initialement un défi pour l’économie mondiale en prônant un développement autonome déterminé de façon endogène. A posteriori, le sens de ce terme s’est transformé pour signifier « soutien des organismes de l’économie mondiale pour des programmes sociaux dans les pays périphériques ». Ces programmes ont pour but de permettre aux populations rurales d’atteindre l’autosuffisance et d’endiguer l’exode rural vers les villes, afin d’obtenir un meilleur niveau de stabilité sociale et politique au sein de populations que l’économie mondiale est incapable d’intégrer convenablement. Ainsi, le nouveau sens de l’autosuffisance devient complémentaire et propice aux visées hégémoniques de l’économie mondiale.

Par conséquent, une tactique visant à provoquer un changement dans la structure de l’ordre mondial peut être rejetée comme une illusion totale. Les probabilités de succès d’une guerre de mouvement au niveau international à travers laquelle les radicaux prendraient le pouvoir de la superstructure des institutions internationales sont très faibles. Quoi qu’en dise Daniel Patrick Moynihan, les radicaux du Tiers monde ne contrôlent pas les institutions internationales. Et même s’ils le faisaient, ils n’en tireraient rien. Ces superstructures ne sont que trop mal connectées aux bases politiques populaires. Elles sont connectées aux classes hégémoniques nationales dans les pays du centre et, par l’intermédiaire de ces classes, ont une base plus large dans ces pays. Dans les périphéries, elles ne se connectent qu’à la révolution passive.

LES PERSPECTIVES DE CONTRE-HÉGÉMONIE

Les ordres mondiaux – pour revenir à la formulation de Gramsci citée plus haut dans cet essai – sont basés sur les relations sociales. Un changement structurel significatif dans l’ordre mondial pourrait ainsi probablement être lié à un changement fondamental des relations sociales et dans les ordres politiques nationaux, ce qui correspond aux structures nationales des relations sociales. Dans l’esprit de Gramsci, cela se produirait avec l’émergence d’un nouveau bloc historique.

Le problème du changement de l’ordre mondial doit être revu non pas à partir des institutions internationales mais à partir des sociétés nationales. L’analyse que fait Gramsci de l’Italie est d’autant plus pertinente lorsqu’elle est appliquée à l’ordre mondial : seule une guerre de position peut, à long terme, entraîner des changements structurels, et une guerre de position implique la construction de la base sociopolitique du changement grâce à la création de nouveaux blocs historiques. Le contexte national reste le seul endroit dans lequel un bloc historique peut être fondé, même si l’économie et les conditions politiques mondiales influencent matériellement les perspectives d’une telle entreprise.

Le problème du changement de l’ordre mondial doit être revu non pas à partir des institutions internationales mais à partir des sociétés nationales.

La crise prolongée de l’économie mondiale (dont le début peut être situé à la fin des années 1960 et au début des années 1970) est propice à certaines évolutions qui pourraient mener à une contestation contre-hégémonique. Dans les pays du centre, ces politiques qui réduisent les dépenses envers les groupes sociaux démunis et génèrent un chômage élevé ouvrent la perspective d’une grande alliance des défavorisés contre les secteurs du capital et du travail qui trouvent un terrain d’entente dans le cadre du système de production internationale et de l’ordre mondial libéral-monopoliste. La base politique d’une telle alliance serait plutôt post-keynésienne et néo-mercantiliste.

Dans les pays périphériques, certains États sont exposés à l’action révolutionnaire, comme le suggèrent les événements en Iran et en Amérique centrale. Une préparation politique de la population suffisamment approfondie peut toutefois ne pas être en mesure de suivre le rythme des opportunités révolutionnaires, ce qui diminue la perspective d’un nouveau bloc historique. Une organisation politique efficace (le Prince moderne de Gramsci) serait nécessaire pour rassembler les nouvelles classes ouvrières générées par le système de production internationale et pour construire un pont vers les paysans et les marginaux urbains. Sans cela, nous ne pouvons que concevoir un processus dans lequel les élites politiques locales, même si certaines sont le produit de bouleversements révolutionnaires infructueux, ancreraient leur pouvoir dans un ordre mondial libéral-monopoliste. Une hégémonie libéral-monopoliste reconstituée serait tout à fait capable de mettre en pratique le transformisme en s’adaptant à diverses formes d’institutions et de pratiques nationales, y compris la nationalisation d’industries. La rhétorique du nationalisme et du socialisme pourrait alors être mise en cohérence avec la restauration de la révolution passive sous une nouvelle forme à la périphérie.

Pour résumer, la tâche de transformer l’ordre mondial commence avec le long et laborieux effort qui consiste à créer de nouveaux blocs historiques à l’intérieur des frontières nationales.

Robert Cox, Département de Science Politique à l’Université de York, Toronto, Canada

Traduit par Luis Alberto Reygada (@la_reygada).

Source : Cox, Robert W. “Gramsci, Hegemony and International Relations : An Essay in Method.” Millennium : Journal of International Studies, vol. 12, no. 2, June 1983, pp. 162–175.

Nota bene : Cette traduction s’est limitée aux sections de l’article précité abordant le concept d’hégémonie dans le cadre des relations internationales (pp.169-175). Les sections suivantes ont donc été omises ici : Gramsci et l’hégémonie [P.162] ; Origines du concept d’hégémonie [P.163] ; Guerre de mouvement et guerre de position [P.164] ; La révolution passive [P.165] ; Bloque historique [P.167]. L’article original est consultable dans son intégralité ici.

