« J’ai vécu à l’intérieur du monstre , je connais ses entrailles et ma fronde est celle de David ». Chaque Cubain peut vous réciter par cœur ce passage de la lettre que, le 18 mai 1895, depuis le campamento de Dos Rios, José Marti écrivait à son ami Mexicain, la dernière puisqu’il fut tué le lendemain par les troupes espagnoles : « Tous les jours, je cours le danger de donner ma vie pour mon pays, pour le devoir d’empêcher à temps que, avec l’indépendance de Cuba, les États-Unis ne s’étendent sur les Antilles et ne tombent avec une force redoublée sur nos terres d’Amérique. Tout ce que je ferai, tout ce qu’ai fait jusqu’ici, c’est pour cela. Cela a du se faire en silence... »
David contre Goliath, le symbole est toujours d’actualité.
GOLIATH : L’HEGEMONIE INDISPENSABLE A LA SECURITE NATIONALE ?
La visite de Barak Obama à Cuba (20- 22 mars) est la première depuis celle qu’effectua Calvin Coolidge, arrivé en mai 1928, à bord d’un croiseur de guerre. Deux voyages en 88 ans, alors que 90 milles seulement séparent les deux pays.
En fin de mandat, le pragmatique Obama qui a reconnu l’échec du blocus, posera pour la postérité. Le président qui totalise le plus grand nombre d’interventions à l’étranger entend redorer son blason de Nobel de la paix. En décembre dernier, lors de son discours sur l’état de la nation, il l’ illustrait en ces termes : « Les Nations Unies d’Amérique sont la nation la plus puissante de la terre. A l’échelle mondiale, notre budget militaire est supérieur au total de ceux des huit autres grands pays. Nos troupes sont les meilleures forces de combat de l’histoire » Il a revendiqué l’hégémonie de l’empire en termes de sécurité intérieure : « Être leaders au 21 ème siècle signifie utiliser la force militaire et mobiliser le monde pour les causes justes. Cela signifie traiter l’assistance à l’étranger comme part de notre sécurité nationale et non comme un bienfait ». (1)
Le président a réaffirmé les raisons du changement de politique vis à vis de Cuba : « Cinquante ans d’isolement n’ont pas servi à promouvoir la démocratie et nous ont entravés en Amérique Latine. C’est pour cela que nous avons rétabli les relations diplomatiques, ouvert les portes des voyages et du commerce et nous sommes positionnés en vue d’améliorer la vie du peuple cubain. Vous voulez consolider notre position de leaders et notre crédibilité dans l’hémisphère ? Reconnaissez que la guerre froide est terminée, levez l’embargo ».
En décembre 2014, quelques jours après l’annonce du rétablissement des relations, Obama s’exprimait plus crument : « Nous allons nous trouver dans de meilleures conditions pour exercer notre influence et utiliser aussi bien la carotte que le bâton ». Son langage est plus diplomatique mais le but demeure : renverser la révolution. Il ne cesse d’expliquer que la fin justifie un changement des moyens. (2)
SEPARER PEUPLE ET GOUVERNEMENT
Le troisième volet de mesures, annoncé avant la visite, autorise certaines transactions financières de Cuba en dollars. Il rend possible les visites individuelles des professions autorisées mais elles devront être consacrées « à temps complet à des activités éducatives destinées à améliorer le contact avec le peuple cubain, à appuyer la société civile, à promouvoir l’indépendance du peuple cubain vis à vis des autorités ». Les visiteurs « ne devront pas passer l’essentiel de leur temps en compagnie de certains fonctionnaires du gouvernement ou du parti communiste ». Ils sont priés d’en « conserver les preuves ». (3)
Par le dé-tricotage lent du blocus, calculé à la mesure près afin de fortifier et rallier l’émergent secteur libre de l’économie, par le financement soutenu de l’opposition interne, par la séduction de l’American way of life et de ses valeurs consuméristes, le but suprême reste de creuser un fossé entre le peuple et le gouvernement cubain. Et si des troubles éclataient à La Havane, cela menacerait bien sûr « la sécurité intérieure des États-Unis » . Un prétexte à l’intervention « humanitaire » de « la plus puissante armée du monde » ?
Obama sillonnera les rues de La vieille Havane, habituées à voir ses gouvernants circuler sans escorte blindée. Prendra-t-il le temps de remarquer qu’à la place des affiches publicitaires, ce sont des reproductions géantes des tableaux du Prado qui s’affichent sur les grilles du château de la Force ? (4)
Il a prévu de recevoir ses mercenaires qui se disputent la manne de millions de dollars, versés par les contribuables étasuniens. Le discours qu’il doit prononcer au théâtre Alicia Alonso, diffusé en direct par la télévision, est très attendu. « Chacun se fera son opinion » a déclaré le ministre des affaires étrangères de Cuba.
