Dans cette période de stupéfaction quotidienne avec la transfiguration du Brésil vers quelque chose qui devient irreconnaissable, je me souviens du premier chapitre de Conversation dans la Cathédrale, sans doute le meilleur roman de Mario Vargas Llosa, et pas parce qu’il fut écrit quand le romancier était encore un intellectuel de gauche. Après plusieurs années, le journaliste raté Zavalita rencontre Ambrósio, ancien employé de sa famille, et mène avec lui une longue et éthylique conversation. Exhumant les souvenirs d’un passé plein d’espoir et définitivement enterré, il se demande à plusieurs reprises : « mais à quel moment le Pérou s’est fait avoir ? ». À cette époque des années 1960, le Pérou, jadis prometteur, était en ruine sous la férule du dictateur Odría.
Voilà où nous en sommes, soumis à quelque chose qui n’a pas vraiment de nom, dans cette déconstruction quotidienne de ce qui existait, subissant des violences aux formes diverses, et dans une incertitude récurrente : trouverons-nous notre salut et celui du Brésil ? Ou bien le déraillement actuel aboutira-t-il à un pays dépecé, où personne ne s’entend ni se reconnaît ?
À la fin de l’année dernière, Lula a comparé le Brésil à un train qui déraille. Mais cela ne faisait que commencer. Tout au long de cette année, le surréalisme s’est imposé et peu à peu tout semble devenir naturel. Nous trouvons naturel qu’une présidente élue soit écartée du pouvoir, sans crime de responsabilité avéré, malgré les démonstrations qui prouvent le contraire et quelques confessions sur le peu d’importance des aspects juridiques devant un impératif politique, celui du changement de pouvoir.
D’ailleurs,vendredi 29 juillet, à la veille du mois préféré des tragédies politiques [1], le vice-président en exercice Michel Temer a expliqué ce qu’il entendait de l’impeachment : « Cette question de l’impeachment au Sénat ne dépend pas de mes actions. Elle dépend de l’évaluation politique - non d’une évaluation juridique - que le Sénat est en train de faire. Je pense que le Sénat va évaluer les conditions politiques de qui est aujourd’hui en exercice et de qui était en exercice de la Présidence jusqu’à un certain moment ». C’est-à-dire qu’il s’agit du choix entre Dilma et lui, sans le peuple, sans vote et sans urne. Si ce n’est pas un coup d’Etat, ce n’est pas non plus la démocratie. Mais tout paraît naturel, la vie continue et les ipês commencent à fleurir.
Il paraît naturel également que le vice-président Temer, dans sa charge intérimaire, ne soit aucunement gêné d’agir comme s’il avait été élu, changeant tout et allant jusqu’à faire des purges dans l’administration, comme s’il avait été élu avec un programme opposé à celui de la candidate victorieuse.
Le Brésil a dû se perdre quelque part, lui qui en 2010, approuvait à 90% Luiz Inácio Lula da Silva, le président qui est devenu le plus populaire de l’histoire du Brésil, grâce aux transformations positives promues par son gouvernement. Aujourd’hui, selon une enquête de l’institut Paraná Pesquisas, 47% de la population souhaite sa prison. Ses crimes ? Aucun n’est prouvé. Mais il y a une opération (Lava-Jato NdT), un juge et quelques procureurs qui sont disposés à le condamner pour avoir fait des travaux dans une propriété qui ne lui appartient pas, et dans un appartement qu’il a renoncé à acheter. Il n’y a pas de preuve que Lula ait reçu de telles faveurs d’entreprises de construction en échange de bénéfices qu’il leur aurait concédés. Peu importe, disent le juge et les procureurs, il y a des indices.
Les mêmes journaux, aujourd’hui, racontent avec grand naturel un événement qui aurait paru stupéfiant dans d’autres temps. L’avocat anglais de Lula, Geofferey Robertson, a déposé une plainte au Comité des Droits de l’Homme de l’ONU, dénonçant les violations du Pacte International sur les Droits Civils et Politiques, ainsi que les abus de pouvoir récurrents pratiqués contre l’ex-président par le juge Sérgio Moro, qui dirige l’ opération Lava-Jato. Lula coure un risque et est poursuivi dans son propre pays ? C’est là-bas à l’ONU qu’ils se le demanderont. Ici, les autorités ont ignoré ce fait si grave et singulier. Mais pas Moro et la Lava-Jato, qui ont fait fuiter plus d’informations encore sur ces soit-disant travaux dans cette propriété : Lula a ordonné qu’ils soient faits, ont-ils informé sans vergogne.
Franchement, la dictature militaire était plus préoccupée quand ses crimes étaient dénoncés à l’étranger. Au moins elle démentait les faits, en attribuant tout aux « ennemis de la révolution ».
Mais qu’est-ce qui fait que tant de gens aujourd’hui veuillent rendre Lula inéligible pour les présidentielles de 2018 ? Sans doute, les nuées de poison soufflées sur nous se sont transformées en pluie. Le Brésil est un pays intoxiqué et il ne semble pas exister d’antidote capable de restaurer l’ancien équilibre, cette ancienne manière de vivre où les différences existaient. Quand chacun avait son [grand] Autre mais ne désirait pas le détruire. Mais libéré de Dilma, de Lula, du PT et de la gauche, de leurs mesures « populistes » envers les pauvres, le pays sera remis sur les rails, proclament les vainqueurs du coup d’État, sur la scène du grand faux semblant. Faux semblant, puisque les mêmes journaux qui décrivent ce paysage pour nous vendre cette illusion et ouvrir le chemin pour le mois d’août sont obligés de publier des nouvelles qui la démentent.
