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Bref retour sur Orwell (III)

Ce qui distingue les grands créateurs des autres, c’est que, à partir de la réalité, ils élaborent des modèles plus prégnants que celle-ci en nous la faisant comprendre et ressentir comme jamais auparavant. Essayez d’imaginer un gamin de Paris des années 1830 sans penser à Gavroche. Essayez de vous représenter Mozart sans vous remémorer celui d’Amadeus et son rire jamais envisagé jusque là. Le “ Guernica ” de Picasso occulte la vraie ville dont on ne sait, en fait, pas grand chose. Quant à Emma Bovary, elle écrase votre cousine rêveuse.

Dans 1984, Orwell invente un monde et sa langue officielle, la Novlangue (Newspeak). Elle a ceci de particulier qu’elle est conçue pour mourir, Orwell partant du principe que, plus on élimine des mots (on garde “ chaise ” et on supprime “ fauteuil ” “ tabouret ”), plus on réduit leur champ sémantique (“ liberté ” n’est utilisé que dans des phrases comme « j’ai la liberté de choisir entre des pommes de terre et du chou »), plus on réduit une pensée qui devient sans cesse davantage binaire, manichéenne.

Cette invention n’est pas arrivée comme un cheveu sur la soupe dans la vie d’Orwell et sa carrière d’écrivain et de journaliste. Il connaissait sept langues étrangères : le latin et le grec, qu’il avait très bien maîtrisés dans son école privée, le français, qu’il pratiquait avec aisance (il lisait Villon dans le texte, et lorsqu’il enseigna le français dans une école secondaire pendant quelques mois, ses cours se déroulaient entièrement dans la langue), l’hindustani, l’ourdou (deux versions d’une même langue) et le birman, appris lors de son séjour de cinq ans dans la police impériale, le castillan et le catalan, assimilés au contact des Républicains durant la guerre civile. Avant de créer la Novlangue, il s’intéressa, de 1942 à 1944, au Basic English du linguiste Charles Kay Ogden avant d’écarter l’utilisation d’une langue artificielle : il trouvait contre-culturelle une langue fabriquée – simplifiée ou pas – à vocation universelle. Mais il est clair que ce Basic English fut une source d’inspiration pour la Novlangue. Enfin, il avait des notions d’esperanto, que parlait couramment une de ses tantes, mais il s’en méfiait en tant que langue factice (« Les langues ne se peuvent se développer que lentement, comme des fleurs », disait-il).

Bien avant 1984, les premiers livres d’Orwell avaient révélé son grand intérêt pour les questions de langue. Dans la dèche à Paris et à Londres, une autofiction de 1933, montre qu’Orwell s’engoue pour les lois sociales de construction du langage. Tragédie birmane (1934) présente la Birmanie comme une société multilingue, les colons empêchant les autochtones d’apprendre l’anglais dans toutes ses finesses et les contraignant à l’utilisation d’un pidgin. Dans Une fille de pasteur (1935), Orwell reproduit, en s’inspirant de Joyce, un dialogue de théâtre entre les miséreux et la fille du pasteur. Dans Le quai de Wigan (1937), ce magistral essai devenu classique sur le monde des mineurs de charbon dans les années trente, Orwell offre quelques exemples d’anglais du Lancashire et du Yorkshire. Dans La Catalogne libre (1938), il utilise sa connaissance du catalan et du castillan. Dans Un peu d’air frais (1939), il présente les variétés de l’anglais selon les classes et commence à dénoncer ce qu’il appelle le “ jargon ” des hommes politiques. Etrangement, peut-être, la dictature de La ferme des animaux ne connaît pas de problèmes langagiers.

