RSS SyndicationTwitterFacebookFeedBurnerNetVibes
Rechercher

Lettre à mon indifférence

« Le monde ne sera pas détruit par ceux qui font le mal, mais par ceux qui les regardent sans rien faire. » - Albert Einstein

Ma chérie,

Je sais que cette lettre te surprendra. D’abord parce qu’elle est la première que je t’adresse, et que lorsqu’on écrit à quelqu’un qu’on côtoie tous les jours, c’est qu’il y a des poches de frustration et de non-dits à crever. Pour t’écrire j’ai dû m’arracher à tes bras et faire un pas en arrière. En !n je vais pouvoir te regarder.

D’abord, je voudrais te remercier de tout ce que tu as fait pour moi. Je me souviens quand, toute petite, alors qu’on marchait dans la rue, je m’arrêtais pour demander pourquoi la dame et sa fille étaient assises par terre sur le trottoir. On m’expliquait qu’elles demandaient de l’argent parce qu’elles étaient pauvres, que c’était triste. Et puis la main adulte tirait un peu plus fort sur la mienne pour que j’avance.

Tu n’as pas tardé à venir. Grâce à toi, j’ai appris à accélérer toute seule, en creusant avec mes yeux des trous plus grands sur le bitume. Il m’est arrivé souvent qu’une phrase dans un livre, un visage, une attitude perturbe les frontières de mon petitmonde, chatouille mes certitudes et change l’ordre des priorités. C’était un tremblement de terre, et pourtant il ne me faisait pas peur, comme si cette perturbation allait forcément m’amener vers quelque chose de meilleur, et d’absolument nécessaire. Heureusement les petites obligations du quotidien – et toi – veniez vite me rechercher.

Vous me disiez de ne pas m’inquiéter, qu’on repenserait à tout ça plus tard. Je sais que tu aides ceux qui ont fréquenté la mort. Les soldats dans les tranchées et les internés des camps. Les survivants d’attentats et les enfants de la guerre. Dans l’urgence de la survie, tu leur donnes la force de ne plus penser au voisin. Tu aides ceux qui subissent pendant des années les continuelles moqueries, les humiliations et les regards méfants. Parce qu’ils ont des boutons, parce qu’ils sont trop gros, parce qu’ils sont différents. Tu leur relèves la tête en leur chuchotant :

« Ignore- les ! »

Parfois il faut bien s’anesthésier pour survivre. Grâce à toi j’ai pu passer à travers ce satané monde. Plus je vieillis, plus j’ai besoin de toi. Avant le monde se réduisait à ma cour d’immeuble. Tout était plus petit. Ce que je voyais je pouvais le toucher, l’entendre, m’y arrêter.

Bien sûr il y avait la télé, mais les images que j’y voyais étaient encore lointaines et je pouvais les éteindre. Aujourd’hui des images, j’en ai en permanence, partout. Sur mon bureau, dans ma poche,sur le quai du métro. Je sais. Je sais tout ce qui se passe. Je sais tellement que ça me paralyse. Les Lumières sont en train d’avorter de leur idéal. Le savoir accessible et universel est en train de se vomir dessus. Alors je t’appelle, tu me prends dans tes bras et je emmitoufle dans ta graisse.

Chaque fois que j’achète un produit au supermarché, chaque fois que je vais sur google, je contribue à ce que je condamne. Je n’arrive pas à tout changer d’un coup. Je ne sais même pas si j’en ai les moyens. Chaque fois, tu es là pour tirer un voile sur la misère à laquelle je participe. Aujourd’hui j’ai besoin de reprendre, autant qu’il est possible, le contrôle de ma vie.

Il y a quelques mois, dans un petit café près d’une gare, j’avais une heure avant mon train. Nous étions une dizaine de clients, chacun replié sur son cosmos. Il y a des expressions qu’on aurait bien voulu avoir inventées, tant elles disent tout ce qu’on a vécu, et rien d’autre. Merci, Fabio Viscogliosi. Soudain, un groupe de cinq jeunes entra. Des petits caïds en carton-pâte dont chaque phrase était jetée au lance pierre. Un mouvement minuscule, à peine perceptible, saisit chaque client, qui plongea un peu plus loin dans son journal, son téléphone ou son livre. Les jeunes commandèrent et allèrent s’asseoir. Puis le ton monta : « Vas- y bâtard ! J’vais te trouer si tu payes pas ta part ! T’as pris des frites, tu les payes ! » Les chaises se renversèrent. Ce qu’ils se sont dit, je ne m’en souviens plus. Je me rappelle seulement la violence de chacun de leurs gestes et de chacune de leurs paroles. Pour un cornet de frites. Il y avait aussi une autre violence, celle du silence des clients... et du mien. Un silence qui ne respire plus. La dernière fois que j’avais entendu ça, c’était dans une forêt couverte par plusieurs mètres de neige. Les arbres sans feuilles, le tapis blanc absorbant le moindre son du vent créaient un silence qui faisait presque mal aux oreilles.

Dans le café, tout le monde guettait, tendu, que quelque chose éclate. Mais les gars sont partis régler leurs comptes dehors, laissant le cornet de frites à moitié plein. Alors le silence habituel avec ses froissements et ses respirations a repris. Quelques clients se sont regardés en se rassurant d’un petit sourire, d’autres ont levé les sourcils comme pour mieux accompagner le claquement de la porte. Et toi tu circulais entre les tables pour t’assurer que nous allions tous bien. La normalité que tu nous imposais était effrayante.

