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François Ruffin : « Camping est un bon film politique »

François Ruffin a plusieurs casquettes, bien qu’il ne quitte plus celle qu’il porte en ce moment, affichant fièrement un étonnant « I ♡ Bernard » (Arnault, soit la première fortune française) : reporter à la radio, journaliste dans la presse, fondateur du périodique Fakir, essayiste et, depuis peu, réalisateur. Nous le retrouvons dans une brasserie, exténué, au terme d’une « tournée sac à dos » visant à présenter Merci patron ! aux quatre coins du pays. Nous commandons des bières et parlons cinéma, journalisme, peau de lapin et front des gauches. [Revue Ballast]

Vous vous refusez à employer des termes comme « capitalisme financier » ou « système ». Vous préférez personnifier le combat et donner « un nom, une adresse » à vos adversaires, comme vous le faites avec Bernard Arnault dans Merci patron !. Pourquoi ?

Peut-être parce que je suis incapable de vivre dans des abstractions. C’est un défaut que j’ai ; une faiblesse, même. J’étais assez fort en maths, notamment en probabilités, tant que ça restait appliqué à des exemples concrets, tant que ça ne devenait pas des probabilités où il était impossible de s’appuyer sur des contenus. J’ai une faible capacité de conceptualisation sur le plan théorique mais, finalement, j’ai fait de cette faiblesse une force. Dans la gauche, beaucoup de monde est capable de conceptualiser et de se balader dans des généralités ; j’ai, pour ma part, d’abord fait des reportages. Je donne corps… J’aime les romans, j’en suis un grand lecteur – et le roman, c’est donner corps à des idées, c’est donner de la chair. Ce n’est d’ailleurs pas seulement l’adversaire que j’aime personnifier : il y aussi ceux pour qui on lutte. Dans le film, il y a des adversaires qui ont un visage, mais il y a aussi les Klur qui en ont un. Il y a une famille. La pauvreté et les travailleurs sont incarnés tout comme l’est l’adversaire. Même s’ils sont là comme représentants d’une classe. J’ai fait des formations sur l’éducation et sur la fabrication de journaux militants ; quand je les lisais, c’était : « précarité, « précarisation » « néo-précariat »... Je leur disais : « Est-ce que vous ne pourriez pas nous dire, par exemple, qu’une fille de votre lycée est passée par un contrat économique d’insertion ? Ou faire un portrait ? » Ils répondaient : « Non, c’est vrai, on ne sait pas faire. » C’est un gros problème, car les gens auront davantage envie de se mobiliser pour les Klur que contre la « précarité » en général. Pour ma part, me bagarrer contre le « libéralisme », ça ne me motive pas tellement.

Dans Les Petits soldats du journalisme, vous dénoncez l’incapacité de cette profession à retranscrire une réalité sociale et géographique différente de celle qui domine dans les médias, même si cette réalité est majoritaire. Cette incapacité traduirait un profond « accord au monde ». Alors que vous vous décrivez comme appartenant à la « petite bourgeoisie intellectuelle », comment faites-vous pour préserver votre désaccord au monde ?

Être conscient de son milieu social est une première manière de résister à la pente dans laquelle on se trouve. Si on est inconscient de la classe à laquelle on appartient et de tout ce qui nous sépare de la culture prolétaire – rapport au bricolage, au football, etc. –, on sera incapable de faire ce pas vers l’autre. Ayant cette conscience, je m’efforce de la donner à tous ceux qui passent par Fakir, en disant : voilà qui on est. On est des petits bourgeois blancs, mâles, souvent, et ce n’est pas une raison pour se fouetter : c’en est une pour chercher, à chaque fois que c’est possible, un point d’appui solide afin de rentrer en contact avec une autre classe, pour raconter des histoires extérieures à notre monde. Il faut aussi avoir une certaine résistance à ne pas rendre compte, en permanence, des problèmes des profs et des éducateurs, sinon on fait un journal qui parle des profs et des éducateurs, écrit par quelqu’un qui est proche des profs et des éducateurs, pour les profs et les éducateurs (je suis entouré de gens de ces profils !). La vraie satisfaction de mon film, c’est qu’il va du populo aux intellos. Des pans du mouvement ouvrier et de la CGT viennent voir les projections et s’y reconnaissent ! Tout ceci constituera un point d’appui pour raconter d’autres histoires.

Vous racontez souvent celles de gens anonymes, croisés ici et là, sur une route ou ailleurs...

