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Et le régime Macron vacilla

Texte écrit entre l’acte 7 et l’acte 8

1.

Depuis le 17 novembre, la peur a changé de camp. Macron est physiquement restreint dans ses mouvements. À l’approche de chaque samedi, la bourgeoisie serre les fesses. Les classes populaires ont fait irruption sur la scène publique comme elles l’ont toujours fait en France : sans sommation, et au pied de biche. Et depuis, quel spectacle…

2

La vérité de tout régime est dans la crise. Quand souffle la tempête de l’Histoire, qui fait quoi, qui va où ? Quelles digues cèdent, quels murs résistent ? Là se dévoilent les véritables lignes de faille ; là peut-on apercevoir les fondements d’un régime ; là encore apparaît avec une netteté sans équivoque les priorités de chacun, que recouvre d’ordinaire le jeu des (im)postures et la routine des conflits secondaires.

Les moments de crise ne sont pas seulement des rélévateurs, ils sont aussi des accélérateurs. Le temps social se contracte, et des évolutions qui prennent d’ordinaire des années, voire des décennies se produisent en quelques semaines, parfois même en quelques jours. Des mouvements improbables s’opèrent, dont la suggestion avant la crise aurait fait se tordre de rire même l’observateur le plus avisé. Des gens qui hibernaient politiquement se réveillent soudain, la politisation se répand à la vitesse de l’éclair, les mensonges que l’on gobait encore la veille sont rejetés avec véhémence. Frappées de désuétude, un certain nombre de clôtures mentales tombent.

Aujourd’hui s’opère une conscientisation de masse sur l’existence de deux polices : une police physique des corps dans la rue, une police idéologique des consciences dans les médias orthodoxes. Des millions de gens voient désormais chaque jour ce que la critique de gauche n’avait cessé de marteler, plus ou moins dans le désert, depuis des décennies : que le système médiatique fonctionne comme un appareil géant de contrôle social, une matraque idéologique qui s’abat quotidiennement, un instrument de maintien de l’ordre. Dans la conscience populaire se généralise l’idée que « les médias mentent », pour le dire à la truelle, ou qu’une certaine presse d’ordre est au service du pouvoir, pour le dire de façon un peu plus élaborée. Oh, bien sûr, la confiance dans le système médiatique était déjà très basse ; cependant la conscience de l’intensité et de l’étendue du phénomène n’était pas aussi aiguë. Les effets promettent d’être dévastateurs pour la classe dirigeante : comment gouverner si l’appareil de propagande n’est plus opérationnel ?

Cette dichotomie entre ceux qui croient au récit bourgeois, et ceux qui le reconnaissent comme ce qu’il est — une histoire pour grands enfants simplets — va nourrir un double mouvement : d’une part la sécession sociale et mentale des macronistes d’avec la réalité (certains neuneus macronistes semblent ainsi croire sincèrement que chaque samedi, des hordes de fascistes tentent de renverser la République), et d’autre part une sécession populaire d’avec un ordre considéré comme injuste, tyrannique et donc odieux. La rupture entre les macronistes et la réalité sociale se résume aisément en deux images :

Cette double sécession, en bon français un processus de polarisation, va faire que ces deux mondes, qui ne vivent déjà pas (dans) la même réalité, vont de plus en plus se trouver dans une incapacité radicale de se parler et de se comprendre. Les termes même de l’échange n’étant plus possibles (d’autant plus que les macronistes ont oublié les bases de la propagande, et se sont sottement mis à croire à leurs propres mensonges), la rupture se précipite. Donc ça va péter.

3.

Bunkerisé physiquement et idéologiquement, le pouvoir macroniste n’a qu’une obsession : comment poursuivre les réformes ? Tout est subordonné à ce but dans la résolution de la crise des gilets jaunes. Le conflit au sommet de la Macronie entre les « colombes », ceux qui plaidaient pour des concessions, et les « faucons », ceux qui souhaitaient demeurer inflexibles, n’avait pour seul objet que la suite. Les premiers — qui l’ont emporté — pensaient qu’il fallait lâcher du lest pour désamorcer une situation qui, si elle s’envenimait, risquait de détruire la possibilité de continuer les réformes ; les seconds pensaient que céder revenait à capituler par avance sur tout le reste. Derrière la divergence tactique, l’unité stratégique : le bulldozer néolibéral doit reprendre sa marche triomphante, le modèle social issu du compromis de classe de l’après-guerre doit tomber brique par brique.