Le séjour d’Obama sera clôturé par sa présence au match de base-ball entre l’équipe des Grandes Ligues Tampa Bay Rays et la sélection des « peloteros »cubains. Dans la guerre idéologique, tout est munition, tous les symboles sont bons, comme dans le cochon.
Le président s’envolera ensuite vers l’Argentine où le président Macri gouverne par décrets, licencie les fonctionnaires à tour de bras, livre à nouveau le pays aux fonds vautour. Un allié de poids pour récupérer l’hégémonie perdue.
L’Administration tente d’utiliser Cuba comme carte de visite pour retrouver la crédibilité perdue et teste l’effet carotte auprès du gouvernement cubain. C’est ainsi que le président a renouvelé, début mars, le décret qui définit le Venezuela comme « menace de
sécurité intérieure », s’attirant illico la condamnation du gouvernement de La Havane. Et pour que les choses soient claires, Nicolas Maduro, président du Venezuela, a effectué une visite à la Havane pour y renouveler l’accord de coopération entre les deux pays. Deux jours avant l’arrivée d’Obama...
DAVID : CELA S’EST FAIT EN SILENCE
C’est une île de 11 millions d’habitants qui reçoit le gouvernant du géant du nord. Une paillette dans l’océan. Minuscule du strict point de vue de la puissance économique.
Ses revenus sont issus du sucre, du nickel, du tourisme, des biotechnologies, de ses prestations à l’étranger en matière de santé, d’éducation. De quoi est faite la fronde de David ?
Cuba est le pays qui est passé de la colonie espagnole à la néo-colonie étasunienne et de là à la révolution socialiste. Au début des guerres d’indépendance, les premiers rebelles disaient « faisons la guerre à l’Espagnol, les Cubains et les esclaves ». C’est dans cette lutte qui lie libération nationale et construction du socialisme que le peuple cubain s’est inventé.
Depuis José Marti qui vécut aux États-Unis, envoyant articles et pamphlets aux journaux du continent - prévenant du grand danger que les années suivantes ne cessèrent tragiquement de confirmer - ce peuple connaît et ne cesse d’étudier son voisin. Les délégations qui se succèdent, députés et gouverneurs, industriels et hommes d’affaire, spécialistes et experts en tous genres ont fait le même constat que les fonctionnaires à la table des négociations : leurs interlocuteurs ont une connaissance fine des États-Unis et manient leur langue mieux qu’ils ne manient eux mêmes l’espagnol. Les blagues sur le sujet courent La Havane.
La petite île des Caraïbes, que le journal Le Monde et son homologue El Pais de Madrid qualifient de « dernière dictature communiste », « goulag tropical, enfer des Droits de l’Homme » (sous les yeux de 3 millions de touristes hypnotisés), s’est acquis un prestige mondial et a conquis dans l’agenda diplomatique une place qui ridiculise ses détracteurs. « En silencio ha tenido que ser ». Cela a du se faire en silence.
La presse mondiale s’était bien gardée, en juillet 1991, d’informer les lecteurs de la première visite officielle de Nelson Mandela, réservée à Cuba. Dans son discours à Matanzas, il remerciait la petite île qui avait envoyé ses troupes, à 15 000 kilomètres de ses côtes, pour affronter l’armée de Pretoria. Leur victoire à Cuito Cuanavale que Madiba apprit en prison, sonna le glas du régime de l’apartheid. Nelson Mandela déclarait :« Le peuple cubain occupe une place spéciale dans le cœur des peuples d’Afrique ( …) Nous sommes habitués à être victimes d’autres pays qui veulent occuper notre territoire , annexer notre souveraineté. Dans notre histoire , il n’existe pas d’autre exemple d’un peuple qui se soit levé pour nous aider à nous défendre » (…..) Les principes et le désintérêt qui caractérisent la contribution des internationalistes cubains à l’indépendance, la liberté et la justice en Afrique, n’ont pas d’équivalent ».
La première poignée de mains entre les présidents Cubain et Étasunien eut lieu lors des obsèques de Mandela. Auparavant, l’hélicoptère du président des États Unis avait indécemment survolé l’hôpital où était soigné Madiba. A ses obsèques, le gouvernement Sud-Africain donna la parole aux deux chefs d’État : à cet endroit là, à ce moment là, qu’il le veuille ou pas, Obama pouvait-il refuser la main tendue de Raul Castro ?