Oui. Je me souviens d’une Lauréline que j’ai prise en stop et qui m’a raconté son ordinaire, quand elle va bosser chez Cora et qu’elle a du mal à survivre. Elle n’a même pas vingt-cinq ans. Ces histoires, c’est le quotidien de la plupart des gens, mais on ne les entend qu’exceptionnellement dans notre milieu. On ne les trouve jamais dans un journal.

Avec Fakir, vous tâchez de ne pas être de simples « pompiers du social » mais d’interroger les causes macroéconomiques de la violence qui s’abat sur les salariés. Vous incriminez le libre-échange, la dette ou l’euro. Vous vous inscrivez toutefois dans une forme de social-démocratie assez institutionnelle, type Front de gauche : est-ce par souci pragmatique ou vous sentez-vous héritier de cette tradition ?

J’ai toujours le même souci : je suis incapable de généraliser. Je ne sais pas ce que je veux de manière idéale, j’ignore mon horizon lointain : l’émancipation, la justice, l’égalité ? Je n’ai pas de « grande vision » tant je suis pris dans cet ordinaire, celui des classes populaires qui galèrent. Nous sommes pris dans un sentiment d’impuissance et de résignation. Parvenir à en sortir un petit peu, en arrivant à faire part aux gens de ce sentiment, c’est déjà pas mal. Comment imaginer la société idéale ? On en est tellement loin que j’ai du mal à faire cette démarche ! Il y a tellement de textes théoriques qui proposent ça et sont assez vains... Des gens me disent : « Écris un programme. » Mais je n’en ai rien à foutre ! La gauche sait pondre des programmes, elle en a pondu plein – et quand elle les met en œuvre, ne serait-ce qu’un petit peu, c’est déjà magique ! Alors « social-démocrate », je blague un peu avec ça. Je ne sais pas si je suis réellement un « révolutionnaire ». C’est facile d’être un révolutionnaire sans révolution. C’est à la fois facile et ça n’a pas de sens. Il y a une formule de Jean-Pierre Garnier, un vrai anarchiste, qui dit en gros : « J’aime bien Ruffin parce que je préfère les réformistes qui vont jusqu’au bout de leurs idées que les révolutionnaires en peau de lapin. » Je ne cherche pas à me payer de mots. Par contre, je pense que je suis capable, vu mon niveau d’exigence, de me donner pour que mes actes soient en conformité avec ce que je pense. De mouiller le maillot. Je n’ai pas envie de dire que je vais faire la révolution.

Dans votre livre sur le protectionnisme, vous prenez vos distances avec les courants internationalistes trotskystes (NPA, etc.). Vous n’êtes pas sans savoir que certains militants taxent Fakir, et vous-même, de « social-chauvinisme » : vieux débats inutiles ou fructueuses querelles politiques ?

Ça peut être utile. Quelle est l’échelle qu’on envisage pour la transformation ? Je ne peux, là, que me contenter d’une d’esquisse. L’échelle nationale reste l’échelle du temps politique. Croire que ça va se passer à l’échelle de la planète et qu’il y aura des révolutions synchronisées qui amèneront au renversement du capital, c’est impensable. Et même au niveau européen, les temps politiques ne sont pas synchronisés. Si on veut qu’il y ait des avancées sociales, fiscales ou environnementales, c’est impossible en économie ouverte – c’est l’une des démonstrations de mon bouquin. Et, au-delà, on ne peut rien faire sans fierté. Il faut une fierté de soi, une fierté de la communauté pour qu’on ait envie de faire quelque chose ensemble. C’est mon sentiment. Je me souviens qu’au Venezuela, les gens étaient vachement fiers le jour de certaines élections. Dans la queue devant les urnes, ils montraient le drapeau vénézuélien qu’ils portaient sur leur T-shirt. Et même sur leurs chaussettes, avec les trois bandes ! C’est indissociable pour comprendre ce qu’il s’est produit là-bas. La population parlait de la politique de son pays. Il ne peut pas y avoir de mouvement politique sans ça. La honte de soi n’est pas bénéfique – ce qui ne veut pas dire qu’il ne faut pas regarder en face les pages noires de notre Histoire. N’être en permanence que dans la honte de soi, renier ou ne pas s’appuyer sur toutes les belles périodes de l’histoire de France (pour parler de notre cas), dire qu’on n’est qu’un pays de merde avec une population de merde et des gens de merde, ce n’est pas ça qui permet de créer un collectif. Ça ne mène à rien. Si on veut que les gens d’une ville fassent des choses ensemble, il faut qu’ils aient une petite fierté d’appartenir à cette ville. Le premier pas vers l’action, c’est de nourrir la confiance en soi. Le drapeau français et La Marseillaise sont liés à notre Histoire ; ce sont deux symboles liés à des moments pour lesquels on doit éprouver une certaine fierté. Je n’ai pas envie, et je l’ai toujours dit, qu’ils passent sous la mainmise du Front national.