Dans son allocution du 10 décembre, — qui a spectaculairement échoué à mettre un terme au mouvement — Macron a bien précisé qu’il entendait continuer les réformes : « J’entends que le gouvernement poursuive l’ambition des transformations de notre pays que le peuple a choisie il y a maintenant 18 mois ; nous avons devant nous à conduire une réforme profonde de l’Etat, de l’indemnisation du chômage et des retraites [1]. » — Notons que Macron continue cyniquement de se réclamer d’un mandat qui est aujourd’hui totalement obsolète, — si tant est qu’il ait jamais existé, tant son capital électoral était faible avec un pic à 18% d’inscrits au premier tour de la présidentielle. Le même message a été martelé lors de vœux de combat où l’apesanteur sociale le disputait au cynisme (formuler un vœu de vérité au moment où reviennent sur la table les mensonges de l’affaire Benalla… quel génie).

La puissance politique du macronisme ayant fondu comme neige au soleil, les trois prochains gros chantiers (retraites, assurance chômage, fonction publique) pourraient bien voir le bulldozer caler assez vite. Même le JDD, d’ordinaire plus macroniste que Macron, nous avertit en substance et avec un dépit palpable que son poulain ne vaut plus un kopek [2]. Le pouvoir pourrait cependant tenter un coup de poker avec le quatrième dossier, celui de la révision constitutionnelle : pour se relégitimer, Macron pourrait lancer un référendum démagogique en exploitant l’humeur populaire anti-élus. Réduction du nombre de parlementaires, limitation des mandats, baisse des indemnités, il ne serait pas très compliqué de réunir un paquet de mesures parfaitement accessoires mais approuvées à plus de 80% dans les sondages. Les oppositions dénonceraient l’antiparlementarisme et la fuite en avant présidentialiste, Macron jouerait « le peuple » contre « le vieux monde qui défend ses privilèges ». Sauf que ce scénario passablement convenu comporterait un risque élevé : quelle que soit la question, le peuple ne serait-il pas tenté de répondre « non » pour sanctionner Macron ?

Un dernier indice nous indique la volonté de réformer du pouvoir, et surtout sous quels auspices se profile 2019 : le pouvoir a commandé 1 280 lanceurs de balle [3].

4.

Un dicton populaire interdit avec sagesse de tirer sur l’ambulance. Est-il donc même besoin de revenir sur la stupéfiante nullité des bureaucraties syndicales ? Un mois et demi d’action directe populaire, et rien. Pas une journée de grève générale en intersyndicale. Rien. Le néant. Ou plutôt si : quelque chose. Le communiqué de la honte, signé le 6 décembre. La veille, après deux samedi d’insurrection populaire à Paris et ailleurs, alors qu’il n’était pas certain que le gouvernement passât les fêtes, Macron demande « aux forces politiques et syndicales, et au patronat, de lancer un appel clair et explicite au calme [4] ». Capitulation sans conditions des confédérations, qui répondent favorablement à ce qui n’était ni plus ni moins qu’une demande d’union sacrée autour du régime : après avoir déploré leur mise à l’écart, les directions se félicitent que le gouvernement « a enfin ouvert les portes du dialogue [5] » (!). Alors que les lycéens étaient réprimés avec une férocité incroyable, les syndicats condamnent les violences… « dans l’expression des revendications » : côté manifestants donc ! Rien ne dit mieux que ce communiqué la négation totale de la réalité — et de la vie même — au sommet des appareils, où l’on se gargarise de pouvoir enfin « dialoguer » alors même que la base se fait dérouiller dehors.

