Les gouvernements progressistes
Les nouveaux gouvernements au Brésil, Argentine, Uruguay, Nicaragua, Venezuela, Équateur, Paraguay et Bolivie, mirent en place des politiques rétablissant l’État dans ses fonctions de redistribution de la richesse, de réorganisation des services publics, surtout l’accès à la santé et à l’éducation et d’investissements dans des travaux publics. Une répartition plus favorable des revenus des matières premières entre multinationales et État national (pétrole, gaz, minerais, produits agricoles d’exportation) fut négociée et la bonne conjoncture, pendant plus d’une décennie, permit des rentrées appréciables pour les nations concernées.
Parler de la fin d’un cycle introduit l’idée d’un certain déterminisme historique, suggérant l’inévitabilité d’alternances de pouvoir entre la gauche et la droite, notion inadéquate si le but est de remplacer l’hégémonie d’une oligarchie par des régimes populaires démocratiques. Par contre, une série de facteurs permettent de suggérer un épuisement des expériences post-néolibérales, en partant de l’hypothèse que les nouveaux gouvernements furent post-néolibéraux et non post-capitalistes.
Évidemment, il serait illusoire de penser que dans un univers capitaliste, en pleine crise systémique et par conséquent particulièrement agressif, l’instauration d’un socialisme « instantané » soit possible. Il existe d’ailleurs des références historiques à ce sujet. La NEP (Nouvelle Politique Économique) dans les années 20 en URSS, en est un exemple, à étudier de façon critique. En Chine et au Vietnam, les réformes de Deng Xio Ping ou du Doi Moi (rénovation) expriment la conviction de l’impossibilité de développer les forces productives, sans passer par la loi de la valeur, c’est-à-dire par le marché (que l’État est censé réguler). Cuba adopte, de manière lente, mais sage, des mesures destinées à agiliser le fonctionnement de l’économie, sans perdre les références fondamentales à la justice sociale et au respect de l’environnement. Se pose donc la question des transitions nécessaires.
Un projet post néolibéral
Le projet des gouvernements « progressistes » de l’Amérique latine de reconstruire un système économique et politique capable de réparer les effets sociaux désastreux du néolibéralisme, n’était pas une tâche facile. Rétablir les fonctions sociales de l’État supposait une reconfiguration de ce dernier, toujours dominé par une administration conservatrice peu à même de constituer un instrument de changement. Dans le cas du Venezuela, c’est un État parallèle qui fut institué (les missions) grâce aux revenus du pétrole. Dans les autres, de nouveaux ministères furent créés et les fonctionnaires progressivement renouvelés. La conception de l’État qui présida au processus fut généralement centralisatrice et hiérarchisée (importance d’un leader charismatique) avec tendance à instrumentaliser les mouvements sociaux, le développement d’une bureaucratie souvent paralysante et aussi l’existence de la corruption (dans certains cas sur une grande échelle).
La volonté politique de sortir du néo-libéralisme eut des résultats positifs : lutte efficace contre la pauvreté pour des dizaines de millions de personnes, meilleur accès à la santé et à l’éducation, investissements publics dans les infrastructures, bref une redistribution au moins partielle du produit national, fortement accru par l’accroissement des prix des matières premières. Il en résultat des avantages pour les pauvres, sans pour autant affecter sérieusement les revenus des riches. S’ajoutèrent à ce panorama des efforts importants en faveur de l’intégration latino-américaine, créant ou renforçant des organismes tels que le Mercosur, réunissant une dizaine de pays de l’Amérique du Sud, UNASUR, pour l’intégration du Sud du continent, la CELAC pour l’ensemble du monde latin, plus les Caraïbes et enfin l’ALBA, avec une dizaine de pays à l’initiative du Venezuela
Il s’agissait, e l’occurrence, d’une perspective de coopération tout à fait nouvelle, non de compétition, sinon de complémentarité et de solidarité car, en effet, l’économie interne des pays « progressistes » resta dominée par le capital privé, avec sa logique d’accumulation, surtout dans les secteurs de l’extraction pétrolière et minière, des finances, des télécommunications et du grand commerce et avec son ignorance des « externalités », c’est-à-dire des dommages écologiques et sociaux. Cela provoqua des réactions grandissantes de la part de plusieurs mouvements sociaux. Les moyens de communication sociale (presse, radio, télévision) restèrent en grande partie entre les mains du grand capital national ou international, malgré des efforts de rectifier une situation de déséquilibre communicationnel (TeleSur et lois nationales sur les communications).
Quel type de développement ?
Le modèle de développement s’inspira du « développementisme » (desarrollismo) des années 60, lorsque la Commission Économique pour l’Amérique latine de l’ONU, proposa de substituer les importations par une production interne accrue. Son application au XXI siècle, dans une conjoncture favorable des prix des commodities, jointe à une perspective économique centrée sur l’accroissement de la production et à une conception redistributrice du revenu national sans transformation fondamentale des structures sociales (absence notamment de réforme agraire) déboucha sur une « ré-primarisation » des économies latino-américaines et une dépendance accrue vis-à-vis du capitalisme de monopole, allant même jusqu’à une désindustrialisation relative du continent.