Vous associez une défense assez traditionnelle des salariés contre l’exploitation économique avec une ligne plus neuve de critique du mythe de la croissance et du productivisme. Avez-vous le sentiment que la jonction de ces différentes traditions est en train de devenir majoritaire dans les mouvements d’émancipation ?

Déjà : est-ce que ce mouvement existe, de nos jours ? On régresse. Le Front de gauche était déjà constitué quand nous n’étions pas encore au cœur de la crise – contrairement à l’Espagne, l’Italie, le Portugal et la Grèce. On avait bâti une force politique qui pouvait être le réceptacle d’une colère populaire, malgré toutes ses imperfections (le Front de gauche n’était pas protectionniste, etc.). Mais on ne chipote pas quand on s’engage. Je n’ai jamais été membre d’une organisation du Front de gauche, mais j’ai toujours considéré que j’étais un de leurs compagnons de route. Or, en Grèce ou en Espagne, ça a mis des années pour lancer Syriza et Podemos – et dans des situations sociales beaucoup plus dramatiques que la nôtre ! En France, on avait un temps d’avance, mais aujourd’hui, on en est à espérer que naisse un mouvement « citoyenniste » à la manière des « Indignés », c’est-à-dire un mouvement pré-Podemos ! Politiquement, c’est un net recul. J’appartiens à cette gauche mais j’en ai honte. J’étais fier qu’on soit aussi nombreux dans les rues durant la campagne de 2012 (ce n’est pas la figure de Mélenchon en soi qui compte), qu’on soit ensemble, qu’on porte quelque chose et qu’on pèse dans le pays. Je me souviens de ce financier – Nicolas Doisy – que j’avais interrogé le lendemain de la manif’ à Bastille, où il y avait eu cent mille personnes. Il m’a répondu : « Le programme de Hollande, on va le balayer. » À la fin de l’entretien, je lui ai dit : « Mais avec Mélenchon qui est donné à 15 % dans les sondages, avec la manif d’hier... Déjà que ça pose problème quand la Grèce bouge, alors si c’est la France... » Ça faisait plaisir de pouvoir, même un peu, leur faire peur. On n’a plus rien, là, on est lamentables… On avait au moins un lieu où on pouvait potentiellement discuter, c’est-à-dire un lieu où on pouvait faire avancer les gens. Quand je faisais des débats sur le protectionnisme, l’ambiance n’était pas la même au début et à la fin. J’ai vu l’idée avancer dans la gauche, dans notre gauche. Prenons l’écosocialisme : est-ce que ça progresse dans la gauche ? Il n’y a même pas un lieu où ça pourrait avancer ! Fakir se situe toujours là : où peut-on peser et sur quelles organisations ? Je me souviens d’une image de Mélenchon, qui disait : « Nous, on n’est qu’un moustique, mais si quelqu’un conduit une bagnole et qu’un moustique vient le piquer, hop ! ça fait dévier le volant ! » On n’est peut-être qu’un moustique, mais il faut trouver un endroit où piquer. On ne l’a plus, en dehors de la CGT.

Vous dites vouloir œuvrer à la jonction de trois pôles : le monde du travail (symbolisé en ce moment par les Goodyear), la jeunesse citoyenne et écologiste (Notre-Dame-des-Landes) et les intellectuels (vous prenez Lordon comme figure). Quelles pistes, pour lancer la machine ?

La mécanique sociale est un travail extrêmement compliqué. À la Bourse du Travail [le 23 février 2016, ndlr], j’ai essayé de les faire se rencontrer. Il y a eu la Confédération paysanne, les NDDL, Hervé Kempf, la CGT. Lordon était de la partie. C’est un début. Nous, à Amiens, avec « Le réveil des betteraves », on y arrive temporairement ; on a des organisations écologistes couplées à des mouvements ouvriers. Mais ce serait possible à un niveau national. Il faudrait pour ça des structures plus puissantes que Fakir pour appeler à cette convergence. On va se coordonner après la Bourse. Mais quand tu entends trois personnes d’affilée dire qu’il faut faire la grève générale, ça me gonfle. Je ne suis pas d’accord. C’est bien d’appeler à la grève générale et illimitée, mais quelles manettes tu as ?

En quoi la classe moyenne plus ou moins « intellectuelle » est-elle utile à votre démarche ?

