Compagnons,
Vous me demandez quelques paroles de solidarité pour l’œuvre que vous allez entreprendre. Je vous les donne de tout cœur, même sans avoir lu votre programme.
Vous êtes Anarchistes, Communistes, Révolutionnaires ; cela me suffit, car nous pouvons différer en mille points de détail en restant d’accord sur le but à poursuivre :
Anarchistes, vous combattez tout pouvoir, qu’il soit religieux, politique ou patronal ; vous niez toute loi imposée pour ne reconnaître que les lois naturelles provenant du fonctionnement même de la vie ;
Communistes, vous revendiquez pour tous la propriété détenue par les usurpateurs, vous considérez comme vôtres les champs et les mines, les cités, les chemins de fer, les navires, les entrepôts et tout ce qu’ils contiennent ;
Révolutionnaires, vous n’attendez que le moment de mettre la force individuelle ou collective au service du devoir et, dans cette période de préparation, vous faites l’œuvre de révolte intérieure en vous débarrassant de tout préjugé, en vous dégageant des vieilles habitudes de l’obéissance lâche, de la béate résignation et de l’égoïsme vil.
Votre journal est fait pour affermir les convictions et les volontés. Salut à vous !
Il va sans dire que vous ne me demandez point de conseils, et je n’aurai ni la naïveté ni l’outrecuidance de vous en donner. Vous ferez votre journal comme il vous conviendra, conformément à vos idées, à votre connaissance des faits, à l’énergie de votre conviction, à la force de votre tempérament et aux circonstances, au milieu spécial dans lequel vous vous trouvez.
A chaque lutteur de combattre comme il l’entend, de choisir son poste de bataille et ses armes ! La besogne sera d’autant meilleure qu’il la fera de plein gré, de tout cœur, sans ordres ni conseils gênants qui le privent de sa libre initiative.
Tout ira bien, parce que vous serez sincères. Vous n’aurez point de politique à faire, point d’intrigues à lancer, de jeu de bascule à préparer pour tromper les suffrages, point d’amis à caser, point de protecteur à flagorner, pas de mensonges à dire.
Vous n’avez point à substituer votre gouvernement à celui des autres ; vous ne cherchez point à renverser les maîtres pour devenir maîtres à votre tour.
Quels que soient les changements amenés par le temps dans l’évolution personnelle de chaque individu, vous offrez du moins cette garantie que vous vous proclamez d’avance indignes et traîtres s’il vous arrivait jamais de prendre pour vous une part de ce pouvoir que vous combattez aujourd’hui sous toutes ses formes, et moins dans les hommes qui le représentent que dans son essence même.
Vous proclamez que le pouvoir est corrupteur : en même temps, vous vous rangeriez parmi les corrompus si une seule ligne de votre journal favorisait la moindre usurpation. Point de milieu : « ou anarchiste ou traître », tel est le dilemme dans lequel nous sommes enfermés.
Je ne doute pas, compagnons, que vous ne combattiez le bon combat, non seulement avec vaillance, mais aussi avec cet admirable esprit de dévouement qui a fait de la lutte des journaux anarchistes contre le parquet de Lyon un spectacle unique dans l’histoire de la presse. C’est par le caractère personnel qu’on fait la véritable propagande.
Les meilleures idées exposées par des impuissants et des faibles paraissent être sans force et sans vertu. A vous de les mettre en relief, de les faire accueillir avec sympathie, grâce à l’élan de votre courage, à la hauteur de votre pensée et à la dignité de votre vie. "
Élisée Reclus, le 28 août 1886