CAPITALE DE LA PAIX ?
Les acquis sociaux de Cuba, l’un des piliers de la révolution, sont reconnus par le monde entier. L’ONU ne cesse de saluer ses résultats en matière de santé, d’éducation, d’espérance de vie, de mortalité infantile, d’égalité entre hommes et femmes.
En matière de mortalité infantile, le pays occupe le 1er rang des Amériques se situant parmi les vingt pays enregistrant le taux le plus bas (4,6 sur 1000 naissances). Il est aussi le premier à avoir éradiqué la transmission du VIH de la mère à l’enfant. Il figure au 33 ème rang mondial en matière d’espérance de vie (79 ans). Selon le programme des Nations Unies pour le développement, l’île arrive en 67ème place (sur 188) dans le groupe des pays à indice de développement élevé (espérance de vie, niveau d’éducation, revenu national brut par habitant).
La Commission économique pour l’Amérique Latine et les Caraïbes de L’ONU (Cepal) a salué la politique de l’État cubain en faveur des femmes. 65% d’entre elles sont diplômées du supérieur. Elles occupent 46% des postes de direction dans l’économie, 13 sièges au Conseil d’État (sur 31), 8 des 34 ministres sont des femmes, elles président 10 des 15 assemblées provinciales. Le principe travail égal salaire égal est inscrit dans la loi. Le nombre de députées place Cuba au 3ème rang mondial.
Ces résultats ont compté dans le vote de l’Assemblée générale de L’ONU où la condamnation du blocus est passée de 59 votes (1992) à 188 (2014) puis à 191 l’an dernier, isolant comme jamais les États-Unis et leur allié Israélien. Entre temps, il y avait eu l’épidémie Ebola et les titres du monde entier relevant l’envoi des médecins internationalistes de Cuba, seul pays à envoyer des médecins au nom de l’État et des valeurs qu’il défend.
Pendant les dures années 90, celles de la pénurie et de l’isolement de « la période spéciale », dans l’indifférence du monde, l’’ignorance crasse de nos dirigeants, la diplomatie cubaine a patiemment tissé les liens avec les gouvernements progressistes du continent. Des années d’un travail intense qui ont usé la santé de Fidel.
« Si vous voulez les remettre à leur place ( les USA) établissez des relations avec nous » :
La première visite des présidents démocratiquement élus fut réservée à La Havane. Avec le président Chavez, Fidel Castro a œuvré à l’intégration latino-américaine. La création de l’Alliance bolivarienne (Alba), du Mercosur, de l’Unasur, entérinèrent l’échec de l’Alena, le traité de libre commerce de Bush qui dans sa mouture actuelle (Nafta) ne compte que les USA, le Canada et le Mexique.
Dorénavant réintégrée au sein de l’Organisation des États américains (OEA), Cuba est aussi membre de la Celac (Assemblée des États d’Amérique Latine et des Caraïbes de l’ensemble du continent sans l’ Amérique du Nord.) Les trente trois gouvernants de cette organisation (au troisième rang mondial pour la puissance économique, la production d’énergie et d’aliments) ont décrété le continent « zone de paix » lors de leur sommet à La Havane en janvier 2014.
C’est à Cuba, autre symbole, que se déroulent les négociations entre le gouvernement Colombien et les FARC, la plus ancienne guérilla du continent. En 1992, c’est à New-York et sous l’égide de L’ONU que la guérilla du Front Farabundo Marti de Libération Nationale (FMLN) et le gouvernement salvadorien avaient négocié la paix. Les capitales diplomatiques se déplacent.
« Si cela continue, Cuba va devenir la capitale de la paix » a souligné le pape François après sa rencontre à la Havane avec le patriarche Cyrille. Presque un millénaire séparait les églises d’orient et d’occident depuis le schisme de 1054. Dans leur déclaration commune les deux chefs religieux se sont engagés à « œuvrer pour la paix, afin que la vie humaine soit respectée dans le monde entier ».
Nos médias, toujours prompts à commenter l’événementiel, sont avares de « papiers de fond » qui éclairent le chemin et les succès obtenus. Peu d’information sur le séjour, début mars, de la représentante de l’Union Européenne venue sur l’ile mettre fin à « la position commune » qui isolait Cuba « au nom des Droits de l’Homme ». Les déclarations de l’époque, ne mériteraient-elles pas d’être rappelées alors que l’UE paye et fait risette au champion Erdogan pour servir de pays de réserve aux migrants ? Quand Hollande décerne la légion d’honneur en catimini au prince héritier saoudien, le ministre de l’intérieur responsable de l’exécution de 49 condamnations à morts depuis le début de l’année, de la condamnation à mille coups de fouet au blogueur Raif Badawi emprisonné depuis 2012 ?