Lénine disait : « Une situation pré-révolutionnaire éclate lorsque ceux d’en haut ne peuvent plus, ceux d’en bas ne veulent plus et ceux du milieu basculent avec ceux d’en bas. » Il y a un gros travail à faire sur la classe intermédiaire pour la faire basculer avec ceux d’en bas. Sans prétention, j’estime que c’est sur ce point que je suis le meilleur. Faire une jonction de classes. Avec Merci patron !, j’ai fait un film transclasse. Je me méfie de l’« éducation populaire » et des expressions où il y a « populaire » dedans. Je ne prétends pas faire quelque chose de « populaire » car, en général, il y a neuf chances sur dix pour que ça ne le soit pas du tout. Est-ce que le peuple a besoin d’être éduqué ? Peut-être, mais la petite bourgeoisie aussi. Depuis trente ans, nous vivons un grand moment de disjonction de classes ; la petite bourgeoisie s’est foutue de la manière dont vivaient les classes populaires. Elle leur faisait des bras d’honneur. Non seulement les classes populaires étaient dans la merde socialement, mais on leur a rajouté des stigmates politiques et culturels : le vote Front national, le béret, les boules de pétanque, la picole... Dans les années 1990, le vote FN était vraiment un vote populaire : c’était même un marqueur social de ne pas voter Front national, dans la petite bourgeoisie. Aujourd’hui, si on suit les analyses de Todd, le vote populaire pour le FN serait plutôt en résorption et le parti de Marine Le Pen gagnerait du terrain chez les profs. Le film Dupont-Lajoie est une incarnation de ce stigmate. Il est encore applaudi par des gens de gauche comme un grand film politique, de nos jours... L’histoire se passe dans les années 1970. Les classes populaires sont présentées à travers un patron de bistrot qui va tous les ans au camping, au même endroit. Le mec est con et raciste ; il viole une fille et dit que ce sont « les bougnoules » qui l’ont fait. La chasse aux « bougnoules » est menée dans le camping. Voilà la vision des classes populaires par un grand réalisateur de gauche ! En bon populiste, je préfère Camping. C’est un bon film politique. Et c’est l’inverse qui se produit : le bourgeois (Gérard Lanvin) arrive et c’est lui qui doit s’intégrer à la sociabilité populaire. Avant le film, j’avais fait un papier pro-camping, favorable à la sociabilité qui s’y crée, alors que la petite bourgeoisie qui tient les médias se moque de ce mode de vacances. Ce papier avait bien fonctionné et certaines personnes m’avaient dit avoir changé de regard sur les campings. Si un journal comme Fakir est sans doute essentiellement lu par la petite bourgeoise intellectuelle (mais je n’ai pas fait d’étude sociologique sur le sujet), on fait notre possible pour essayer de faire comprendre la manière de penser et de voter des classes populaires, même quand elle ne nous convient pas. Et comparé aux autres médias alternatifs, je pense qu’on a une bonne frange qui est plus populaire que les autres.

Toujours sur l’articulation des luttes : le combat pour l’égalité femmes-hommes est peu présent, sinon absent, dans vos écrits. Ce n’est pas mobilisateur, pour vous ?

J’en parle peu car il me semble que cette égalité va de soi. Fakir est un journal assez féministe, mais pas sur le plan théorique. Beaucoup de femmes y sont mises en valeur. Ceux qui écrivent sont surtout des hommes, c’est vrai. Mais il y a des articles sur l’histoire des droits des femmes ou sur le congé maternité. Nous allons voir les caissières d’Alberville, Marie-Hélène Bourlard (la syndicaliste de Merci Patron !), les samaritaines… La question ne s’est pas vraiment posée ainsi. Dans mes travaux, j’admets que je développe avant tout un regard de classe. C’est une bonne chose car c’est un regard qui n’est pas très couru dans la presse, mais ça l’est peut-être moins car il faudrait le combiner avec d’autres grilles de lecture.

Vous veillez, dans vos textes, dans Fakir ou dans Merci patron ! à faire œuvre de pédagogie, à écrire sans verbiage, à faire la part belle à l’humour. Pas besoin d’être un moine-soldat pour militer, alors ?

Je dis toujours que « militant » ne doit pas rimer avec « chiant » ! Pourquoi, dès qu’on voit un papier qui vend des pizzas, il nous fait tout de suite saliver alors que beaucoup de tracts sont moches ? Il faut être accessible et présenter des formats qui mettent en appétit de lecture ; le style, la narration, ce sont des choses importantes ! Avec Merci patron !, on a fait un film parce que le média populaire, désormais, c’est l’image. Ça ne veut pas dire que le journal ne soit pas nécessaire dans la bataille idéologique. Il construit un groupe et il amène des idées. Mais pour toucher de manière large, il faut l’image. Il serait nécessaire d’inventer une télé de gauche – mais il faudrait qu’elle ne soit pas chiante...