Toute la réflexion d’Orwell sur la langue repose sur une idée-force, que la linguistique récusait déjà à son époque, selon laquelle les mots sont autonomes par rapport à la pensée. Et il lui a échappé, comme le proposait fortement Roman Jakobson, que « de même qu’en peinture la géométrie se superpose à la couleur, la puissance d’abstraction de la pensée humaine surimpose des figures grammaticales au mot. » Il affirme pour sa part que la pensée est tellement dépendante des mots que ceux-ci peuvent régir celle-là. Il croit que parler c’est choisir des mots en toute souveraineté, ignorant qu’on ne saurait conceptualiser sans l’appui du langage. Comment dire “ la glace ” en bambara, langue de contrées où il fait trente degrés toute l’année ? En contradiction totale avec le concept d’arbitrarité du signe (voir comment le coq chante en anglais, en espagnol, en allemand, en français et en chinois), il suppose une corrélation entre le sens d’un mot et sa configuration sonore. Dans le monde de 1984, des fonctionnaires de la langue suppriment des mots du dictionnaire et confèrent aux vocables épargnés un sens unique, ce qui n’est pas soutenable dans la mesure où la pensée et les mots n’existent pas dans des sphères distinctes, Orwell pensant peut-être qu’à un mot pourrait correspondre automatiquement une seule pensée.

Dans ses essais majeurs sur la langue comme “ La politique et la langue anglaise ”, il estime que la langue dégénère quand elle sert le discours politique. Il s’inscrit dès lors dans la tradition idéaliste : « Bien écrire ou bien parler est un art. » Ecrire en anglais, c’est « se battre contre le flou, l’obscurité, les pièges tendus par les adjectifs décoratifs et les empiètements du latin et du grec ». Revendiquant son anglicité, Orwell préférait les mots d’origine saxonne aux mots d’origine franco-latine : freedom à liberty, brotherhood à fraternity, tout en sachant que plus de la moitié des mots de l’anglais venaient du français et de latin. A de nombreuses reprises, il décrit sa langue comme « défigurée », « violentée ».

Mais, à sa manière, Orwell a repris l’idéal de Boileau selon lequel ce qui se conçoit bien s’énonce clairement : « Une prose de qualité est transparente comme une vitre ». Ce cristal lui était nécessaire pour mieux faire passer la réalité confuse, violente et terrorisante. Stylistiquement parlant, sa plus grande réussite aura été de faire croire qu’il écrivait “ naturellement ” dans la langue parlée d’un anglais éduqué. D’où son obsession de ne pas pouvoir glisser « la lame d’un couteau métaphorique » entre les mots et le sens. Sa règle – pas toujours applicable – était que le sens décide du mot. Il s’efforça toujours, cela dit, de faire coïncider la forme et le fond.

Pour Orwell, les différences langagières étaient régies par les antagonismes de classe. Les classes éduquées ayant perdu le contact avec le monde ouvrier, il urgeait que les prolétaires redonnent du souffle à la langue anémiée de la classe dirigeante. Son idéalisme l’amena à proposer, pour que les accents régionaux ne disparaissent pas (ils sont toujours bien présents aujourd’hui), un accent « national » (pas le sien, lui l’ancien élève d’Eton), un « cockney modifié » ou alors un des accents du Nord. Mais dans 1984, non seulement les Proles ne régénèrent pas la langue du Parti intérieur, mais il n’existe aucun phénomène de contact entre leur langue et celle des maîtres.

Bien que polyglotte, Orwell n’affectionnait pas les emprunts entre langues. Il n’admit jamais que, si le vocabulaire anglais était très riche, c’est justement parce que la langue anglaise avait deux racines principales. De plus, alors que dans 1984 chaque continent possède une seule langue officielle, Orwell n’a rien écrit sur un fait déjà bien présent à son époque : le nouveau statut de l’anglais en tant que première langue véhiculaire mondiale. Conscient de la fin de la suprématie de l’Angleterre en tant que puissance planétaire, il redoutait le contact avec la culture d’outre-Atlantique. Plutôt conservateur en matière langagière, il n’en a pas moins créé de nombreux néologismes. Par exemple la “ nancytude ” (tapettitude), la “ scotchification ” (de l’Angleterre) (écossification), “ sub-faecal ” (sous-fécal), la “ blimpocracy ” (culotte de peaucratie). Bien que jungien, Orwell n’avait pas perçu que l’inconscient était structuré comme un langage. Il voyait dans les mots une substance pâteuse, fuyant indéfiniment devant les réalités de la pensée (« Quelqu’un a-t-il jamais écrit une lettre d’amour dans laquelle il a exprimé exactement ce qu’il voulait dire ? »). D’où cette proposition d’inventer des nouveaux mots (ou des mots neufs), aussi tranquillement que s’il s’agissait de « pièces pour moteur d’auto ». Mais il n’a pas pu (ou n’a pas eu le temps) de réfléchir à ses propres maniérismes. Il abusait d’adverbes de fréquences (“ rarement ”, “ toujours ”) parce qu’il avait tendance à généraliser. Il utilisait souvent la préposition “ comme ”, des adjectifs comme “ différent ”, “ identique ”, des verbes comme “ comparer ” parce qu’il pensait très souvent de manière analogique. Il s’efforça, cela dit, de s’imposer une hygiène d’écriture consistant, par exemple, à éviter les métaphores rebattues (pas une seule dans La ferme des animaux). Et il proposa cinq règles de bonne écriture et une sixième dirimante, dont il n’est pas stupide de s’inspirer, même si elles trahissent son souci névrotique de propreté :