NOTES DE L’AUTEUR :

[1] Je fais référence dans mes citations à l’ouvrage Antonio Gramsci, Selections from the Prison Notebooks, édité et traduit par Quinton Hoare et Geoffrey Nowell Smith (New York : International Publishers, 1971), mentionné par la suite dans le texte comme Selections. L’édition critique complète, Quaderni del carcere (Torino : Einaudi editore, 1975) est mentionné comme Quaderni.

[17] Gramsci, Selections, p. 176.

[18] Ibid., p. 264.

[19] Ibid., p. 182.

[20] Ibid., p. 116.

[21] Ibid., p. 117.

[22] La datation est une tentative et devrait être plus précisément définie en enquêtant sur les caractéristiques structurelles propres à chaque période ainsi que sur les facteurs dont on considère qu’ils constituent les points de rupture entre chaque période. Ces périodes sont présentées ici en tant que simples annotations dans le but de soulever quelques questions sur l’hégémonie ainsi que sur les structures et les mécanismes qui l’accompagnent.

L’impérialisme, qui a pris différentes formes au cours de ces périodes, est une question qui reste centrale. Dans un premier temps, durant la Pax Britannica, bien que certains territoires aient été directement administrés, le contrôle des colonies semble avoir été accessoire plutôt que nécessaire à l’expansion économique. L’Argentine, un pays formellement indépendant, entretenait en substance les mêmes relations avec l’économie britannique que le Canada, une ancienne colonie. C’est ce qu’on peut appeler, comme l’a fait remarquer George Lichtheim, la phase de l’impérialisme libéral. Au cours de la deuxième période, le soi-disant « nouvel impérialisme » a mis davantage l’accent sur les contrôles politiques directs. Elle a également connu l’accroissement des exportations de capitaux et du capital financier identifiés par Lénine comme l’essence même de l’impérialisme. Durant la troisième période, que l’on pourrait appeler celle de l‘impérialisme néolibéral ou libéral-monopoliste, l’internationalisation de la production est apparue comme la forme prééminente, soutenue également par de nouvelles formes de capitalisme financier (banques et consortiums multinationaux). Il ne semble guère utile d’essayer de définir une essence immuable de l’impérialisme, mais il serait plus utile de décrire les caractéristiques structurelles des impérialismes qui correspondent à des ordres mondiaux hégémoniques et non-hégémoniques successifs. Pour un examen plus approfondi de cette question en ce qui concerne les pax britannica et pax americana, voir Robert W. Cox « Social Forces, States and World Orders : Beyond International Relations Theory », Millennium : Journal of International Studies (Vol. 10, No. 2, Summer 1981), pp. 126-155.

NOTES DU TRADUCTEUR :

[a] Le Nouvel ordre économique international (ou New International Economic Order – NIEO) est une notion impulsée dans les années 1970 par un groupe de pays en voie de développement pour exprimer leurs revendications dans le domaine des relations commerciales internationales : ceux-ci réclament alors une révision du système économique international afin de remplacer le système de Bretton Woods – qui avait surtout profité aux principaux États qui l’avaient créé et en particulier les États-Unis – de sorte que les pays les plus fragiles puissent bénéficier d’avantages spécifiques par rapport à ceux déjà développés. Lors de la Conférence d’Alger de 1973, le Mouvement des pays non-alignés remet en cause le principe d’aide au développement et dénonce l’existence d’un système économique mondial perpétuant la position de pauvreté des pays sous-développés. Il esquisse alors les grandes lignes d’un programme d’action en faveur d’un « Nouvel ordre économique international », notion qui est portée l’année suivante aux Nations Unies où ont lieu des discussions entre pays industrialisés et pays en développement, plus connues sous le nom de « dialogue Nord-Sud ». Bien que l’Assemblée générale adopte une Déclaration concernant l’instauration d’un nouvel ordre économique international (résolution 3201 S-VI) ainsi qu’un Programme d’action en ce sens (résolution 3202 S-VI) qui sera même suivi d’une Charte des droits et devoirs économiques des États (résolution 3281 -XXIX), l’initiative sera mise en échec par le contexte de crise qui sévit alors et l’opposition de plusieurs pays développés.

[b] Gramsci a utilisé le terme de transformisme pour désigner le processus selon lequel des « personnalités politiques individuelles, formées par les partis démocratiques d’opposition, intègrent en tant qu’individus la classe politique conservatrice modérée ». Ainsi, des coalitions regroupant des composantes de droite et de gauche appartenant à l’aile centriste de leur parti se sont succédé au Parlement italien dans les décennies suivant le Risorgimento, phénomène qui a contribué à l’effacement du rapport dialectique opposant traditionnellement droite et gauche. Lire Nathan Sperber : « Pour Gramsci, le combat est beaucoup plus vaste qu’un simple assaut », publié par Le Vent Se Lève (4 novembre 2018).

»» https://lvsl.fr/gramsci-les-relations-internationales-au-prisme-de-hegemonie
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Viêt Nam, voyages d’après-guerres
André BOUNY
Nul mieux qu’un écrivain ne peut faire découvrir un pays. Que saurions-nous de l’Écosse sans Boswell et Johnson et comment nous représenterions-nous la magnificence de l’Orient au XVIe siècle sans les Pérégrinations de Fernaõ Mendes Pinto ? André Bouny s’inscrit dans cette lignée de voyageurs. Sa plume trace avec précision ce que tous les sens perçoivent du Viêt Nam traversé. Elle le fait doublement en accompagnant son texte de ses prodigieux dessins à la mine de plomb qui emmènent le (…)
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"Ce n’est pas de Wikileaks que les Etats-Unis ont peur. Ce n’est pas de Julian Assange qu’ils ont peur. Qu’importe ce que je sais ? Qu’importe ce que Wikileaks sait ? Ce qui importe, c’est ce que VOUS savez." — Julian Assange

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