Mais de manière plus générale, jusqu’où l’humour est-il mobilisateur sur le terrain politique ? À quel moment verse-t-il dans la dérision ou le rire « Canal + », qui, eux, n’engagent à rien ?

L’humour n’est pas le cynisme. Le cynisme serait de décrire des injustices et de ne pas se mobiliser autour. Fakir n’est pas un journal de blagues, même s’il est narré sur un ton simple et ludique. C’est un journal d’action. Peut-être que nous rions de l’ordre du monde, mais nous invitons à sa transformation et nous y prenons part. Nous mettons régulièrement les mains dans le cambouis. Les revues, à gauche, ça ne manque pas. D’ailleurs, si on voulait réussir sur le plan éditorial, je pense qu’il faudrait créer une revue de droite… Il y a un public tellement large pour si peu de parutions ! Tandis qu’à gauche, pour huit mille militants, il y a huit mille revues ! (rires) Il faut pousser les revues de gauche à entrer dans la concrétude des choses, à ne pas rester dans la généralité et à aller voir l’adversaire autant que possible. Mon plaisir est d’aller voir l’adversaire. C’est d’abord parce que la mise en page et le style sont ludiques que les gens vont nous lire. Fakir n’est peut-être pas encore assez accessible (raison pour laquelle nous lançons une nouvelle version). Ensuite, il faut des possibilités d’action pour le lectorat. Pourquoi les gens liraient des papiers sur la Thaïlande s’ils n’ont aucun moyen de transformer l’ordre des choses ? Dans les années 1980, les réunions de cellule du Parti communiste commençaient par un point d’information, au niveau local, national puis international. À travers l’organisation PC, les gens avaient le sentiment de pouvoir peser, également, sur l’ordre international. Aujourd’hui, si on informe les gens mais qu’ils se sentent ensuite pris dans une fatalité, on ne peut pas les intéresser. J’essaie de montrer qu’il y a des pistes pour la transformation. Nous ne sommes pas seulement un journal de dénonciation, contrairement à beaucoup d’autres, qui ne font par là que pousser les gens à la résignation.

« Le journalisme dissident est un sport de combat, parfois. Mais le plus souvent, d’endurance », dites-vous. Malgré tous les échecs dont vous parlez dans vos livres (de plans sociaux en délocalisations), qu’est-ce qui, depuis la création de Fakir en 1999, alimente votre moteur personnel ?

Il y a d’abord un goût de l’aventure. Quand j’étais jeune, j’étais persuadé que j’allais m’ennuyer dans la vie, que je deviendrais prof et que ce serait terrible. Là, au moins, je ne m’ennuie pas. Il y a aussi des moments où j’ai un sentiment d’utilité. Dans le cas des Klur, c’est évident. Quand on est le nez sur une injustice qui n’est pas généralisable, cela donne une grande énergie. On se dit qu’on doit se battre, qu’on doit le faire et qu’on doit réussir. On tente des choses que l’on n’aurait pas tentées si cette injustice n’avait pas eu une voix et un visage. Quand on sait que des gens sont dans la merde et que la semaine prochaine, tout peut basculer pour eux, ça donne une grande vitalité pour agir.

Quand Michael Moore tente dans ses films « d’arrêter » les banquiers et les grands responsables des crises sociales aux États-Unis, il parle « d’arrestation citoyenne ». Avec l’idée que le citoyen lambda, s’il n’a pas de pouvoir judiciaire, dispose quant à lui du bon sens. Vous rejoignez cette démarche ?

Je suis vraiment un élève de Michael Moore. Même si j’ai parfois le sentiment qu’il est un peu seul... Il a du culot, mais moi, le culot m’est offert par les gens. Prenons mon invitation chez Europe 1, avec Jean-Michel Apathie : savoir que ces cinq minutes d’antenne ont été conquises par les gens qui se sont mobilisé sur les réseaux sociaux et qui, ensuite, se sont retrouvé devant les studios, ça m’a fait me sentir investi d’une mission. Là, le rapport de force s’est construit en amont de mon arrivée à la radio. De la même manière que pour les Klur : j’étais investi, ils m’avaient quasiment donné un pouvoir de représentativité. Je ne me représentais pas moi-même, François Ruffin. En tant que citoyen lambda, je suis quelqu’un de timide, mais, là, je parlais de l’injustice qu’ils subissaient. Un député est mandaté ; il y a quelques moments où j’ai le même sentiment.

»» http://www.revue-ballast.fr/francois-ruffin/
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