Que la direction de la CFDT et son christianisme social pleurnichard signent une telle disgrâce n’étonnera personne ; mais qu’allait faire la CGT dans cette galère ? Comme pour laver la honte d’avoir signé une telle horreur, la CGT publiait d’ailleurs simultanément un communiqué au vitriol dans lequel elle dézinguait le gouvernement [6]. Belle illustration des contradictions de la centrale, capable le même jour de dire oui et non, de s’habiller en jaune ou en rouge, de montrer patte blanche ou de faire son boulot. Il faut dire que le communiqué de la honte avait soulevé, en interne, une levée massive de boucliers, tant à la base [7] que dans certaines fédérations [8] : celle de la chimie, par exemple, parlant à raison d’un « coup de poignard dans le dos de ceux qui luttent ».

Seul Solidaires aura eu la bonne attitude, refusant de signer une déclaration « hors-sol [9] » et boycottant la parodie de consultation du lundi 10, le jour de l’intervention présidentielle.

Quoique leurs analyses de départ sur le mouvement des gilets jaunes fussent à côté de la plaque [10], les syndicats de lutte se sont depuis amendés. La CGT a fait mouvement vers les gilets jaunes en appelant à l’action [11]. On notera d’ailleurs la nouvelle astuce sémantique : pour ne pas dire « grève générale », on parle maintenant de « généraliser la grève » [12] [13]. Nuance ! Il faut cependant se demander quelle valeur accorder à ce revirement. Car le 52è congrès de la CGT se profile en mai prochain ; or qui dit congrès dit élections, donc enjeu de pouvoir. Et, comme le note le préposé du Monde aux syndicats, Martinez affronte la concurrence d’un texte alternatif plus radical [14]. Il faut donc donner des gages, ne serait-ce que pour éviter de trop se faire souffler dans les bronches ; le congrès houleux de Force ouvrière a montré ce qui pouvait se passer lorsque la direction était jugée trop complaisante avec le pouvoir. De sorte que l’on attend de voir s’il s’agit de postures — comme le 14 décembre, l’une de ces journées-alibi que l’on organise pour prétendre avoir fait quelque chose, tout en ne faisant rien pour qu’elle soit un succès — ou si des actes concrets, avec travail effectif de mobilisation, suivent les déclarations d’intention.

La fonction publique ayant été négligée par le gouvernement, celle-ci devrait se rappeler à son bon souvenir dans les semaines qui viennent — d’autant plus que l’exécutif a prévu un bel exercice de charcuterie pour sa réforme de l’État. Mais comme à l’automne 2017 ou au printemps 2018, va-t-elle ostensiblement se séparer du reste de la contestation sociale ? Va-t-on encore s’aligner sur la CFDT, qui menaçait de quitter l’intersyndicale en cas de jonction avec les autres conflits ? Le corporatisme est plus que jamais une impasse : par opportunisme, routiers comme policiers ont pu obtenir assez rapidement gain de cause ; mais pour un dossier à milliards comme la fonction publique, le gouvernement ne dégainera pas le chéquier aussi facilement. Si elle entend obtenir gain de cause, la fonction publique n’a pas d’autre choix que de s’insérer dans un mouvement général. Ce qui suppose, horreur — de faire de la politique, plutôt que chacun défende son bout de gras dans son coin selon le rapport de force sectoriel, qui oscille d’ailleurs entre mauvais et exécrable.

Aussi désastreuses soient les politiques confédérales, les syndicats demeurent indispensables. Selon toute vraisemblance, les gilets jaunes ne l’emporteront pas simplement avec des manifestations hebdomadaires, ou des blocages aisément levés les uns après les autres par la police ; la grève est incontournable. Et qui dit grève dit syndicats. Puisque l’on sent bien que les directions resteront frileuses ou hostiles, les jonctions doivent se faire au niveau local, où la dégénerescence bureaucratique est généralement moindre. Au niveau de l’organisation, le plus simple serait de multiplier les comités populaires autogérés sur une base locale, en pratiquant la démocratie directe (pas de chef, pas de porte-parole permanent, mandats impératifs et révocables, correspondance entre la décision et l’action, etc.) dans des assemblées ouvertes à toutes celles et ceux qui souhaitent lutter, dans un strict esprit d’égalité. En la matière, les gilets jaunes de Commercy tracent une voie réjouissante [15].