PAYS EN CHANTIER , PEUPLE ENTIER
C’est un pays en chantier, un peuple au travail, que le président des États-Unis va rencontrer. Les défis sont immenses. En avril, le Congrès du parti communiste va se pencher sur le résultat des premières mesures d’actualisation de l’économie. Comment construire une société socialiste prospère et durable ? Pas de modèle, tout est à inventer et les questions s’accumulent : Quelles réformes structurelles ? comment rendre rentables les entreprises d’état ? Jusqu’où autoriser l’émergence du secteur libre (cuentapropistas) ? Comment articuler secteur d’état, entrepreneurs à compte propre et entreprises à participation étrangère ? Comment diversifier l’économie pour réduire la place du tourisme et devenir auto-suffisant en matière alimentaire ? Lutter contre les inégalités qui se développent ? Régler le problème de la double monnaie ? Normaliser les relations avec le FMI sans passer sous sa férule ? Comment résister au modèle consumériste ?
Le génie cubain qui a accueilli et métabolisé tout ce qui lui venait de l’étranger, métissant Indiens, Européens, Africains, Chinois, Libanais, en même temps que leurs recettes de cuisine ( l’igname des uns, le riz des autres, la pomme de terre du Pérou et les fromages de France ), amalgamant joyeusement leurs cultures et leurs musiques pour écrire sa propre chanson, a bien du pain sur la planche.
Toutes les professions sont convoquées à ce travail dont l’enjeu est la survie de la révolution, le maintien de l’indépendance nationale et de l’identité cubaine.
Il ne suffit pas que le gouvernement tienne la fronde. Son efficacité dépend du peuple frondeur. « Un pueblo entero » dit-on à Cuba, un peuple entier. S’interroger sur le système du parti unique pour évaluer le degré de démocratie à Cuba devrait prendre en compte le rôle des organisations de masse qui impulsent la participation citoyenne : Les Comités de Défense de la Révolution ( 8 millions de personnes), la Centrale des Travailleurs Cubains ( 3 289 000 syndiqués ), la Fédération des Femmes Cubaines ( 4 millions d’affiliées), le système de la Défense Civile qui s’appuie sur la mobilisation populaire dans tous les cas de danger et de catastrophe naturelle. La démocratie a été inventée par la Grèce antique mais le régime des partis date des révolutions bourgeoises. Son efficacité, aux États-Unis comme en Europe, l’autorise-t-elle à se présenter comme la forme achevée de la démocratie ?
Anticipant la promenade du président étasunien dans la vieille ville, l’un des salariés étasuniens soutient dans une interview au Monde que « Obama est plus populaire que Fidel et Raul Castro ». Un débat a récemment opposé les blogueurs de la Pupila Insomne et ceux de « el toque Cuba ». Ces derniers se demandaient s’ils pourraient manifester contre Obama lors de sa présence à Cuba. Vu d’Europe, on pourrait croire en leurs motivations s’ils n’étaient financés par des subsides étrangers. Dans sa réponse aux « super révolutionnaires », Iroel Sanchez, administrateur de la Pupila insomne, rappelaient le discours de Fidel Castro avant la visite du pape Jean Paul II : « Nous voulons les places pleines. Et que personne ne crie de slogan politique, ne brandisse une seule pancarte. Aucune provocation. ( ….) Rien n’est comparable à la présence du peuple. Et que les chaînes de télévision transmettent dans le monde entier cette image de l’unité cubaine. Gagnons en cela une médaille olympique, une médaille d’or. Une révolution capable de cela est une révolution invincible, un peuple qui peut faire cela est un peuple invincible ».
La révolution cubaine va avoir 58 ans, vécus en état d’urgence et de mobilisation populaire permanente, raison pour laquelle l’armée n’a jamais eu besoin de sillonner les rues - suivez mon regard- même quand les bombes de Miami pulvérisaient en vol un avion de Cubana, même quand elles éclataient dans les hôtels du tourisme. Il a triomphé de 54 ans de blocus. Son gouvernement a rappelé la longue liste des mesures attendues pour y mettre totalement, définitivement, fin. Mais, quand ce dimanche après midi, Obama atterrira à l’aéroport José Marti, c’est l’une de ces victoires que l’Humanité et tous ses combattants gravent en mémoire, que célébreront ensemble « un peuple entier », son gouvernement, son parti communiste.
Maïté Pinero