Aujourd’hui le cornet de frites a dû se changer en paquet de shit ou en arme. Mais ça ne nous regarde pas. C’est ça que tu as voulu me faire croire depuis mon enfance. Tu croyais que je n’allais jamais découvrir que cette violence silencieuse que tu m’as apprise participait à toutes les autres formes de violence ? La société est comme la peau d’un tambour : chacun de nos gestes – ceux qu’on fait et même ceux qu’on ne fait pas – résonne partout.

Aujourd’hui, ma chère Indifférence, je vais te quitter. Ne t’inquiète pas, on pourra toujours aller boire un verre de temps en temps. Mais ces moments ne seront plus que des parenthèses dans mon quotidien. Je dois apprendre à vivre sans toi. Tu auras toujours assez d’amants pour que je ne te manque pas trop. Je sais que tu resteras majoritaire. Je vais cultiver l’attention permanente et tranquille. Oh, je ne dis pas que je vais devenir une Mère Teresa ni sauver la planète. Mais laisse-moi te raconter cette petite scène. Un jour, je me promenais avec une amie. Je ne sais plus de quoi on parlait. Soudain elle s’est arrêtée : « Bouge pas, je reviens. » Elle a fait demi-tour, jusqu’à deux hommes que je n’avais pas remarqués, en train de s’engueuler très violemment. Elle s’est excusée de les déranger et leur a offert à chacun un des chocolats qu’elle venait d’acheter, en leur souhaitant une bonne journée. Ils en sont restés bouche bée, se sont regardés, et ont ri.

Sarah Roubato

extraite du livre Lettres à ma génération, publiée chez Michel Lafon : http://www.michel-lafon.fr/livre/1687-Lettres_a_ma_generation.html

URL de cet article 30143
  
AGENDA

RIEN A SIGNALER

Le calme règne en ce moment
sur le front du Grand Soir.

Pour créer une agitation
CLIQUEZ-ICI

Un autre regard sur le 11 septembre
David Ray GRIFFIN
« En s’appuyant sur des milliers de sources, cette critique détaillée, loin de partir d’idées préconçues ou d’exprimer une opinion réactionnaire, soulève assez de questions précises et dérangeantes pour étayer une demande de nouvelle enquête plus convaincante que jamais. » - Publishers Weekly Présentation de l’auteur David Ray Griffin est professeur émérite de philosophie des religions et de théologie à la Claremont School of Theology et à la Claremont Graduate University. Il est également, co-directeur du (...)
Agrandir | voir bibliographie

 

Il faut commencer avec la vérité. La vérité est la seule manière pour arriver à quelque chose.Toute prise de décision basée sur des mensonges ou l’ignorance ne peut pas être une bonne décision.

Julian Assange

Ces villes gérées par l’extrême-droite.
(L’article est suivi d’un « Complément » : « Le FN et les droits des travailleurs » avec une belle photo du beau château des Le Pen). LGS Des électeurs : « On va voter Front National. Ce sont les seuls qu’on n’a jamais essayés ». Faux ! Sans aller chercher dans un passé lointain, voyons comment le FN a géré les villes que les électeurs français lui ont confiées ces dernières années pour en faire ce qu’il appelait fièrement « des laboratoires du FN ». Arrêtons-nous à ce qu’il advint à Vitrolles, (...)
40 
Le fascisme reviendra sous couvert d’antifascisme - ou de Charlie Hebdo, ça dépend.
Le 8 août 2012, nous avons eu la surprise de découvrir dans Charlie Hebdo, sous la signature d’un de ses journalistes réguliers traitant de l’international, un article signalé en « une » sous le titre « Cette extrême droite qui soutient Damas », dans lequel (page 11) Le Grand Soir et deux de ses administrateurs sont qualifiés de « bruns » et « rouges bruns ». Pour qui connaît l’histoire des sinistres SA hitlériennes (« les chemises brunes »), c’est une accusation de nazisme et d’antisémitisme qui est ainsi (...)
124 
L’UNESCO et le «  symposium international sur la liberté d’expression » : entre instrumentalisation et nouvelle croisade (il fallait le voir pour le croire)
Le 26 janvier 2011, la presse Cubaine a annoncé l’homologation du premier vaccin thérapeutique au monde contre les stades avancés du cancer du poumon. Vous n’en avez pas entendu parler. Soit la presse cubaine ment, soit notre presse, jouissant de sa liberté d’expression légendaire, a décidé de ne pas vous en parler. (1) Le même jour, à l’initiative de la délégation suédoise à l’UNESCO, s’est tenu au siège de l’organisation à Paris un colloque international intitulé « Symposium international sur la liberté (...)
19 
Vos dons sont vitaux pour soutenir notre combat contre cette attaque ainsi que les autres formes de censures, pour les projets de Wikileaks, l'équipe, les serveurs, et les infrastructures de protection. Nous sommes entièrement soutenus par le grand public.
CLIQUEZ ICI
© Copy Left Le Grand Soir - Diffusion autorisée et même encouragée. Merci de mentionner les sources.
L'opinion des auteurs que nous publions ne reflète pas nécessairement celle du Grand Soir

Contacts | Qui sommes-nous ? | Administrateurs : Viktor Dedaj | Maxime Vivas | Bernard Gensane
Le saviez-vous ? Le Grand Soir a vu le jour en 2002.