Les gilets jaunes ne sont pas un mouvement de gauche, ni même un mouvement contre le néolibéralisme en tant que tel ; il ne faut pas, par imprudence ou enthousiasme, aller plus vite que la musique et projeter ses propres conceptualisations sur un processus divers et encore inachevé. Néanmoins, la plupart des revendications sont effectivement compatibles avec la gauche. D’ailleurs, ce sont les troupes de choc des Décodeurs qui le disent : Certificateurs de la Vérité Vraie, ils ont établi que le programme de la France Insoumise était le plus proche des demandes des gilets jaunes [16]. Or comme la Vérité Vraie (ou est-ce l’inverse) ne se discute point, sous peine d’être mis à l’Index avec gommette rouge et tout le tutti quanti, on ne peut que s’incliner.

J’ai été frappé de voir que dans aucune liste des revendications aperçues ici ou là ne figure l’abrogation des lois Travail. Comme Stefano Palombarini le fait remarquer [17], (une partie de) la question salariale semble avoir été passée par pertes et profits dans les revendications, totalement éclipsée par « le pouvoir d’achat ». Or si l’on déplore les conséquences (les bas salaires), la cohérence commande de remonter jusqu’aux causes : l’organisation d’un rapport de forces favorable au patronat. Et c’est à ce niveau que la gauche et les syndicats doivent intervenir : les gilets jaunes ciblent beaucoup trop l’État ou les élus, et pas assez l’entreprise et le (grand) patronat.

Macron n’a pourtant que deux vaches sacrées : les grandes fortunes, dont on ne sait pas bien si elles sont ses complices ou ses commanditaires ; et les entreprises, qui en régime néolibéral ont toujours raison. Il faut donc le contraindre à mettre genou à terre sur ces deux domaines. Pas seulement pour lui infliger une défaite politique complète, mais également pour qu’il perde toute valeur aux yeux de la classe dirigeante : pour la grande bourgeoisie, il est évident qu’un président qui supprime l’ISF puis se voit astreint de le rétablir moins de deux ans plus tard sous la pression populaire ne sert plus à rien. Affiner la lutte des classes fermera également un certain nombre de débouchés encore possibles aujourd’hui : un mouvement populaire attrape-tout sans référent idéologique précis (on voit comment a fini le Mouvement 5 étoiles en Italie…), ou telle ou telle forme de droite ou d’extrême-droite adoptant un discours faussement social pour masquer son programme patronal (comme le fait le FN, mais aussi Dupont-Aignan).

Dans ses thèmes comme dans ses revendications, le mouvement des gilets jaunes s’est tout de même gauchisé depuis ses débuts, où il pouvait encore faire l’objet d’une fascination presque fusionnelle de la part de la droite la plus antisociale. Ainsi du dépit salé d’Eric Brunet, l’une des innombrables bêtes à cornes réactionnaires qui peuplent le paysage médiatique française ; initialement soutien du mouvement, dans lequel il croyait distinguer l’apothéose de ses propres obsessions antifiscales, il doit concéder début décembre : « Je ne comprends plus rien aux gilets jaunes. Cette profonde grogne anti-taxes est devenue au fil des jours un mouvement pour l’augmentation du Smic et des minimas sociaux... J’ai lu avec attention leur plateforme revendicative : elle est plus à gauche que le programme de Mélenchon [18]. » L’évolution de son fil Twitter, des débuts du mouvement jusqu’au présent, est absolument fascinante pour cerner la « pensée » — on comprendra le droit aux guillemets — de la droite bourgeoise.