Ce vendredi [29] de tristes nouvelles, la Banque Centrale a informé que le résultat des comptes publics du mois de juin et pour le premier semestre a été le pire de la série historique commencée en 2001.
Mais Temer n’est-il pas là pour assainir les dégats de Dilma ?
Ce dernier vendredi avant le mois d’août nous informe aussi que selon l’IBGE/PNAD (équivalent de l’ INSEE NdT), le nombre de personnes vivant dans l’angoisse de perdre leur emploi avait augmenté. Le taux de chômage du deuxième trimestre est estimé à 11,3%, contre 10% pour le premier. C’est le taux le plus haut depuis qu’il est comptabilisé (2012). 11,6 millions de personnes n’ont pas d’emploi et n’arrivent pas à payer leurs factures. Quelque chose a été fait ? Temer a augmenté la Police Fédérale (de 37%. Ils menaçaient de faire grève NdT).
Il n’y a aucune perspective d’amélioration de l’économie, contrairement à ce qui est proclamé. Mais on croit au faux semblant ; parce que sinon, à quoi pourrait-on croire ?
Revenant à Zavalita, le héros de Vargas Llosa, à quel moment le Brésil a-t-il bien pu dérailler ? Un Zavalito plus âgé se serait souvenu que tout paraissait aller, qu’il y avait de l’espérance entre 1945 et 1964, jusqu’à ce que déferlent les torrents de haine et que nous tombions sous une dictature pendant 21 ans. La transition passée, avec ses hauts et ses bas, dont un impeachment (de Fernando Collor, en 1992 NdT) - celui-là avec un crime démontré - une nouvelle phase a commencé, pendant laquelle le train a été remis sur les rails et s’est décidé à aller de l’avant. Inflation contrôlée par les présidents Itamar Franco et Fernando Henrique Cardoso (respectivement présidents de 1992 à 1995, et de 1995 à 2003 NdT), Lula promouvant la croissance et la redistribution (modeste NdT) de la richesse. Les plus pauvres y gagnèrent, les plus riches y gagnèrent, les entreprises y gagnèrent. Et puis les journées de juin [2013] sont arrivées. Bien qu’on ne les explique pas très clairement [2], ce fut à ce moment-là que le train a commencé à dérailler, dans la politique et dans l’économie. Juste après, l’opération Lava-Jato a gagné de la force, dispersant ce sentiment de désolation sur tout le pays. Rien ne vaut rien, personne ne vaut rien, tout est pourri. Et se sauve qui peut. Y compris par des dénonciations contre remise de peine (delações premiadas) et des fuites soigneusement sélectionnées. Il y a eu des changements sur la scène mondiale, c’est vrai, avec la chute des prix des commodities (matières premières, produits agricoles NdT), qui a affecté les exportations et la croissance interne. La propre Dilma a reconnu qu’il y avait eu une « erreur de calibrage » dans les politiques anti-cycliques, quand l’État a beaucoup dépensé par les exonérations, le crédit facile et les investissements faits pour maintenir l’économie active. Cela explique la désorganisation fiscale mais pas le déraillement complet de la vie nationale.
En 2014, Dilma a gagné une élection qu’elle semblait destinée à perdre. Mais tout aurait été différent si l’opposition avait accepté sa défaite. Celle-ci a demandé le recompte des voix, a laissé faire ceux qui commençaient à parler d’impeachment, avant même que la présidente élue n’assume son deuxième mandat. Dilma a disparu de la scène et a accepté de faire ce que l’opposition demandait, en nommant un ministre des Finances chargé d’implanter l’austérité fiscale. La chambre des Députés est passée sous le contrôle d’Eduardo Cunha, qui avait le soutien de plus de cent députés conservateurs, et au lieu de faire des réajustements, le Congrès se mit à voter des lois explosives, destructrices des comptes publics. Ainsi nous sommes arrivés au 17 avril (date du vote de la recevabilité de l’impeachment par la Chambre NdT), et maintenant, nous arrivons au mois d’août.
La Lava-Jato aurait été bénigne si, au lieu de s’attaquer à la blessure de la promiscuité entre les partis/politiciens et les entrepreneurs, elle s’était attaquée au système, et non au PT et à son gouvernement. Cette déviation de l’objectif a contribué au coup d’État et s’est terminée par cette chasse à Lula, qui le mène à dénoncer à l’ONU les persécutions dont il souffre dans son pays.
Mais quand la démolition d’un système politique commence, on ne peut plus sauver les meubles. Et on retrouve l’information, que nous avions déjà divulguée, selon laquelle Odebrecht (énorme entreprise de travaux publics NdT) va dénoncer au moins dix gouverneurs et ex-gouverneurs (sur 26 États, outre Brasilia et le District Fédéral NdT) et plus de 100 parlementaires. Le système se fissure et il n’y a personne, à l’intérieur du système, disposé à le restaurer. Et tout autour ce n’est que destruction : de l’économie, des règles démocratiques, du système politico-électoral et, principalement, destruction de tout ce qui représentait le Brésil et qui n’existe plus : la tolérance envers la différence, la capacité de coexister avec l’autre, qu’il soit pauvre ou riche, conservateur ou progressiste, urbain ou campagnard. Maintenant, nous avons même l’intolérance religieuse. C’est une idéologie rétrograde qui est insufflée subtilement, mêlant racisme, misogynie et préjugés de tout ordre.
Quand tout s’effondre, les plus jeunes, qui ont vécu plein d’espérance les 20 dernières années et qui ne se souviennent ni de la dictature ni de l’hyper-inflation, ont encore plus de raisons de se demander :
Mais à quel moment le Brésil s’est-il perdu ?
Traduction et notes : Si le Brésil m’était traduit...