Le projet se transforma peu à peu en une modernisation acritique des sociétés, avec des nuances selon les pays, certains, comme le Venezuela accentuant la participation communale. Cela déboucha sur une amplification des classes moyennes consommatrices de biens extérieurs. Les mégaprojets furent encouragés et le secteur agricole traditionnel abandonné à son sort pour privilégier l’agro-exportation destructrice des écosystèmes et de la biodiversité, allant même jusqu’à mettre en danger la souveraineté alimentaire. Nulles traces de véritables réformes agraires. La diminution de la pauvreté par des mesures surtout assistentielles (ce qui fut aussi le cas des pays néo-liberaux) ne réduisit guère les distances sociales, qui restent les plus élevées du monde.
Pouvait-on faire autrement ?
On peut évidemment se demander s’il était possible de faire autrement. Une révolution radicale aurait provoqué des interventions armées et les États-Unis disposent de tout l’appareil nécessaire à cet effet : bases militaires, alliés dans la région, déploiement de la 5° flotte autour du continent, renseignements par satellites et avions awak et ils ont prouvé que des interventions n’étaient pas exclues : Santo Domingo, baie des Cochon à Cuba, Panama, Grenade.
Par ailleurs, la force du capital de monopole est telle, que les accords passés dans les domaines pétroliers, miniers, agricoles, se transforment très vite en de nouvelles dépendances. Il faut y ajouter la difficulté de mener des politiques monétaires autonomes et les pressions des organismes financiers internationaux, sans parler de la fuite des capitaux vers les paradis fiscaux, comme l’ont montré les Panama Papers.
Par ailleurs, la conception du développement des leaders des gouvernements « progressistes » et de leurs conseillers était nettement celle d’une modernisation des sociétés , en décalage avec certains acquis contemporains, tels que l’importance du respect de l’environnement et de la possibilité de régénération de la nature, une vision holistique de la réalité, base d’une critique de la modernité absorbée par la logique du marché, l’importance du facteur culturel. Curieusement, les politiques réelles se développèrent en contradiction avec certaines constitutions tout à fait innovatrices dans ces domaines (droit de la nature, « bien vivre »).
Les nouveaux gouvernements furent bien accueillis par les majorités et leurs leaders plusieurs fois réélus avec des scores électoraux impressionnants. En effet, la pauvreté avait réellement diminuée et les classes moyennes avaient doublé de poids en quelques années. Il y avait donc un véritable appui populaire. Il faut enfin ajouter aussi que l’absence d’une référence « socialiste » crédible, après la chute du mur de Berlin, n’incitait guère à présenter un autre modèle que post-néolibéral. L’ensemble de ces facteurs font penser qu’il était difficile, objectivement et subjectivement, de s’attendre à un autre type d’orientation.
Les nouvelles contradictions
Cela explique une rapide évolution des contradictions internes et externes. Le facteur le plus spectaculaire fut évidemment les conséquences de la crise du capitalisme mondial et notamment de la chute, partiellement planifiée, des prix des matières premières et surtout du pétrole. Le Brésil et l’Argentine furent les premiers pays à en connaître les effets, mais suivirent rapidement le Venezuela et l’Équateur, la Bolivie résistant mieux, grâce à l’existence de réserves importantes de devises. Cette situation affecta immédiatement l’emploi et les possibilités de consommation de la classe moyenne. Les conflits latents avec certains mouvements sociaux et une partie des intellectuels de gauche, firent surface. Les défauts du pouvoir, jusqu’alors supportés comme le prix du changement et surtout dans certains pays, la corruption installée comme partie intégrante de la culture politique, provoquèrent des réactions populaires.
La droite s’empara évidemment de cette conjoncture pour mettre en route un processus de reconquête de son pouvoir et de son hégémonie. Faisant appel aux valeurs démocratiques qu’elle n’avait jamais respecté, elle réussit à récupérer une partie du corps électoral, notamment en accédant au pouvoir en Argentine, en conquérant le parlement au Venezuela, en remettant en question le système démocratique du Brésil, en s’assurant des majorités dans les villes en Équateur et en Bolivie. Elle essaya de profiter de la déception de certains secteurs, notamment des indigènes et des classes moyennes. Appuyée également par de nombreuses instances nord-américaines et par les moyens de communication en son pouvoir, elle s’efforça de surmonter ses propres contradictions, notamment entre les oligarchies traditionnelles et les secteurs modernes.
En réponse à la crise, les gouvernements « progressistes » adoptèrent de plus en plus de mesures favorables aux marchés, au point que la « restauration conservatrice » qu’ils dénoncent régulièrement, s’introduit subrepticement à l’intérieur d’eux-mêmes. Les transitions deviennent alors des adaptations du capitalisme aux nouvelles demandes écologiques et sociales (un capitalisme moderne) et non des pas en avant vers un nouveau paradigme post-capitaliste (réforme agraire, soutien à l’agriculture paysanne, fiscalité mieux adaptée, autre vision du développement, etc.).
Tout cela ne signifie pas la fin des luttes sociales, au contraire. La solution se situe dans le regroupement des forces de changement, à l’intérieur et à l’extérieur des gouvernements, sur un projet à redéfinir dans son objet et ses formes de transitions et la reconstruction de mouvements sociaux autonomes aux objectifs centrés sur le moyen et long terme.
François Houtart
http://www.cetri.be
Pour Le Drapeau Rouge, Bruxelles, No 56 (mai-juin 2016)
21 avril 2016