En dépit de ces coups de barre « à gauche », subsistent des restes de l’esprit initial du mouvement, plus brouillon et transversal. En témoignent ainsi les trois revendications mises en avant par les initiateurs historiques du mouvement [19] :

« (1) Une baisse significative de toutes les taxes et impôts sur les produits de première nécessité.

(2) La modification de la Constitution dans le but d’introduire le Référendum d’Initiative Citoyenne en toute matière.

(3) La mise en œuvre d’une baisse significative de toutes les rentes, salaires, privilèges et retraites courantes et futures des élus et hauts fonctionnaires d’État. »

(1) La demande n’est pas forcément fausse en soi, mais qui va payer ? Les grandes fortunes vont-elles passer à la caisse, ou bien va-t-on régler la note en taillant dans l’État social ? Avec l’actuel gouvernement, poser la question, c’est y répondre. Et pourquoi demander une baisse des taxes plutôt qu’une hausse des salaires (et autres revenus) ?

(2) Je n’ai pas d’objection de principe contre le référendum d’initiative citoyenne, mais mettre autant en avant une revendication qui ne coûte pas un rond au gouvernement est une erreur stratégique. De plus, quitte à aborder le volet de la souveraineté populaire et des institutions, mieux vaut y aller franchement et demander une Assemblée constituante — qui pourrait mettre en place le RIC sans le vider de son contenu, comme le fera probablement l’exécutif.

(3) Enfin, même si un certain nombre d’élus et de hauts fonctionnaires sont effectivement surpayés, et que les anciens présidents n’ont pas besoin d’avoir x bureaux et autres avantages à vie, tout ceci est parfaitement accessoire comparé aux dizaines de milliards d’euros dépensés pour des subventions déguisées aux profits des entreprises, sans compter le coût annuel exorbitant du banditisme fiscal pour le Trésor public. C’est une erreur grossière de ciblage que de mettre en avant quelques dizaines de millions superflus quand le CAC40 a directement branché une pompe aspirante sur la caisse commune avec le CICE !

S’il fallait ne retenir que trois thèmes, je mettrais plutôt en avant la convocation d’une Assemblée constituante, l’augmentation générale des salaires (minima sociaux et retraites suivront) et le rétablissement de l’ISF.

5.

La plus grande catastrophe historique de la gauche française définissait jadis le gaullisme comme « De Gaulle plus la police [20] ». Ne va-t-il pas falloir définir le macronisme de la même manière ? La célérité avec laquelle le gouvernement fut obligé d’éteindre la possibilité même d’un début d’incendie policier en dit long sur le rôle central de la matraque pour le régime. Pour une fois lucide, le troll bourgeois Aphatie jugeait ainsi que « l’État tient à un fil, et ce fil c’est la police [21] ». Ultima ratio regum, écrivait-on jadis sur les canons : [la force est le] dernier argument des rois. Dernier rempart des régimes honnis, la police est le canon de notre temps.

Si la militarisation croissante du maintien de l’ordre nous (dé)montre une chose, c’est bien que les libertés publiques ne sont qu’une concession par beau temps. Toute société de classes est intrinsèquement autoritaire puisque le résultat du jeu est donné d’emblée : en dernière instance, la classe au pouvoir doit l’emporter. Répression mise à part, l’ordre social se maintient habituellement par un savant cocktail de légitimité, de consentement et de résignation. Mais si les perdants n’acceptent plus leur condition de subalterne, si les choses déraillent et que les dés ne donnent plus le bon résultat, quel autre choix que de faire rentrer les masses dans le rang à la matraque ?

« Plus de 1600 opposants arrêtés lors de la manifestation contre le “tsar Poutine”  [22] », dénonce Le Monde, avec imagine-t-on une certaine fierté à défendre les principes du libéralisme politique. Samedi 8 décembre, le régime Macron fera arrêter près de 2 000 personnes [23] : alors que Macron surpasse Poutine dans la répression préventive d’opposants (pour la plupart arrêtés sous des prétextes grossiers), on cherchera en vain trace d’une indignation sous la plume du journal macroniste, qui se contentera d’abriter paresseusement derrière les critiques des avocats. Vérité au-delà du rideau de fer, erreur en deçà : capable de dénoncer l’autoritarisme à l’Est mais rigoureusement à l’ouest lorsque le poutinisme est fait maison, Le Monde est aux abonnés absents lorsqu’il lui faudrait pourtant jouer le rôle de sentinelle démocratique qu’il se pique d’incarner.

