Quatre peuples de l’Union européenne ont maintenant voté contre le projet néolibéral imposé par Bruxelles. Ce fut tout d’abord les Français qui, le 29 mai 2005, votèrent à 54,68% contre le traité de Rome 2. Trois jours plus tard, les Hollandais firent de même. Le 5 juillet 2015, c’est au tour des Grecs de voter contre le saccage de leur pays par le gouvernement Merkel et les banques françaises et allemandes. Les derniers en date sont les Britanniques qui, le 23 juin 2016, décident à 51,9% de sortir de l’Union.
C’est une décision historique qui met un terme, non seulement au projet européen tel que nous le connaissions mais aussi au sentiment fataliste que les peuples étaient enchainés aux décisions d’une minorité riche et non élue cachée dans les bureaux de Bruxelles. Ce titan que l’on croyait invincible, qui dominait les peuples et leur imposait sans qu’ils puissent y échapper les forces délétères de l’austérité, s’est avéré être un géant aux pieds d’argile.
Une brèche est ouverte ; la contestation ne peut que s’étendre face à une classe dirigeante européenne qui, quoi qu’il arrive, s’est promise de tenir le cap de la liquidation de l’Etat providence. S’il faut attendre un changement, il faudra le provoquer car Mme Merkel, M. Hollande, M. Draghi, M. Junker., etc., vont plus que jamais faire front contre leurs peuples.
Brexit pour les nuls
La classe politique, la presse et les médias britanniques ont une fois encore montrés qu’il leur était possible de descendre beaucoup plus bas dans la trivialité, l’avilissement et l’extravagance. Comme le fait remarquer Vincent Navarro (1), les populations ne soupçonnent pas l’importance et la complexité de l’appareil politico-médiatique qui domine les structures du pouvoir européen et des pays qui en font partie.
De part et d’autre, la peur et le mensonge furent servis en boucle et sans aucune retenue, opposant les pro européens (le camp « remain ») auto proclamés cultivés et intelligents, aux partisans du « leave », (le retrait), baptisés racistes, péquenauds, ignorants et pauvres. Le climat xénophobe attisé par la droite décomplexée qu’incarnent Boris Johnson, l’ex maire de Londres et le leader du UKIP (UK Independent Party) Nigel Farage, a profondément obscurci les débats de la dernière semaine de campagne et restera un hit dans les annales d’un populisme nationaliste que l’on croyait dépassé.
Le Royaume-Uni connu (à tort) pour sa proverbiale placidité politique et son conservatisme bon teint s’est soudainement retrouvé profondément divisé par ce référendum. A l’intérieur de toutes les familles politiques, de tous les partis, qu’ils soient de gauche ou de droite, le divorce fut consommé et menace aujourd’hui de changer irrémédiablement la politique britannique avachie dans le bipartisme. Ainsi, a-t-on retrouvé dans le camp « remain », pêle-mêle, la City de Londres, les grandes banques et le nouveau leader de la gauche travailliste, M. Jeremy Corbyn et dans celui des « leave », les dissidents conservateurs et travaillistes ainsi que la droite réactionnaire type lepéniste. Un casse-tête pour le citoyen lambda ; une évidence pour les laissés-pour-compte convaincus que « ce sont tous les mêmes. »
Dans les colonnes du quotidien progressiste The Guardian, on a pu lire que ce qui avait débuté comme une promesse électorale peu sérieuse pour donner le change aux eurosceptiques du parti conservateur ; s’était, de fil en aiguille, transformé en une immense gaffe puis en un raz-de-marée imparable. Une telle lecture n’est pas fausse si l’on précise que cette bourde politique est à mettre sur le compte de M. Cameron qui n’a jamais su proprement tenir les « backbenchers (2) » les plus droitiers et réactionnaires de son parti. Il a voulu bluffer et a été pris à son propre jeu.
Le sentiment du vote « leave »
Nous l’avons vu, la presse et les partisans du « remain » ont choisi - et persiste encore aujourd’hui – de voir les rebelles du « leave » comme des xénophobes et des ignares. Après le décompte du vote, ils seraient un peu plus de 17 millions. Si l’on compare ce chiffre au résultat du UKIP aux dernières élections générales de 2015, le nombre de racistes bornés et illettrés aurait presque quintuplé en quelques mois. Cette hypothèse est absurde. Bien qu’une partie de l’électorat « leave » appartiennent à la nébuleuse réactionnaire des Midlands (3) gorgée de rhétorique anti migratoire et ultra nationaliste (disons 12%), les raisons politiques du reste des électeurs méritent toute notre attention.