Ne jamais utiliser une métaphore déjà vue sous la plume d’un autre.
Ne jamais utiliser un mot long quand un court fait l’affaire.
Supprimer un mot lorsqu’il est possible de le supprimer.
Ne pas utiliser la voix passive [beaucoup plus fréquente en anglais qu’en français] quand l’actif convient.
Ne jamais utiliser une expression étrangère, un mot scientifique ou du jargon s’il existe un équivalent en anglais de tous les jours.
Ne pas appliquer ces règles dès lors que le résultat est franchement malsonnant.

Dans 1984, le statut de la langue n’est pas toujours très cohérent. Un seul personnage (membre du Parti Extérieur) parle naturellement en Novlangue. Les enfants de Mrs Parson, pourtant militant zélés de la Ligue de la Jeunesse, s’expriment en anglais ordinaire. Orwell a toujours pensé que le manque de démocratie ou la dictature du prolétariat aggraveraient les antagonismes de classe. Aux trois classes d’Océania correspond une organisation linguistique gouvernée par le chiffre trois. Dans le Parti Intérieur, la Novlangue est censée être la norme ; dans le Parti Extérieur, elle se diffuse progressivement ; elle est inconnue des Proles qui parlent cockney, un idiome qui est d’avantage une recréation orwellienne que du cockney authentique. La Novlangue n’est pas généralisée dans le roman parce que le livre n’est pas une prophétie mais une satire dystopique. Elle ne peut être parlée par des personnages qui ressemblent aux gens qu’Orwell a côtoyés sa vie durant. A la fin du roman, Orwell estime que la Novlangue ne sera pas utilisé par tous avant 2050, malgré les moyens de coercition considérables dont dispose le système. Ce qui semble peut-être le plus pertinent dans la création de la Novlangue, c’est cette idée, aujourd’hui banale, qu’un discours officiel peut fort bien parler pour ne rien dire. Nous sommes en effet dans la destruction du sens. Le personnel politique étasunien a atteint cet idéal : souvenons-nous de Reagan se contenant de murmurer devant ses supporters « Read my lips » ou Hillary Clinton proposant un petit jappement chaque fois que Donald Trump proférerait un ânerie. Orwell postule par ailleurs que la langue fait naître la faute, le sentiment de culpabilité, notion que reprendra plus tard Roland Barthes expliquant que le fascisme n’empêche pas de dire mais oblige à dire.

L’écrivain au style translucide qu’était Orwell avait senti dans les années trente que la langue ne serait plus jamais un moyen de communication innocent. Winston finissait par “ aimer ” Big Brother parce que le mot “ amour ”, tout en ayant perdu sa signification d’origine, existait toujours bel et bien sous son horrible travestissement. Cratyle, dans le dialogue de Platon, avait décidé de se taire (« si des noms sont mal établis, ils ne sont plus que des éclats de voix »). Orwell choisit de travailler la simplicité de son expression (pour ceux dont l’anglais n’est pas la langue maternelle, il est l’un des auteurs les plus faciles à lire) et de renforcer le pouvoir de ses propres mots.

FIN

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