Le bilan de la répression est délirant, effarant, vertigineux, comme l’attestent les chiffres d’une « “justice” » d’abattage [24] ou un mur de la honte hélas provisoire [25]. Que fait la police ? Ça crève les yeux. Littéralement. Têtes visées au LBD 40, tabassages collectifs contre des cibles isolées et parfois à terre, mains arrachées par les grenades : pour la collection automne-hiver, la police française aura décidément donné le meilleur d’elle-même.

Initialement un vœu pieux d’anarchiste, le slogan « tout le monde déteste la police » va finir par s’imposer comme une vérité éclatante. On ne compte plus le nombre de gilets jaunes qui, pourtant bien disposés au départ, ont maintenant la rage contre la police. Il est vrai qu’une institution qui tire à la tête de gosses de 16 ans et de grands-mères ne mérite pas une once de respect. Filmée avec une arrogance stupéfiante par un policier si fier de son coup qu’il s’est senti autorisé à mettre en ligne la vidéo (violant au passage une demi-douzaine de lois), la mise en scène lugubre des lycéens arrêtés à Mantes-la-Jolie, qui spontanément fait davantage Chili 1973 que France 2018, démontre le sentiment d’impunité et de toute-puissance de certaines petites brutes sadiques sous l’uniforme. Et, comme par hasard, ce sont des lycéens d’un quartier populaire qui eurent droit à ce traitement.

Dans tous ces comportements, il y a bien plus qu’une simple obéissance aux ordres : il y a une culture de l’humiliation, et même une jouissance de la violence. Ce que confirme d’ailleurs une vidéo édifiante sur le comportement des militiens de la BAC [26], c’est qu’ils aiment cela. Qui peut penser un seul instant que l’on fraternisera avec cette engeance ?

Certains policiers ont sans doute des cas de conscience. Mais cela fait une belle jambe aux manifestants mutilés d’une part, et d’autre part il reste à prouver qu’ils sont représentatifs. Les syndicats majoritaires n’ont pas réclamé la désescalade et l’apaisement mais l’armée et l’état d’urgence. Tous les syndicats qui ont critiqué la répression gouvernementale sont ultra-minoritaires. En dernière analyse, la police n’est pas là pour « protéger la population » mais maintenir l’ordre ; lorsqu’un conflit surgit entre ces deux objectifs, le choix est vite fait : on tire sur la foule.

Comment appelle-t-on un régime où l’on tire des balles de caoutchouc à 300 km/h dans la gueule des gens qui manifestent ? Certes pas une dictature, où ce serait à balles réelles, mais clairement pas une démocratie, où l’on s’efforcerait de désamorcer les tensions et de pratiquer la désescalade. Il y a, bien sûr, une quasi-impossibilité de tirer à balles réelles sur une foule désarmée pour un régime ouest-européen à prétention démocratique : ce serait la révélation brute que le pouvoir est en guerre contre sa population, et ne tolère la vie qu’en tant qu’elle rime avec passivité et obéissance. La violence d’État doit donc s’exercer autrement pour dissuader les gens de manifester. Le LBD est cette réponse toute trouvée : modulation à volonté de la réponse (on peut tirer pour blesser légèrement ou gravement), pouvoir précieux de l’initiative grâce à la distance, arbitraire d’une violence qui rôde au loin et, telle la foudre, peut s’abattre n’importe où. À ce sujet, on pourra utilement lire L’arme à l’œil, écrit par Pierre Douillard-Lefevre, éborgné à 16 ans par un tir de LBD [27]. En bref : « Dissuader sans tuer, mutiler sans prendre le risque mortel d’un soulèvement définitivement incontrôlable, telle est l’option choisie [28]. »

Reste à savoir jusqu’à quand l’État gagnera à la roulette chaque samedi. Car mathématiquement, à chaque tir de LBD, la probabilité d’un tir mortel augmente ; surtout lorsque l’on vise délibérément la tête. Comment réagira un mouvement aux accents insurrectionnels si un gilet jaune tombe en direct ?