Pour les comprendre, il suffit de se pencher sur les indicateurs économiques du Royaume-Uni. Un niveau d’endettement colossal (près de trois mille milliards de livres sterling, si l’on additionne à la dette de l’Etat, celle des ménages et des entreprises), un démantèlement en règle des systèmes de protection et d’aide sociales, un taux de chômage endémique et systémique masqué par la création de petits boulots et l’explosion du nombre des travailleurs pauvres (à Londres, un million d’enfants vivent au-dessous du seuil de pauvreté) ; la création d’une bulle immobilière gigantesque, moteur principal du plan économique de M. Osborne, le ministre de l’économie de M. Cameron, protégeant une classe de rentiers qui, elle, vote religieusement à chaque élection pour le maintien de ses privilèges. L’entretien dispendieux de politiques fiscales favorisant les riches, les banques et les grandes entreprises qui jouissent d’un accès illimité à l’argent, à des taux d’intérêts ridiculement bas. Le prix des locations est tellement onéreux à Londres qu’elles demeurent inabordables pour la grande majorité de la population salariée. Des quartiers entiers sont voués à la spéculation immobilière aux mains des milliardaires chinois, indiens ou en provenance des Emirats. Pour s’en convaincre, il suffit de se promener sur les rives de la Tamise. A cela, il faut ajouter l’explosion du coût de la vie, des transports ; l’endettement des étudiants, qui doivent aujourd’hui payer £9.000 (soit 11.000 euros) par année d’étude ; sans compter les scandales financiers qui étonnent par leur démesure ; le dernier en date est la liquidation de la chaîne de grands magasins BHS (British Home Stores), l’une des plus vieilles marques anglaises, détenue par le milliardaire Sir Philip Green, le patron de Top Shop qui, avant de vendre l’ensemble pour 1 livre sterling à un consortium peu scrupuleux, empocha l’argent (586 millions de livres) destiné aux retraites des 11 000 salariés qui se retrouveront à la rue début septembre 2016.
L’homme et la femme de la rue souffrent des politiques d’austérité qui furent imposées pour renflouer les banques anglaises en difficultés. La Royal Bank of Scotland (RBS) et le Lloyds Banking Group (Lloyds), sont nationalisés et, bien que considérés techniquement insolvables, continuent leur Business As Usual, c’est-à-dire, la création de la dette toxique et des dérivatifs qui furent les causes de leurs déboires en 2008 et qui se solda par leur renflouement par le contribuable britannique. Les banquiers de la City opèrent en toute impunité et étendent leurs pratiques frauduleuses avec la bénédiction des classes dirigeantes.
A cela sont venus s’ajouter les mécanismes de « la règle d’or » imposés par l’Union européenne pour limiter les déficits publics. Bien que presque personne ici n’ait jamais entendu parlé de ces mesures venues de Bruxelles, tout le monde voit s’incarner leurs effets dans le démentèlement de l’Etat providence.
La déflation qui s’est emparée de l’économie européenne est très durement sentie par la population anglaise alors que les indicateurs économiques maquillés dans l’intérêt du 1% ; les marchés obligataires, les actions, les produits financiers dérivés, le marché de l’armement, etc., ne se sont jamais si bien portés. Même s’il ne comprend pas en détail le fonctionnement de ces bulles gigantesques, le citoyen anglais voit l’écart se creuser entre lui et ceux qui ont tout.
C’est ici que les médias de marché entrent en jeu. Tout comme en France, ils sont dans les mains de milliardaires très peu portés sur le partage. Dans leur éditoriaux, l’ensemble des problèmes du Royaume-Uni se résument à l’immigration. C’est l’alpha et l’oméga de la pensée journalistique de la BBC à Channel Four. A cette masse d’immigrants qui, soi-disant, menacent le peu d’emplois qui restent au Royaume-Uni, il faut ajouter les normes européennes qui empêcheraient le pays de s’en défaire. Voilà. Le tour est joué. Cette vue biaisée de la réalité, une fois passée au tamis de l’idéologie du UKIP, entre facilement dans le discours des mécontents. Ceux qui savent y résister, s’en prennent aux traités européens qui confisquent la démocratie des états nations. Ils incarnent le ras-le-bol des populations européennes.
Le sentiment du vote « remain »
Paradoxalement, le citoyen anglais se portant sur le vote « remain » n’est pas plus rationnel que celui du prétendu ignare du « leave ».
Les seuls qui le soient vraiment sont les conservateurs qui se sont groupés derrière M. Cameron. Ils sont en accord avec les politiques d’austérité néolibérale mises en place par l’Union et partagent l’idéologie atlantiste dominante. Leur entente avec Bruxelles n’est pas totale ; on a vu avec quelle prétention ils ont toujours demandé un régime de faveur ; mais cette connivence disputeuse n’a jamais été sécessionniste et a toujours porté ses fruits au sein du parti conservateur. C’est pourquoi nous ne passerons pas plus de temps à les définir.