Aujourd’hui, toute voix qui ne dénonce pas ces violences policières doit être considérée comme faisant partie du problème. On peut même parler d’une complicité passive s’agissant d’organes qui prétendent être des contre-pouvoirs démocratiques. Dans une relation de pouvoir déséquilibrée, comme celle entre un État répressif et une population désarmée, la neutralité ne peut que favoriser l’oppresseur. Ne pas parler quand on sait, c’est cautionner.

Dans les revendications des gilets jaunes, de la gauche et des syndicats doivent figurer les points suivants : condamnation des violences policières (qui sont volontaires, ordonnées et couvertes) ; amnistie pour les manifestants ; désarmement immédiat de la police (LBD, grenades de désencerclement) ; abrogation des lois sécuritaires liberticides, en particulier la loi « antiterroriste » qui nous place de facto en état d’urgence permanent.

6.

La vérité du régime Macron était contenue tant dans sa naissance que dans ses premiers actes. Sa naissance : un énarque de l’Inspection des Finances, parti pantoufler dans la banque d’affaires puis revenu déréguler au sein de l’exécutif, est bombardé à l’Élysée suite à une blitzkrieg soutenue par des milliardaires et financée par de riches donateurs [29]. Ses premiers actes : un permis de licenciement géant pour disciplinariser le salariat (les ordonnances) ; bourgeoisie mon amour, des cadeaux en veux-tu en voilà (fin de l’ISF, PFU) ; une loi-perlimpinpin « pour la confiance dans la vie politique » qui épargne le haut lieu de la corruption sous la Vè (l’Élysée), et qui se fracassera un an plus tard sur le récif de l’affaire Benalla ; et surtout l’état d’urgence dans la loi ordinaire. Bref, un durcissement du régime pour un service exclusif de classe. Tôt ou tard, l’accident historique était inévitable.

Le soulèvement populaire des gilets jaunes est le premier mouvement d’ampleur nationale ayant forcé le gouvernement à reculer depuis 2006. Si l’on ajoute les victoires régionales obtenues en Outre-mer (Antilles 2009, Guyane 2017, Mayotte 2018), on voit la quantité colossale d’énergie sociale et populaire qu’il faut désormais déployer pour obtenir de modestes concessions de la classe dirigeante.

Au vu de la propagande post-acte VII (« des agitateurs qui veulent l’insurrection ») et de vœux présidentiels (« foule haineuse ») adressés non pas au peuple, mais à la bourgeoisie, le régime Macron a clairement choisi la voie de la radicalisation et de la fuite en avant autoritaire. Pleurant les conséquences dont ils chérissent les causes, les bourgeois vont réclamer avec de plus en plus d’insistance le retour à l’ordre et la fin de cette période d’instabilité. Un certain Eugène Varlin, mort durant la terrible Semaine sanglante, leur avait répondu par avance : « Tant qu’un homme pourra mourir de faim à la porte d’un palais où tout regorge, il n’y aura rien de stable dans les institutions humaines ».

Silence


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Cuba est une île
Danielle BLEITRACH, Jacques-François BONALDI, Viktor DEDAJ
Présentation de l’éditeur " Cuba est une île. Comment l’aborder ? S’agit-il de procéder à des sondages dans ses eaux alentours de La Havane, là où gisent toujours les épaves des galions naufragés ? Ou encore, aux côtés de l’apôtre José Marti, tirerons-nous une barque sur la petite plage d’Oriente, et de là le suivrons -nous dans la guerre d’indépendance ? Alors, est-ce qu’il l’a gagnée ? C’est compliqué ! L’écriture hésite, se veut pédagogique pour exposer les conséquences de la nomenclature (…)
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Viktor Dedaj

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