Le gros des troupes de l’électorat « remain » est formé des classes moyennes citadines et progressistes de la social-démocratie, dont l’âge moyen ne dépasse pas la cinquantaine. Elles occupent un spectre politique allant du conservateur éclairé aux sympathisants travaillistes, blairistes et autres, en passant par les centristes et les apolitiques de droites. Ces gens-là travaillent, sont portés sur la culture, les langues et les voyages et ont un niveau d’étude assez élevé. L’idée d’une Europe unie et bâtie sur la coopération des peuples les séduit. Ils savent que l’Union européenne n’est pas parfaite mais que faute de mieux, ils doivent s’en contenter. Les plus téméraires avancent qu’il faudrait la changer de l’intérieur (c’est notamment la position du leader du parti travailliste, M. Jeremy Corbyn). Au-delà de ce credo consensuel et volontiers réprobateur (mais sans plus...), il est difficile de leur trouver des arguments élaborés sur les façons de changer « de l’intérieur » cette Union Européenne peu démocratique, qui n’hésite pas à mettre au pas des peuples rebelles au nom d’une idéologie qui méprise les valeurs humaines les plus élémentaires comme la solidarité et le partage. Plus difficile encore de les interroger sur le souverainisme et/ou le fédéralisme qu’ils seraient censés représenter, défendre ou combattre. Seraient-ils favorables à une renégociation des traités, voire à un moratoire sur toutes les mesures néolibérales antidémocratiques ? Rares sont ceux qui ont les idées claires sur le sujet. Leurs arguments se bornent à faire échos au bourrage de crâne médiatique qui sans aucune rationalisation argumentaire annonce froidement la fin du monde.
Jeremy Corbyn et le Brexit
Le leader du parti travailliste s’est montré très discret sur le sujet pendant les mois qui ont précédé la campagne du Brexit. Par calcul politique, il a préféré laisser les leaders conservateurs se déchirer dans les médias et devant le parlement. Son opinion, dit-on, a d’ailleurs considérablement évoluée. Supporter du Brexit, il a lentement changé de cap pour s’aligner avec M. Cameron et la City londonienne dans la dernière ligne droite de la campagne. Manœuvre politique là encore ? Nous sommes portés à le croire si l’on décortique le programme politique et économique qu’il mettrait en œuvre le jour où il deviendrait premier ministre. Celui-ci est serait tout bonnement impossible à appliquer dans un Royaume-Uni inféodé aux traités européens. En effet, ceux-ci ont verrouillé les sorties anti austéritaires et ont été jusqu’à transformer profondément les constitutions des pays souverains pour les empêcher de faire marche arrière sur les politiques budgétaires et monétaires. C’est là le cœur du problème. Libérer les peuples européens de l’étau austéritaire ne pourra se faire sans l’annulation des traités. Tout discours faisant impasse sur ce point est oiseux. Ce revirement de Corbyn pourrait avoir répondu à une volonté contradictoire des forces en place au sein du parti travailliste en mutation.
Jeremy Corbyn, est un politique extrêmement fin et courageux. Il est maintenant débarrassé de l’Europe des traités ; le voilà les mains libres pour proposer des mesures de changement qui seront possibles à réaliser le jour où il entrera au 10 Downing Street. Les prochaines élections générales au Royaume-Uni pourraient laisser une chance à l’alternance. A partir de ce point, tout pourrait devenir possible pour le Royaume-Uni et la gauche européenne. Mais ne brûlons pas les étapes. Il reste encore trois ans de pouvoir aux Conservateurs.
Le vote « leave » a gagné faute d’opposants motivés et préparés
Les défenseurs du vote « remain » ont perdu le referendum parce qu’ils n’ont pas assez préparé leur campagne. Ils se sont laissés influencer par l’énormité et le grotesque du discours des eurosceptiques (Boris Johnson) et des xénophobes ultra nationalistes (Nigel Farage). Leur niveau de méconnaissance des affaires et des enjeux européens face à la misère des peuples ont fait le reste. Ils n’ont pas su convaincre car ils manquaient d’arguments pour justifier devant les classes appauvries les politiques austéritaires imposées par Bruxelles. Ils n’ont pas écouté le peuple auquel ils ont tourné le dos.
Nous savons d’ores et déjà que les forces du « remain » accuseront les tenants du Brexit de toutes les calamités qui vont fondre sur le Royaume-Uni dans les mois qui viennent. En particulier, ils les rendront responsables de la prochaine crise financière qui, selon toute vraisemblance, devrait éclater à l’automne et qui sera infiniment plus dévastatrice que celle de 2008. Une crise, qui est le résultat des politiques irresponsables de dérégulation tout azimut voulu par l’UE et bénies par les marchés financiers.
Philippe Nadouce
[1] Professeur de science politique à l’université de Barcelone
[2] Députés qui ne possèdent pas de maroquin ministériel et qui, au parlement, s’assoient derrière les « front benches », (les premiers bancs).
[3] Regions du nord de l’Angleterre dont les villes les plus importantes sont Birmingham, Wolverhampton, Leeds, etc.